Si l’emploi précaire et le sous-emploi sont réels au Royaume-Uni, la vraie explication à la baisse du taux de chômage, qui s’élève à 3,8 %, est la faiblesse des salaires.
Depuis la crise financière de 2008, les économistes britanniques n’y comprennent plus rien. Eux qui prévoyaient d’abord une envolée du chômage à cause de la récession, puis un lent recul étant donné la croissance médiocre, sont obligés de constater que celui-ci est particulièrement bas au Royaume-Uni. Il a culminé à seulement 8 % au plus fort de la crise et est désormais de 3,8 % pour les mois de mars à mai, selon les statistiques publiées mardi 16 juillet. Soit le plus bas niveau depuis décembre 1974, il y a quarante-cinq ans.
Plus étrange encore, alors même que la croissance ralentit à cause du Brexit (elle tourne à 1,5 % en rythme annuel), le chômage continue de refluer. Depuis le référendum de juin 2016, il a reculé d’un point. Il est désormais question régulièrement du « miracle britannique de l’emploi ».
L’agence de travail temporaire Tiger Recruitment constate ce dynamisme quotidiennement. « Les candidats se montrent plus exigeants, demandant une augmentation de salaire de 8 % à 10 % pour changer d’emploi », note Rebecca Siciliano, une de ses dirigeantes. Récemment, une jeune secrétaire, sortie de l’université depuis trois ans, demandait un salaire annuel de 35 000 livres (39 000 euros) : elle s’est vu offrir 42 000 livres. « Les entreprises sont aussi prêtes à proposer des horaires flexibles et du télétravail, continue Mme Siciliano. J’ai même entendu parler de cas de gens qui peuvent travailler quatre jours par semaine payés cinq. »
Pourtant, le vote en faveur du Brexit le prouve : les Britanniques ne sont guère heureux de leur situation économique. Les banques alimentaires ne désemplissent pas. En 2018, le Trussell Trust, équivalent des Restos du cœur, a distribué 1,6 million de colis alimentaires, en hausse de 19 %.
Développement des emplois ultra-précaires
L’explication de ce paradoxe vient avant tout de la faiblesse des salaires. Actuellement, les rémunérations des Britanniques demeurent 5 % en dessous de leur niveau de 2008. Une telle stagnation sur une décennie est du jamais-vu dans l’histoire économique récente. « Dans les années 1980, 10 % de la population étaient en permanence au chômage et 90 % avaient un emploi. Aujourd’hui, la douleur est partagée par tous. Mais il n’est pas certain que ce soit mieux », explique Danny Blanchflower, économiste à l’université de Dartmouth, ancien membre de la Banque d’Angleterre, qui vient de publier un livre sur le marché du travail intitulé Not Working. Where Have All the Good Jobs Gone ? (« Je ne travaille pas. Où sont passés tous les bons emplois ? », Princeton University Press, non traduit).
Des milliers de salariés de la multinationale ont manifesté, profitant des promotions « Prime Day » pour réclamer des meilleures conditions de travail.
Le Monde avec AFPPublié le 15 juillet 2019 à 18h53 – Mis à jour le 16 juillet 2019 à 08h25
Temps de Lecture 2 min.
Un mouvement de contestation coordonné en Europe et aux Etats-Unis. Des milliers de salariés d’Amazon ont profité des journées de promotions « Prime Day », lundi 15 juillet, pour dénoncer leurs conditions de travail.
En Allemagne, la grève contre « les promos sur le dos des salaires » a mobilisé « plus de 2 000 » employés sur sept sites, a déclaré à l’Agence France-Presse (AFP) Orhan Akman, du syndicat Verdi, la première centrale du secteur tertiaire dans le pays. La direction locale du groupe avait déclaré en amont ne prévoir aucune perturbation dans ses livraisons de commandes.
« Amazon offre ces rabais aux clients aux dépens des salaires de ses propres employés et en fuyant les négociations collectives », a déploré M. Akman. Des accusations rejetées par le groupe, qui a affirmé être honnête vis-à-vis de ses employés, « sans accord collectif », outre-Rhin.
Dans les centres allemands, les salaires « sont au plus haut de ce qui est payé pour des emplois comparables », a ajouté la direction locale du groupe, qui souligne que plus de « 8 000 employés » travaillaient chez Amazon « depuis plus de cinq ans ».
Aux Etats-Unis, les salariés d’un entrepôt du Minnesota ont débrayé, bloquant brièvement quelques camions et agitant des banderoles proclamant « Nous sommes des humains, pas des robots. » « Nous créons beaucoup de richesse pour Amazon, mais ils ne nous traitent pas avec le respect et la dignité que nous méritons », a expliqué l’un des grévistes, Safiyo Mohamed, dans un communiqué.
