L’économie du deux-roues dopée par le mouvement social

Des vélos devant la pyramide du Louvre, à Paris, le 9 juillet 2018.
Des vélos devant la pyramide du Louvre, à Paris, le 9 juillet 2018. FRANCOIS GUILLOT / AFP

« C’est pour les vélos, cette file d’attente ? » Dans le centre de Paris, samedi 30 novembre, au milieu des passants déjà affairés à leurs courses pour les fêtes, un homme affiche une mine dépitée. Des dizaines de personnes patientent, sagement alignées, le long de la halle des Blancs-Manteaux, où se tient une « bourse aux vélos ». Dans cet ancien marché couvert, chacun peut tester et acquérir un vélo d’occasion pour une somme raisonnable, de 50 à 200 euros environ.

L’association Mieux se déplacer à bicyclette (MDB) a organisé cet événement en une quinzaine de jours à peine, dans la perspective de la grève à la RATP et à la SNCF, susceptible de se prolonger au-delà du jeudi 5 décembre. « Nous avons reçu davantage de monde que lors d’autres bourses aux vélos, pourtant organisées plus longtemps à l’avance. Une centaine de bicyclettes ont été vendues, pour un prix moyen de 100 euros », témoigne Alexis Frémeaux, le président de MDB.

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D’autres acheteurs préfèrent le neuf à l’occasion. A la boutique Cyclable du 15arrondissement de Paris, le 27 novembre, quinze clients se sont vu remettre leur bicyclette toute neuve, dont six qui l’ont expressément réservée en prévision des grèves, détaille Baptiste Pic, gérant de l’enseigne. Ce mouvement social va-t-il contribuer à convertir massivement la France au vélo, et accessoirement faire le bonheur des vélocistes ? A Lille, on se souvient qu’en mai 2013, une grève de quelques jours du transporteur public avait poussé les usagers à monter en selle.

« Maturation lente »

L’Union sport et cycle (USC), qui réunit les entreprises du secteur, pourra dans quelques mois chiffrer les retombées de la paralysie annoncée des transports d’Ile-de-France et des réseaux urbains. On sait déjà que le volume des ventes pour 2019 devrait rester « stable », assure Virgile Caillet, directeur général de l’organisation professionnelle.

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Un segment se distingue toutefois, celui des vélos à assistance électrique (VAE), qui devrait à nouveau enregistrer « une progression à deux chiffres », après avoir gagné 20 % de croissance entre 2017 et 2018. L’USC espère atteindre, dans quelques années, 1,2 million de ventes annuelles, soit quatre fois plus que les 338 000 exemplaires écoulés en 2018. Pour l’industrie, l’enjeu est de taille, car les vélos munis d’une assistance électrique se vendent à un prix moyen de 1 585 euros, contre 350 euros pour un deux-roues classique.

M. Caillet reste toutefois prudent. « Des grèves des transports, surtout si elles durent une semaine, peuvent certes constituer un élément déclencheur. Mais le choix du vélo comme moyen de transport nécessite une maturation lente », observe-t-il. La matérialisation de larges itinéraires cyclables à Paris, Rennes ou Grenoble, l’annonce de « plans vélo » par différentes collectivités ou la prime de 500 euros pour tout achat d’un VAE en Ile-de-France, qui s’applique depuis le 1er décembre, constituent autant d’encouragements.

Monter en selle

M. Pic, chez Cyclable, confirme que le choix des nouveaux acheteurs est réfléchi. « Ils s’inquiètent du vol, de la pluie, de leur sécurité sur les axes routiers, de leur capacité à pédaler jusqu’à destination. Il faut sans cesse les rassurer. » Le responsable a chargé ses équipes d’« accompagner l’achat de conseils et de récits d’expériences, afin de transformer cet usage ponctuel en pratique régulière et maîtrisée », explique-t-il.

La préparation de la grève ne nourrit pas seulement les marchands de cycles, mais aussi les réparateurs. « Ces derniers jours, le volume des prestations a progressé de 30 % à 50 % », évalue Nathanaël Benaym, fondateur de Repair and Run, une société qui intervient à domicile, en particulier sur des vélos à assistance électrique. « Une partie de ces nouveaux clients nous disent qu’ils souhaitent anticiper la grève », explique-t-il. Même constat pour son concurrent Cyclofix : « Le 2 décembre, nous avons battu notre record pour un jour d’hiver », signale Alexis Zerbib, fondateur de la marque.

