Face à l’urgence écologique, comment les étudiants « bifurqueurs » d’AgroParisTech ont rendu crédible une voie alternative
« Bravo les jeunes ! Merci de l’avoir dit avec autant de fracas, une autre voie est possible. » C’est l’un des e-mails dont Théophile Duchâteau se souvient le mieux, ému par « ce papy passé par AgroParisTech dans les années 1980 et devenu éleveur dans la foulée », tenant à les féliciter après l’immense bruit médiatique suscité par leur discours. Il est l’un des huit étudiants « bifurqueurs » montés sur scène, le 30 avril 2022, lors de la remise des diplômes annuelle de la prestigieuse école d’ingénieurs AgroParisTech, formant majoritairement des cadres et des ingénieurs du secteur agroalimentaire. Les huit camarades prononcèrent un discours de rupture, critique de leur formation et de ses débouchés qui poussent, selon eux, « à participer aux ravages environnementaux et sociaux en cours » en entretenant « une agro-industrie qui mène la guerre au vivant ».
Ce jour-là, ils invitèrent leur promotion et « tous ceux qui doutent » à s’en détourner, tout comme des concepts tels que les « énergies ou la croissance vertes », pour « bifurquer, déserter, avant d’être coincé par des obligations financières », et rejoindre des terrains de luttes écologiques et paysannes. Un cheminement qu’ils ont eux-mêmes entrepris, citant leurs expériences au sein de la zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), auprès du mouvement des Soulèvements de la Terre, ou encore en formation d’apiculture. Filmée, la séquence de sept minutes avait atterri sur les réseaux sociaux et généré, en quelques jours, plus de dix millions de vues, des tweets de personnalités politiques, bientôt des tribunes pleines d’empathie ou de sévérité à leur égard.
Si d’autres discours d’ingénieurs critiques de leur formation avaient déjà été prononcés, « celui-ci a une dimension historique, tant par sa portée médiatique que par sa rhétorique explicitement politique. Il a obligé nombre d’ingénieurs à se positionner sur les enjeux écologiques, c’est-à-dire à désigner des responsables et à identifier les stratégies pertinentes d’action », analyse Antoine Bouzin, ingénieur et doctorant en sociologie travaillant sur le militantisme écologique au sein de ce corps de métier.
« Les diplômés d’AgroParisTech dénoncent de manière nette les effets néfastes de la technique, ils revendiquent la bifurcation comme un acte militant, distincte d’une démarche individuelle de reconversion professionnelle, poursuit-il. Cette posture n’est pas forcément agréable à entendre pour des ingénieurs globalement peu politisés, peu sujets à la réflexivité, dont les métiers liés à la diffusion de l’innovation leur assurent une carrière souvent confortable et de bons niveaux de rémunération. »
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