En France, la mobilisation a concerné le site de Lauwin-Planque, dans le nord, avec une faible participation des 2 500 employés, selon la direction.
En signe de solidarité, des rassemblements d’employés étaient aussi prévus à Madrid et aux portes de plusieurs sites au Royaume-Uni. Dans un communiqué, le syndicat britannique GMB écrit :
« Nous avons reçu des informations horrifiantes sur des employés obligés d’uriner dans des bouteilles en plastique faute de pouvoir aller aux toilettes ou sur des femmes enceintes forcées de rester debout et certaines visées par des licenciements. »
En Pologne, où le conflit social s’est également particulièrement enlisé ces derniers mois, Amazon a annoncé lundi la création de 1 000 postes supplémentaires au sein de ses entrepôts et une augmentation du salaire horaire brut pour les nouvelles recrues de 20 zlotys, soit de 4,68 euros.
Depuis 2013, les syndicats européens d’Amazon, qui ont peiné à se faire reconnaître par la direction, se mobilisent régulièrement, de préférence à l’occasion des journées cruciales en termes de ventes comme les « Prime Day » et le « Black Friday ».
En 2018, la colère s’est renforcée : une cinquantaine de grèves ont été organisées par différentes centrales en Europe, une rareté dans l’histoire syndicale récente, si l’on exclut le secteur du transport aérien. En avril, les représentants syndicaux d’Amazon en provenance de quinze pays s’étaient retrouvés pour la première fois à Berlin pour coordonner leur lutte face au géant américain, décrié sur le plan social à travers le monde.
Outre les cadences jugées trop rapides, la surveillance des employés à travers des méthodes contestées de tracking (contrôle du temps de travail et des performances) ou la suppression des pauses, les employés d’Amazon Logistics déplorent leurs salaires trop faibles et réclament des conventions collectives ou un dialogue social plus apaisé.
A l’occasion des journées de promotions « Prime Day », des milliers d’employés ont participé à un mouvement de contestation pour réclamer une amélioration de leurs conditions de travail.
Le Monde avec AFPPublié aujourd’hui à 18h53
Temps de Lecture 2 min.
Des milliers de salariés d’Amazon organisaient, lundi 15 juillet, un mouvement de contestation coordonnée en Europe et aux Etats-Unis, dont des débrayages, pour réclamer une amélioration de leurs conditions de travail à l’occasion des journées de promotions « Prime Day ».
En Allemagne, la grève contre « les promos sur le dos des salariés » a mobilisé « plus de 2 000 » personnes sur sept sites à travers le pays. En France, la mobilisation concerne le site de Lauwin-Planque, dans le nord, avec une faible mobilisation parmi les 2 500 salariés, selon la direction. En Espagne et au Royaume-Uni, les salariés se sont également rassemblés pour protester. « Amazon offre ces rabais aux clients aux dépens des salaires de ses propres employés et en fuyant les négociations collectives », déplore Orhan Akman, du syndicat allemand Verdi.
Aux Etats-Unis, les salariés d’un entrepôt d’Amazon dans le Minnesota ont aussi annoncé vouloir profiter de ces journées de « super promos » pour mettre en avant leurs revendications en faisant grève au démarrage de l’événement. La direction locale du groupe avait indiqué en amont ne prévoir aucune perturbation dans ses livraisons de commandes.
« Nous avons reçu des informations horrifiantes sur des employés obligés d’uriner dans des bouteilles en plastique faute de pouvoir aller aux toilettes ou sur des femmes enceintes forcées de rester debout et certaines visées par des licenciements », a indiqué dans un communiqué le syndicat britannique GMB.
Une cinquantaine de grèves en 2018
En Pologne, après des mois de conflit social, Amazon a annoncé lundi la création de 1 000 postes supplémentaires au sein de ses entrepôts et une augmentation du salaire horaire brut pour les nouvelles recrues de 20 zlotys, soit 4,68 euros.
Depuis 2013, les syndicats européens d’Amazon, qui ont peiné à se faire reconnaître par la direction, se mobilisent régulièrement, de préférence à l’occasion des journées cruciales en termes de ventes comme les « Prime Days » ou le « Black Friday ».
En 2018, la colère s’est renforcée : une cinquantaine de grèves ont été organisées par différents syndicats en Europe, une rareté dans l’histoire syndicale récente, si l’on exclut le secteur du transport aérien. En avril, les représentants syndicaux d’Amazon venus de 15 pays s’étaient retrouvés pour la première fois à Berlin pour coordonner leur lutte face au géant américain, décrié sur le plan social à travers le monde.