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D’autres saisissent cette occasion pour apprendre à monter en selle. Bénévole pour une « vélo-école » dans le 20e arrondissement de Paris, où l’on enseigne aux adultes la pratique de la bicyclette, Anne-Lise Millan-Brun raconte que des personnes se sont inscrites début novembre. « Un mois, pour savoir rouler, c’est très court, mais deux ou trois d’entre eux s’en sont sortis, et ils prendront un Vélib’ jeudi », dit-elle. Là-bas, on se prépare sérieusement. Le 13 septembre, lors de la dernière journée de grève à la RATP, le service avait connu un stress test avec 174 000 courses, un record depuis le changement de délégataire en 2018. Le 5 décembre, « des équipes supplémentaires » seront déployées à proximité des stations les plus sollicitées, afin de les recharger le cas échéant.

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Mais encore faut-il que tous ces néocyclistes aient envie de poursuivre l’expérience. Les jours de grève, les pistes cyclables sont encombrées, y compris par des véhicules motorisés qui n’ont rien à y faire… Quelques associations ont pris les devants. Place au vélo à Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne), Vélo Piéton Châtillon ou FAR à vélo à Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine) proposent à partir de jeudi un accompagnement, par des bénévoles, de ceux qui voudraient se rendre au travail à vélo.

SNCF : grève historique et déminage social

Aurel

La direction de la SNCF a beau fouiller dans ses archives, elle a du mal à trouver trace d’un conflit aussi dur que celui qui s’annonce jeudi 5 décembre sans remonter à la grande grève de 1995. Sur les presque 14 000 trains qui roulent en France les jours de semaine, seulement 10 % sillonneront les rails du pays au premier jour du mouvement contre la réforme des retraites, a annoncé le groupe public ferroviaire, mercredi 4 décembre.

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Sur des dizaines de lignes, le trafic sera quasiment nul ce jeudi : dans les TER d’Occitanie et de Bretagne, entre Paris et la Normandie, entre Bordeaux et Marseille, sur plusieurs lignes de banlieue parisienne… Là où les trains roulent encore à peu près, le trafic sera extrêmement perturbé, concentré en général sur les heures de pointe en Ile-de-France (qui représente 70 % de l’ensemble des circulations ferroviaires). Côté TGV, la SNCF fera rouler entre 1 train sur 6 et 1 train sur 10. Dans l’ensemble des TER, la circulation est un peu meilleure (1 sur 5 en moyenne), mais l’essentiel du service sera effectué par des autocars de substitution.

Contrat social

« Le taux de grévistes devrait atteindre 60 %, relève Florent Monteilhet, secrétaire général adjoint de l’UNSA Ferroviaire, deuxième syndicat de l’entreprise après la CGT. La mobilisation est exceptionnelle. On voit des choses qu’on n’avait jamais vues auparavant, comme la fermeture dès mercredi soir, faute de personnel, du principal poste d’aiguillage de Marseille-Saint-Charles. »

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« J’ai passé mes deux journées à croiser des collègues habituellement non grévistes, dont beaucoup de cadres, qui me disent qu’ils en seront le 5 », confirme Bruno Poncet, secrétaire fédéral de SUD Rail. L’ampleur inédite du mouvement chez les cadres a laissé peu de marges de manœuvre à la direction afin d’améliorer le plan de transport pour jeudi.

Le niveau de mobilisation, supérieur à celui des premiers jours de grève contre la réforme de la SNCF en mars et avril 2018, est bien le signe que le régime spécial de retraite des cheminots demeure un élément majeur du contrat social de l’opérateur historique du ferroviaire. « C’est une entreprise où les conditions de sortie font partie des conditions d’entrée », résume Jean-Pierre Farandou, le nouveau président du groupe, nommé début novembre en remplacement de Guillaume Pepy.