Outre les cadences jugées trop rapides, la surveillance des employés à travers des méthodes contestées de « tracking » (contrôle du temps de travail et des performances) ou la suppression des pauses, les employés d’Amazon Logistics déplorent leurs salaires trop faibles et réclament des conventions collectives, ou un dialogue social plus apaisé.
En plein développement, le métier de cordiste est une des professions les plus dangereuses. Sur près de 8 500 professionnels, souvent intérimaires, vingt et un sont morts depuis 2006 dans des accidents du travail.
Dans le mémoire qu’il a rendu en 2015 dans le cadre de sa formation de cordiste, Philippe Krebs évoquait longuement l’accident mortel survenu en 2012 sur le site agro-industriel de Cristal Union, à Bazancourt (Marne). Descendus en rappel dans un silo pour le nettoyer, Arthur Bertelli et Vincent Dequin, deux cordistes intérimaires de 23 ans et 33 ans, avaient été ensevelis sous des tonnes de sucre. Il écrivait : « Aucun enseignement n’a été tiré au sein de la profession. (…) Il aurait dû y avoir un avant et un après cet accident dramatique. Il y a surtout une continuité de pratiques aléatoires. » Moins de deux ans après l’écriture de ces lignes, en juin 2017, un nouvel accident mortel, sur le même site, dans des circonstances similaires, coûtait la vie à Quentin Zaroui-Bruat, 21 ans, autre cordiste intérimaire.
Travailler suspendu au bout d’une corde, dans des endroits peu accessibles, est dangereux par essence. C’est même une pratique en principe interdite par le code du travail qui ne la tolère que pour des travaux temporaires, si aucune technique plus sûre n’est envisageable. Maîtriser les risques est alors central.
« Je me suis mis à mon compte parce que j’avais peur en mission d’intérim », explique Philippe Krebs, cordiste
Comme tous les cordistes que Le Monde a contactés, Philippe Krebs estime que les conditions de sécurité ne sont aujourd’hui encore pas réunies sur de nombreux chantiers. Matériel usé, défaut de supervision et d’anticipation des risques… « Je me suis mis à mon compte parce que j’avais peur en mission d’intérim, explique celui qui est également formateur. Nos anciens stagiaires nous racontent être en permanence confrontés à des pratiques déviantes. Or, lorsque vous êtes jeune intérimaire, refuser une mission c’est prendre le risque d’être blacklisté. »
En cause, un déficit d’encadrement des pratiques dans une profession qui n’en est, en réalité, même pas une. « Nous n’avons ni code APE, désignant l’activité principale de l’entreprise, ni convention collective », souligne Eric Louis, qui aurait dû prendre la relève de Quentin Zaroui-Bruat le jour de son accident. Cordiste n’est pas un métier en soi, mais une pratique rattachée à un autre métier, comme maçon ou électricien. « Nous n’avons pas non plus de statistiques propres à l’accidentologie des cordistes, qui sont mélangés avec tous les intérimaires. On a peut-être la profession la plus mortelle de France sans que ça se sache », pointe Eric Louis.
Il n’a jamais rejoint ses collègues qui l’attendaient pour dîner.Le 10 mars 2016 à 19 h 05, Jérôme Deschamps, technicien de maintenance à l’usine Renault de Cléon (Seine-Maritime), a été retrouvé le torse coincé sous un caisson de séchage par l’un de ses camarades, un électricien inquiet de ne pas le voir venir au réfectoire.
Ce jour-là, ce père de 33 ans, employé chez Renault depuis ses 18 ans, a été désigné pour poser un tendeur sur les chaînes trop lâches d’une machine à laver industrielle. Il installe le tendeur sur la machine à l’arrêt, puis effectue des essais en mode manuel. Vers 18 h 40, il décide avec ses collègues de passer la machine en mode automatique, afin de la voir fonctionner en conditions réelles. Les portes de la machine sont grandes ouvertes, bloquées par des « sucettes », de petits morceaux de métal laissant croire au système de sécurité qu’elles sont fermées. Impossible, sinon, de vérifier la qualité de son travail.
La machine redémarre, mais il faut une dizaine de minutes pour qu’elle tourne à plein régime. Ses collègues partent dîner. Jérôme ne tardera pas, pensent-ils. Qu’a-t-il vu dans la machine qui ait nécessité qu’il s’y penche ? En l’absence de témoin, les circonstances de l’accident restent indéterminées. Mais son geste enclenche un mécanisme fatal dont il ignorait l’existence : en mode automatique, la machine abaisse un lourd caisson dès qu’elle capte une présence sur le convoyeur. Après l’avoir veillé une semaine à l’hôpital, sa famille décidera de mettre fin à son assistance respiratoire.