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« L’entreprise était plus secouée sur le plan social que je ne le pensais »

Mais la défense des retraites n’est pas le seul vecteur du malaise à la SNCF. C’est en tout cas le diagnostic que pose M. Farandou. « Dans mon premier mois, j’ai passé beaucoup de temps sur le terrain. J’en retiens deux points. D’abord que, en dehors du fret, l’activité se porte bien. L’année 2019 sera bonne en termes de chiffre d’affaires, de marge, de maîtrise du cash et de la dette. D’un autre côté, j’ai ressenti beaucoup d’inquiétude des cheminots sur leur avenir, sur la concurrence, sur le contenu des emplois. Avec un dialogue direction-salariés difficile, compliqué, abîmé. L’entreprise était plus secouée sur le plan social que je ne le pensais. »

L’heure de gloire du télétravail n’a pas encore sonné

« Les télétravailleurs au moins deux jours par semaine sont deux fois plus nombreux que les non-télétravailleurs à faire plus de 50 heures hebdomadaires. »
« Les télétravailleurs au moins deux jours par semaine sont deux fois plus nombreux que les non-télétravailleurs à faire plus de 50 heures hebdomadaires. » Skopein/Ikon Images / Photononstop

Le baromètre sur la qualité de vie au travail Dynamic Workplace-Speak & Act publié jeudi 28 novembre présente une évolution sensible du management en 2019 : 70 % des salariés interrogés affirmant que leur entreprise a adopté les nouveaux modes de travail, les plus cités étant le télétravail et le flex-office. Pourtant, une vaste enquête consacrée au déploiement du télétravail en France réalisée par la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du travail révèle que cette forme d’organisation du travail serait loin d’être la panacée des cadres. Certes, « les télétravailleurs bénéficient d’un cadre de travail plus souple et de temps de trajets réduits », mais ils ne constatent pas de « réduction des sollicitations et de l’intensité du travail demandé ».

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Les télétravailleurs au moins deux jours par semaine sont deux fois plus nombreux que les non-télétravailleurs à faire plus de 50 heures hebdomadaires. Ils déclarent 1,6 fois plus souvent devoir interrompre une tâche pour en effectuer une autre non prévue. Finalement, les cadres en télétravail ne sont « ni plus ni moins satisfaits de leur travail que leurs collègues », conclut le service du ministère du travail.

Emmanuel Dion, responsable Grands comptes au sein de la société d’édition de logiciels de relation client Avaya, se considère comme un télétravailleur épanoui. Ce mode d’organisation lui permet de s’épargner du temps de trajet. Mais le télétravail n’est pas fait pour tout le monde. « Certains travaillent mieux lorsqu’ils sont entourés », affirme le commercial. Ce cadre francilien ressent toutefois le besoin de retourner dans son entreprise « au bout de deux jours, pour prendre la température ». Et il reconnaît une « tendance à en faire un peu plus » que s’il était tous les jours au bureau.

Culpabilité

« Il peut y avoir une forme de culpabilité chez les télétravailleurs », avance en guise d’explication Romée Dauptain, consultante et formatrice au sein du cabinet Médiargie-RH. Culpabilité qui les pousserait à se mettre davantage la pression que s’ils devaient simplement faire leurs heures. D’autant que les mentalités n’ont pas évolué aussi vite que la législation. « La culture du présentéisme domine encore largement en France », regrette Jérôme Chemin, secrétaire général adjoint au sein de la CFDT Cadres.

Devoir encadrer un projet ou des salariés complique-t-il la donne ? Pas aux yeux de la responsable des relations sociales chez Avaya, Hélène Pierrat, pour qui le cadre est avant tout jugé sur ses résultats : « 80 % de nos collaborateurs ont des manageurs qui ne sont pas en France, souligne-t-elle. Ce sont d’abord les méthodes et les outils de travail qui doivent être adaptés ». Selon Antoine Louiset, cofondateur de la société de logiciels de signature électronique Yousign, qui compte un quart de salariés en télétravail, les heures du cadre dépendent surtout de son poste : « Il peut y avoir de la flexibilité, mais ceux qui travaillent sur nos infrastructures, par exemple, doivent avoir des horaires connus », insiste-t-il.

La famille des cheminots fragilisée

« En racontant leur métier dans les moindres détails, les cheminots révèlent une multiplication des dysfonctionnements liés notamment à la priorité donnée au TGV ou à la sous-traitance. »
« En racontant leur métier dans les moindres détails, les cheminots révèlent une multiplication des dysfonctionnements liés notamment à la priorité donnée au TGV ou à la sous-traitance. » Nathan Alliard / Photononstop

Chronique « Carnet de bureau ». Actuellement 135 200 salariés ont le statut de cheminot, couvert par le régime spécial de retraite, chiffrait en septembre un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) sur la branche ferroviaire. Leur recrutement s’arrêtera le 1er janvier 2020. Cependant, 16 500 salariés de la SNCF sont déjà sous contrat de droit privé. Si les cheminots descendent dans la rue jeudi 5 décembre, c’est pour défendre au-delà d’un régime de retraite, une approche du travail commune à toute une famille professionnelle, aujourd’hui fière et amère à la fois.

Le cheminot en soi n’existe pas. C’est un aiguilleur, un agent de maintenance, un annonceur, un conducteur, un guichetier, ou un caténairiste, surnommé « l’écureuil », parce qu’il passe son temps en l’air à inspecter les câbles. Il contrôle le fil de contact qui permet à la motrice d’être alimentée en électricité et son niveau d’usure. En dessous, l’agent de maintenance fait la tournée des voies et cherche de visu s’il y a des avaries sur les rails ou aux abords. La SNCF c’est 170 métiers pour une seule famille avec une forte culture d’entreprise, car on est souvent cheminot de père en fils, voire sur plusieurs générations.

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Après le recrutement, la transmission est aussi affaire de famille. « L’essentiel des savoirs et des savoir-faire cheminots sont transmis par des pairs. (…) Un gage de connaissance intime du métier et de responsabilité partagée », explique Pierre Madiot, fondateur de la coopérative Dire le travail qui vient de publier les témoignages des cheminots dans Le train comme vous ne l’avez jamais lu (éd. de l’Atelier, 192 pages, 16 euros).

Changement d’état d’esprit de l’entreprise

Mais la transformation de l’entreprise en cours change la donne. « Dans mon parcours professionnel, les gens prenaient une fonction quand ils avaient acquis de l’expérience. On partait du principe qu’il fallait savoir faire. C’est cette démarche qui structurait l’entreprise. Or, c’est en train de disparaître : on sépare de plus en plus la vision managériale de la vision métier, témoigne Jean-François, caténairiste. On a maintenant bien souvent des DPX [dirigeants de proximité] qui n’ont pas les compétences. Ils ne sont pas capables d’organiser les moyens, si bien qu’ils signent des objectifs sans savoir s’ils sont réalisables. Cela crée du mal-être, du travail mal fait. (…) Les nouveaux DPX sont recrutés à bac + 2 ou à bac + 5. Beaucoup sont des cadres qui sortent directement de l’école. »

Comment lier entreprise et progrès social

L’entreprise altruiste, d’Isaac Getz et de Laurent Marbacher, aux éditions Albin Michel, (528 pages, 22,90 euros).
L’entreprise altruiste, d’Isaac Getz et de Laurent Marbacher, aux éditions Albin Michel, (528 pages, 22,90 euros).

Le livre Et si la performance économique n’était pas une finalité, mais une conséquence organique de la finalité sociale ? Et si cette finalité sociale au service de l’autre était poursuivie inconditionnellement à travers les activités de cœur de métier ? Et s’il fallait arrêter de viser la création de valeur économique ? Pendant cinq années, Isaac Getz et Laurent Marbacher sont partis à la recherche d’entreprises qui agissent avec un respect profond de leurs fournisseurs, de leurs clients, de leurs employés ou des territoires où elles opèrent.

Chemin faisant, le chercheur et professeur à l’ESCP Europe et l’innovateur social ont découvert une espèce nouvelle, qui donne son titre à leur ouvrage : L’entreprise altruiste. Le voyage de l’entreprise altruiste débute en mars 2014 à Hyelzas, un village de soixante habitants situé sur le causse Méjean, dans le sud de la Lozère, un des territoires les plus désertiques de France, avec 1,4 habitant au kilomètre carré, où s’est installée la fromagerie Le Fédou, qui a fait revivre tout un village.

Il se poursuit dans une cuisine californienne, où germe l’idée de la start-up FruitGuys, qui fournit des fruits frais à plus de 3 000 entreprises. Il passe par le Japon, auprès d’un grand laboratoire pharmaceutique coté en Bourse qui a remplacé dans ses statuts les profits par l’émotion des patients et de leurs familles. Enfin, le périple se termine en Norvège, où le groupe Reitan, une chaîne de distribution discount, offre aux petits délinquants qui le veulent la formation et le prêt nécessaire pour devenir entrepreneur franchisé.