Accidents courants
Depuis, Renault est poursuivi pour « homicide involontaire ». Le 3 avril, le parquet du tribunal de Rouen a requis une amende de 200 000 euros à son encontre. La direction, contactée, n’a pas souhaité commenter l’enquête en cours. « Les événements qui ont amené à la mort de M. Deschamps sont loin d’être rares dans cette usine, estime William Audoux, secrétaire de la CGT de Cléon. Le manque de sécurité et de formation, l’intensification du travail et le manque d’effectifs ont pu donner lieu à d’autres accidents graves ces dernières années. »
« Il y a 8 000 machines, s’exclame un proche de la direction. Il est impossible de former qui que ce soit sur chacune d’elles »
Son syndicat s’est porté partie civile aux côtés de la famille, représentée par Me Karim Berbra. Quatre-vingt-douze salariés ont signé une lettre faisant état du caractère courant de la procédure suivie par M. Deschamps : usage des « sucettes », travail isolé, absence de formation à chaque machine… « Il y a 8 000 machines, s’exclame un proche de la direction. Il est impossible de former qui que ce soit sur chacune d’elles. » Les équipes de maintenance, toutes affectées à des secteurs particuliers, n’interviennent cependant pas sur la totalité de l’immense usine, qui s’étend sur le quart de Cléon.
Dans cette petite ville normande lovée dans une boucle de la Seine, les accidents sont courants. Chaque semaine, environ deux personnesont un accident du travail nécessitant un arrêt, selon le bilan social 2018 de l’usine. Chutes de charges lourdes, éclaboussures d’aluminium brûlant, brouillards chimiques irritants jalonnent la vie des 4 000 salariés et intérimaires qui s’affairent pour produire boîtes de vitesses et moteurs. Jusqu’à parfois y mettre brutalement fin, comme ce fut le cas pour M. Deschamps en 2016. Cette année-là, sept salariés de l’industrie automobile française sont morts au travail et plus de 3 400 accidents suivis d’un arrêt ont eu lieu, selon l’Assurance-maladie.
L’impératif de productivité l’emporte
La mort de Jérôme Deschamps dans le ventre d’une machine – un événement rare à l’usine – a obligé la direction à repenser les procédures de sécurité. Mais pour la trentaine de salariés interrogés par Le Monde, managers, soignants, syndicalistes, techniciens ou ouvriers, l’impératif de productivité l’emporte encore trop souvent sur la prévention des accidents.
Depuis 2016, un hublot a bien été ajouté à la machine à laver, pour permettre à la maintenance de la voir fonctionner portes fermées, et l’usage des « sucettes » a été drastiquement limité.Une formation générale est dispensée à chacun dès son embauche. Un carnet rappelant les dix fondamentaux de la sécurité, déclinés en 74 « exigences-clés », a été distribué. Des fiches rappelant les risques ont été collées sur les machines.
« Plusieurs éléments tendent à décrire une culture de sécurité plus réactive que proactive sur le site de Renault Cléon », note le cabinet Aptéis
Certains managers, un badge « réflexe sécurité, ma priorité » à la boutonnière, rappellent à l’ordre les opérateurs s’ils ne portent pas leurs équipements de protection. « On nous emmerde sur le port du casque, des bouchons d’oreilles, des lunettes… Mais dès qu’il faut arrêter une machine dangereuse pour la réparer, c’est silence radio, s’agace Corentin (tous les prénoms des témoins ont été modifiés), ouvrier à la fonderie. Parce que ça impacte la production, qui est toujours en flux tendu. En gros, on attend l’accident. » Un avis partagé par le cabinet Aptéis, mandaté pour expertiser les « risques graves » dans l’usine après la mort de M. Deschamps : « Plusieurs éléments tendent à décrire une culture de sécurité plus réactive que proactive sur le site de Renault Cléon », écrit-il en 2018.
En mars, un ouvrier a été brûlé au troisième degré au cou par une projection d’aluminium. « Cet accident aurait pu être évité, tonne Willliam Audoux, de la CGT. Les équipes avaient signalé ce problème depuis des semaines. » Consulté par Le Monde, le tableau des dysfonctionnements, où les ouvriers indiquent les risques sur leurs machines, fait bien état d’un « danger car trop d’éclaboussures ». « La veille, il avait encore prévenu son chef: “Si on ne fait rien, un accident va se produire” », poursuit M. Audoux.