Si elles sont de toute taille, de tout secteur d’activité et de toute nationalité, les entreprises altruistes partagent deux grandes idées. La première consiste à considérer le résultat économique comme une conséquence organique, « fruit d’un service authentique de tous ceux avec qui elles interagissent », et non pas comme la simple application de modèles économiques et de processus le visant directement. Pour paraphraser le philosophe chinois Mencius [IVe siècle avant J.-C.], « essayer d’aider les pousses à grandir en tirant sur leur tige est non seulement futile, cela les abîme aussi. »

La seconde idée consiste à ne plus réduire la relation des entreprises avec leurs interlocuteurs à de simples transactions économiques. Les entreprises étudiées essayent d’avoir « des liens profondément authentiques avec toutes les personnes avec qui elles sont en rapport. D’ailleurs, certaines n’hésitent pas à qualifier d’amis leurs clients, leurs partenaires ou leurs fournisseurs. » En vue de servir ces interlocuteurs sans condition, ces entreprises ont été amenées à transformer leurs activités de cœur de métier, ces dernières étant subordonnées, le plus souvent, à l’intérêt économique. « Sans une telle transformation, l’intérêt financier conditionne le service authentique des interlocuteurs de l’entreprise, voire l’emporte sur lui tout simplement. »

Deux ans après leur brutale diminution, les emplois aidés manquent à la vie sociale des quartiers

Voilà deux ans que le nombre d’emplois aidés, ces contrats en bonne partie financés par l’Etat et destinés à insérer des jeunes, des chômeurs et des personnes handicapées sur le marché de l’emploi, a été sèchement diminué par le gouvernement.

De 310 000, en 2017, il n’en est plus resté qu’un tiers les années suivantes, une perte de 180 000 emplois à forte utilité sociale, en renfort indispensable de l’action des associations (38 % des contrats) mais aussi de l’éducation nationale (10 %) et des collectivités locales.

Ce vaste plan social imposé par l’Etat, en 2017, qui a renvoyé chez eux des milliers de personnes dont beaucoup en situation de handicap, est cependant resté invisible, les dommages étant disséminés dans une myriade de structures qui ont dû, chacune dans son coin, se débrouiller pour survivre, quitte à réduire l’activité. Toute une série de renoncements qui a affecté la vie des personnes les plus fragiles et les quartiers déjà déshérités.

« Il rendait mille services »

Veronique Decker a achevé sa carrière dans l’éducation nationale comme directrice d’une grosse école, à Pantin (Seine-Saint-Denis) : « L’équipe s’était retrouvée le 31 août 2017, pour la prérentrée, et je reçois un coup de fil : Dites a vos deux employés de la vie scolaire, à vos deux assistants d’éducation et à la secrétaire de ne pas revenir demain, ils ne sont pas renouvelés. Avec cinq personnes en moins, qui peut croire qu’on fait tourner l’école de la même façon ? Et, pour moi, le triple de boulot. »

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Marie (prénom changé) dirige, elle, une école de deux classes, dans la région Centre-Val de Loire, sans emploi aidé depuis deux ans : « Ça s’est arrêté du jour au lendemain et j’ai hérité de huit heures de travail par semaine en plus. Le salarié qui m’avait aidée pendant trois ans avait un handicap cognitif léger qui affectait un peu sa parole mais pas son travail. Il rendait mille services, des tâches chronophages comme saisir les fiches de renseignements des élèves, pointer les livraisons de fournitures, réparer et couvrir les livres… On le sentait heureux à l’école. Aujourd’hui, il est chez lui et perçoit l’allocation adulte handicapé. »

« Bien sûr, j’ai été déçu de devoir partir, s’exclame un jeune éducateur, ancien emploi aidé à l’Etoile sportive de Trappes (Yvelines). J’adorais ce boulot, on faisait bien plus que du foot, on était les grands frères de ces gamins. »

« Effet d’aubaine »

Première banque italienne, Unicredit va supprimer 8 000 équivalents temps plein

La banque italienne a prévu de fermer 500 agences d’ici à 2023.
La banque italienne a prévu de fermer 500 agences d’ici à 2023. ANDREAS SOLARO / AFP

Des milliers d’emplois supprimés d’un côté, une forte hausse des dividendes versés aux actionnaires de l’autre. La banque italienne Unicredit a annoncé, mardi 3 décembre, qu’elle allait supprimer 8 000 équivalents temps plein (ETP) et fermer 500 agences d’ici à 2023, pour réduire ses coûts d’un milliard d’euros. Cette mesure entraînera une baisse de 12 % des effectifs et de 17 % du nombre d’agences en Europe occidentale.