Réparer les machines « en une heure »
D’autres pratiques dangereuses, comme les interventions sur les machines en marche, continuent à avoir lieu.Et ce sans être toujours déclarées, contrairement aux procédures. « C’est l’hypocrisie la plus totale. On ne peut pas faire le diagnostic de la panne rapidement, ni vérifier que la machine a été réparée si elle est à l’arrêt, explique Damien, technicien en maintenance. Les machines prioritaires, il faut qu’elles crachent des pièces non-stop. En une heure, elles doivent être réparées. Sinon, les chefs se mettent derrière toi pour te demander pourquoi ça prend autant de temps. »
Selon Annabelle Chassagnieux, une experte d’Aptéis, la multiplication des règles de sécurité permet à Renault « de ne pas interroger son mode d’organisation ». « Lorsqu’un accident se produit, ils peuvent dire “Untel n’a pas respecté la procédure” sans se poser la question de la possibilité même de l’appliquer, analyse-t-elle. Trop souvent, les salariés ont à arbitrer entre suivre la procédure et travailler au plus vite pour respecter les contraintes de production. »
En novembre 2017, Renault s’était opposé devant le tribunal de Rouen à la venue des experts d’Aptéis dans son usine
Une expertise indépendante dont la marque au losange se serait bien passée. En novembre 2017, Renault s’est opposé devant le tribunal de Rouen à la venue d’Aptéis. Celle-ci avait été demandée par le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) après la mort de M. Deschamps, afin d’étudier les « risques graves » à Cléon. Pour justifier cette opposition, un proche de la direction estime que « rien ne permet d’affirmer qu’il y a, à Cléon plus qu’ailleurs, une exposition des opérateurs à un risque grave ». L’argument n’a pas convaincu le tribunal, qui a permis à Aptéis de se rendre dans l’usine début 2018.
Encouragés à « revenir vite » au travail
Par le passé, la venue d’observateurs extérieurs à Cléon s’était déjà soldée par une dénonciation des pratiques de la direction. En 2007, l’inspection du travail avait décrit un « système organisé de pressions visant à ce que les salariés victimes d’accident du travail (…) renoncent à prendre tout ou une partie de [leur] arrêt ». Douze ans plus tard, la dizaine d’accidentés du travail interrogés par Le Monde racontent la même histoire. Hugo, arrêté après avoir été blessé à la main, a reçu un appel de son chef le lendemain lui suggérant de « revenir vite ». Deux jours plus tard, le voilà de retour sur un poste aménagé, à remplir des tableurs et effectuer des photocopies. « Le reste du temps, je restais assis sur une chaise à attendre », raconte-t-il. La direction lui envoie un taxi puisqu’il ne peut pas conduire. « Ils ont dû dépenser 80 balles par jour… »
La somme, qui paraît importante aux salariés, reste inférieure à ce que devrait verser Renault si les blessés étaient restés longtemps en arrêt. Les cotisations à la branche « accidents du travail-maladies professionnelles » (AT-MP) de la Sécurité sociale dépendent en effet de la fréquence et de la gravité des accidents du travail, afin de faire payer aux entreprises les plus accidentogènes le coût de leurs pratiques dangereuses. Louis, un manager, justifie ce procédé par la dure concurrence que subit Renault : « Aujourd’hui, on est dans un système de production très contraint. Les cotisations à la Sécu pèsent sur le coût du travail. »
De son côté, la direction de Renault affirme qu’« il n’existe pas de système organisé de pression sur les salariés » et ajoute que ce qu’elle leur propose, « c’est de garder le lien avec l’entreprise en leur donnant la possibilité de revenir (…) sur des postes aménagés ». L’expertise d’Aptéis a été versée au dossier par les parties civiles. Le tribunal devrait se prononcer sur la responsabilité de Renault lors d’une nouvelle audience, le 21 janvier 2020.
Il n’existe aucune donnée précise pour rendre compte du nombre global d’accidents mortels du travail en France. Selon l’Assurance-maladie, au moins 530 salariés du secteur privé sont décédés sur leur lieu de travail en 2017.
Par Aline Leclerc et Laura MotetPublié le 15 juillet 2019 à 05h19 – Mis à jour le 18 juillet 2019 à 15h34
Temps de Lecture 5 min.
Article réservé aux abonnés
C’est en cherchant dans la presse quotidienne régionale qu’on les trouve. Un court article souvent, relatant l’accident mortel. Sous la mention « faits divers », Le Populaire du Centre faisait ainsi part, mardi 9 juillet, de la mort d’un ouvrier agricole de 18 ans, écrasé sous son tracteur à Saint-Jean-Ligoure (Haute-Vienne). Le même jour, L’Ardennais relatait celle, sur un chantier, d’un ouvrier de 45 ans percuté par la chute du contrepoids d’une grue, à Herpy-l’Arlésienne (Ardennes). La veille, Le Parisien informait du décès d’un mécanicien de 43 ans mort à Beautheil-Saints (Seine-et-Marne), coincé dans une arracheuse de lin.
On pourrait encore évoquer, depuis début juillet, ce manutentionnaire tombé d’un engin de levage en Seine-Maritime, cet ouvrier écrasé par une machine alors qu’il refaisait la chaussée de l’A7, dans les Bouches-du-Rhône, ou cet ascensoriste tué en Haute-Savoie.
Un « drame » ici, une « terrible tragédie » là. Une somme d’histoires individuelles. Mais que diraient ces accidents mortels de la réalité du monde du travail en France en 2019 si l’on les examinait dans leur ensemble ?
Un chiffre existe : celui des accidents du travail des salariés du secteur privé, recensés par l’Assurance-maladie. Il nous apprend qu’au moins 530 personnes sont mortes sur leur lieu de travail en 2017. Et cela sans compter les 264 qui se sont tuées sur leur trajet, ou les cas de suicide, qui nécessitent souvent un passage par le tribunal pour être reconnus comme des accidents du travail. Plus de dix personnes meurent donc au travail chaque semaine en France. A bas bruit.
« Une logique comptable et financière »
« L’accident du travail est un non sujet de santé publique, confirme Véronique Daubas-Letourneux, sociologue, enseignante-chercheuse à l’Ecole des hautes études en santé publique. On l’envisage sous l’angle de la fatalité, des “risques du métier”. Cela contribue à une naturalisation du risque professionnel, qui n’est pas interrogé en soi. On ne questionne ni le facteur organisationnel ni la précarité au travail. Si chaque histoire est un drame au plan individuel, elle pourrait aussi être un facteur d’alerte au plan collectif sur les conditions de travail. »
Il n’existe aucune donnée chiffrée précise pour rendre compte du nombre global d’accidents mortels du travail en France. Selon l’Assurance-maladie, au moins 530 salariés du secteur privé sont décédés sur leur lieu de travail en 2017.
C’est en cherchant dans la presse quotidienne régionale qu’on les trouve. Un court article souvent, relatant l’accident mortel. Sous la mention « faits divers », Le Populaire du Centre faisait ainsi part, mardi 9 juillet, de la mort d’un ouvrier agricole de 18 ans, écrasé sous son tracteur à Saint-Jean-Ligoure (Haute-Vienne). Le même jour, L’Ardennais relatait celle, sur un chantier, d’un ouvrier de 45 ans percuté par la chute du contrepoids d’une grue, à Herpy-l’Arlésienne (Ardennes). La veille, Le Parisien informait du décès d’un mécanicien de 43 ans mort à Beautheil-Saints (Seine-et-Marne), coincé dans une arracheuse de lin.
On pourrait encore évoquer, depuis début juillet, ce manutentionnaire tombé d’un engin de levage en Seine-Maritime, cet ouvrier écrasé par une machine alors qu’il refaisait la chaussée de l’A7, dans les Bouches-du-Rhône, ou cet ascensoriste tué en Haute-Savoie.
Un « drame » ici, une « terrible tragédie » là. Une somme d’histoires individuelles. Mais que diraient ces accidents mortels de la réalité du monde du travail en France en 2019 si l’on les examinait dans leur ensemble ?
Un chiffre existe : celui des accidents du travail des salariés du secteur privé, recensés par l’Assurance-maladie. Il nous apprend qu’au moins 530 personnes sont mortes sur leur lieu de travail en 2017. Et cela sans compter les 264 qui se sont tuées sur leur trajet, ou les cas de suicide, qui nécessitent souvent un passage par le tribunal pour être reconnus comme des accidents du travail. Plus de dix personnes meurent donc au travail chaque semaine en France. A bas bruit.
« Une logique comptable et financière »
« L’accident du travail est un non-sujet de santé publique, confirme Véronique Daubas-Letourneux, sociologue, enseignante-chercheuse à l’Ecole des hautes études en santé publique. On l’envisage sous l’angle de la fatalité, des “risques du métier”. Cela contribue à une naturalisation du risque professionnel, qui n’est pas interrogé en soi. On ne questionne ni le facteur organisationnel ni la précarité au travail. Si chaque histoire est un drame au plan individuel, elle pourrait aussi être un facteur d’alerte au plan collectif sur les conditions de travail. »
Directeur général de Matrice, programme d’innovation et d’entrepreneuriat construit en partenariat avec des partenaires publics et privés
François-Xavier Petit, responsable du programme d’innovation et d’entrepreneuriat Matrice, questionne dans une tribune au « Monde » la validité de politiques basées sur les concepts d’emploi et de chômage quand la réalité du travail s’échelonne sur un mix emploi/non-emploi
Publié le 14 juillet 2019 à 09h00Temps de Lecture 6 min.
Article réservé aux abonnés
Tribune. La réforme de l’assurance-chômage laisse une impression tragique : celle d’être prisonnier du passé. De manière sidérante, nos dirigeants regardent le monde social avec les lunettes des années 1960 ou 1980. La « bataille pour l’emploi » les dépeint en don Quichotte contre leurs moulins. Les voilà systématiquement à côté de la réalité de l’activité en France et des situations de travail vécues.
La vérité est que nous pensons avec des concepts périmés. Et le premier d’entre eux est celui de chômage. Dire cela fait immédiatement surgir l’indignation : « Comment peut-on dire cela alors qu’il y a 5 millions de chômeurs ! » Et voilà le débat terminé… Il va pourtant falloir l’avoir. Car le chômage en tant que concept (pas les chômeurs comme individus !) est aujourd’hui hors de la réalité, sans correspondance avec le monde social. La crise des « gilets jaunes » n’a pas dit seulement le problème du pouvoir d’achat, elle a dit l’incapacité de formuler le social et la vie des gens.
Pour bien comprendre, regardons les chiffres. Nous comptons 3,4 millions de chômeurs en catégorie A ( personne sans emploi et tenue d’en chercher), dont 1,5 million demandeurs d’emploi de longue durée (plus d’un an). Tous les autres – presque 2 millions, donc – sont dans des situations mal connues (transition entre deux emplois, réorientation professionnelle, étudiants s’étant ouvert des droits, intérimaires…).
Ne pas confondre toutes les catégories de chômage
On trouve, ainsi, dans la catégorie centrale du chômage beaucoup de gens qui ne sont pas en situation de non-emploi. Et si on regarde la catégorie B, on y trouve les chômeurs qui travaillent (sic) jusqu’à 78 heures par mois (en contrats précaires). Emploi et non-emploi se mêlent encore davantage dans la catégorie C qui regroupe ceux qui travaillent plus de 78 heures par mois.
Une semaine faisant 35 heures, ils sont au-delà de ce qui serait considéré comme un mi-temps, tout en étant statistiquement des chômeurs ! Ajoutons la catégorie D pour les chômeurs en formation, arrêt maladie, convention de reclassement… Au total, B + C + D = 2,2 millions de personnes en situation de sous-emploi, considérées comme des chômeurs, mais exerçant plus ou moins une activité. Il reste la catégorie E qui cible des contrats aidés, mais aussi les créateurs d’entreprise…, qui sont des chômeurs travaillant plutôt à plein temps.
A part les chômeurs de longue durée, emploi et chômage forment un mix aux multiples nuances. Rassembler tout ce monde dans la catégorie chômage est indéfendable, car cette catégorie manque la réalité des situations de travail ; indéfendable, car en grossissant l’impression de non-emploi, elle mine le moral du pays ; indéfendable, car elle fait planer sur tous les actifs une menace diffuse.
François-Xavier Petit, Directeur général du programme d’innovation et d’entrepreneuriat Matrice, se pose la question sur la conformité de politiques basées sur les concepts d’emploi et de chômage quand l’authenticité du travail s’élève sur un mix emploi/non-emploi
La modification de l’assurance-chômage entrave un sentiment tragique : celle d’être prisonnier du passé. De manière étonnante, nos dirigeants examinent le monde social avec les lunettes des années 1960 ou 1980. La « bataille pour l’emploi » les dépeint en don Quichotte contre leurs moulins. Les voilà méthodiquement à côté de la réalité de l’activité en France et des situations de travail existées.
La vérité est que nous pensons avec des concepts invalidés. Et le premier d’entre eux est celui d’inactivité. Dire cela fait instantanément surgir l’indignation : « Comment peut-on dire cela alors qu’il y a 5 millions de chômeurs ! » Et voilà la contestation terminée… Il va toutefois falloir l’avoir. Car le chômage en tant que concept (pas les chômeurs comme individus !) est actuellement hors de la réalité, sans adresse avec le monde social. La crise des « gilets jaunes » n’a pas dit uniquement le problème du pouvoir d’achat, elle a dit l’incapacité de préciser le social et la vie des gens.
Pour bien concevoir, regardons les chiffres. Nous comptons 3,4 millions de chômeurs en catégorie A (personne sans emploi et tenue d’en chercher), dont 1,5 million chercheurs d’emploi de longue durée (plus d’un an). Tous les autres – presque 2 millions, donc – sont dans des situations mal connues (transition entre deux emplois, réorientation professionnelle, étudiants s’étant ouvert des droits, intérimaires…).
Ne pas confondre toutes les catégories de chômage
On trouve, donc, dans la catégorie centrale du chômage abondamment de gens qui ne sont pas en situation de non-emploi. Et si on regarde la catégorie B, on y trouve les chômeurs qui œuvrent (sic) jusqu’à 78 heures par mois (en contrats précaires). Emploi et non-emploi se mêlent encore plus dans la catégorie C qui rassemble ceux qui besognent plus de 78 heures par mois.
Une semaine réalisant 35 heures, ils sont au-delà de ce qui serait examiné comme une mi-temps, tout en étant statistiquement des sans-emploi ! Additionnons la catégorie D pour les chômeurs en formation, arrêt maladie, convention de classification… Au total, B + C + D = 2,2 millions de personnes en situation de sous-emploi, examinées comme des chômeurs, mais exerçant plus ou moins une activité. Il reste la catégorie E qui cible des contrats aidés, mais aussi les créateurs d’entreprise…, qui sont des chômeurs œuvrant plutôt à plein temps.
A part les sans-emploi de longue durée, emploi et chômage constituent un mix aux multiples nuances. Conglomérer tout ce monde dans la catégorie chômage est indéfendable, car cette catégorie manque l’authenticité des situations de travail ; inadmissible, car en grossissant l’impression de non-emploi, elle mine le moral du pays ; inadmissible, car elle fait planer sur tous les actifs une intimidation diffuse.
Alors que la banque licencie 18 000 salariés, son ancien patron et six autres cadres supérieurs se partagent 52 millions d’euros d’indemnités de départ.
La douloureuse restructuration de Deutsche Bank, annoncée dimanche 7 juillet par Christian Sewing, son patron, pouvait difficilement partir sur de plus mauvaises bases. La première banque allemande, en difficulté depuis une décennie et empêtrée dans divers scandales financiers, se séparera de 18 000 salariés d’ici 2022, soit un cinquième des ses effectifs.
Les salariés ordinaires ne seront pas les seuls à faire les frais de cette réorganisation historique : Deutsche Bank congédie aussi trois membres de son directoire. Mais les conditions du départ de ces derniers, qui quitteront la banque dès la fin du mois, font grincer des dents. Garth Ritchie, chef de la banque d’investissement, Frank Strauss, patron de la clientèle privée, et Sylvie Mathérat, responsable de la conformité et du contrôle interne, se partageront à eux trois 26 millions d’euros d’indemnités de licenciement.
Garth Ritchie, ancien adjoint de Christian Sewing, se taille la part du lion : le Sud-Africain, arrivé à la tête de l’ancienne division vedette de Deutsche Bank en 2016, s’en va avec un parachute doré de 11 millions d’euros, bien qu’il n’ait pas atteint ses objectifs. La dirigeante française recevra pour sa part un pactole de 9 millions d’euros.
« Pillage »
Et ce n’est pas tout. Le quotidien britannique Financial Times a révélé mercredi 10 juillet que Deutsche Bank a déboursé le double de cette somme pour licencier sept dirigeants depuis le printemps 2018. Ces 52 millions incluent les indemnités à payer aux trois directeurs dont l’éviction vient d’être annoncée, mais aussi les 10,9 millions perçus par John Cryan, le prédécesseur de Christian Sewing, limogé en 2019 après trois années tumultueuses aux commandes de l’ancien fleuron bancaire allemand.
En payant ces sommes astronomiques à des cadres supérieurs évincés après une performance médiocre, Deutsche Bank ne fait qu’appliquer les clauses prévues par leurs contrats de travail respectifs. Mais ces révélations passent mal. « Ces contrats, c’est du gagnant-gagnant pour les cadres », s’émeut Gerhard Schick, directeur de l’ONG Bürgerbewegung Finanzwende.
« Lorsque tout va bien, ils gagnent des millions, et quand ça va mal, c’est pareil. Et des milliers de salariés vont perdre leur emploi ».
Des élus se sont joints au concert de critiques. Lothar Binding, député social-démocrate au Bundestag, dénonce un « pillage ».
Outre-Rhin, l’affaire a de quoi relancer le débat sur les rémunérations des patrons. En février 2017, c’était Volkswagen qui se retrouvait sur la sellette après avoir accordé un parachute doré de 13 millions d’euros à Christine Hohmann-Dennhardt, son ancienne directrice juridique, qui quittait le navire après seulement un an au directoire. En raison de la polémique, le constructeur, qui se serrait la ceinture pour surmonter le scandale des moteurs diesel, a décidé de limiter le salaire de ses dirigeants à 10 millions d’euros par an.