Depuis son arrivée à la tête de la première banque italienne en termes d’actifs à l’été 2016, le Français Jean-Pierre Mustier a mené une vaste réorganisation de la banque, en réduisant déjà les effectifs de quelque 14 000 ETP et en fermant plus de 900 agences. Ces nouvelles suppressions d’emplois seront menées dans le cadre du plan stratégique 2020-2023 de la banque, présenté mardi aux investisseurs à Londres.

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Ce plan est aussi marqué par une nette hausse des dividendes. Sur la période 2020-2022, Unicredit versera 40 % de son bénéfice net aux actionnaires (dont 10 % via le rachat d’actions), contre 20 % annoncés en 2016 et 30 % en 2017. Ce montant grimpera à 50 % en 2023. Au total, huit milliards d’euros seront versés aux actionnaires entre 2020 et 2023, dont deux milliards via des rachats d’actions. Concernant ses revenus, Unicredit prévoit une hausse moyenne annuelle de 0,8 % entre 2018 et 2023, pour atteindre 19,3 milliards d’euros.

Contribuer

Des effectifs intérimaires en baisse et l’arrivée d’une nouvelle concurrence : les autoentrepreneurs

« Pour l’économiste Denis Ferrand, directeur général de Coe-Rexecode, le principal responsable de la chute des effectifs intérimaires est tout désigné : « c’est l’industrie. »
« Pour l’économiste Denis Ferrand, directeur général de Coe-Rexecode, le principal responsable de la chute des effectifs intérimaires est tout désigné : « c’est l’industrie. » Alain Le Bot / Photononstop

Après plusieurs années de croissance ininterrompue, les baisses d’effectifs s’accumulent mois après mois dans l’intérim, même s’ils restent à un niveau historiquement haut. D’après le dernier baromètre de la fédération du travail temporaire Prism’emploi, rendu public le 25 novembre, les effectifs des agences de travail temporaire ont à nouveau chuté de 4,5 % en octobre 2019 par rapport à octobre 2018. Une confirmation de la tendance qui touche le secteur depuis fin 2017. En cumul sur dix mois, le recul est de 4,7 % comparé à la même période en 2018, le phénomène n’épargnant que la Bretagne.

Les chiffres de la direction de la recherche et des études du ministère du travail (Dares) ne disent pas autre chose. La Dares signale un tassement certain des effectifs intérimaires, repassant sous la basse des 800 000 au début de 2018. Ceci, malgré la baisse continue du chômage – excepté le troisième trimestre de cette année.

La tendance est générale. Si la baisse des effectifs se concentre dans l’industrie (– 7,6 par rapport à octobre 2018 selon Prism’emploi), elle est également visible dans les services (– 4,1 %). Si la pénurie de compétences est pointée du doigt par les acteurs du marché pour expliquer ce déficit de main-d’œuvre, « on est d’abord sur des problématiques de savoir être, estime Isabelle Eynaud-Chevalier, déléguée générale de Prism’emploi. Les entreprises n’hésitent pas à investir pour former leurs intérimaires sur des compétences techniques. »

Peut-on pour autant parler de retournement de tendance ? Isabelle Eynaud-Chevalier relativise : « On constate une tendance baissière depuis quelques mois, mais c’est après que l’intérim a atteint des sommets historiques. » Accompagnant la reprise de l’activité, l’intérim a en effet enregistré ces dernières années des niveaux de croissance inédits (+ 4,4 % en 2015, + 6,7 % en 2016 et + 8,5 % en 2017, selon les données communiquées par Prism’emploi).

Pour l’économiste Denis Ferrand, directeur général de Coe-Rexecode, le principal responsable de la chute des effectifs intérimaires est tout désigné : « C’est l’industrie. » En particulier la métallurgie, chroniquement en crise, la plasturgie, touchée par la hausse des matières premières, et la fabrication des machines-outils ont chacun perdu autour de 3 000 postes intérimaires sur un an, d’après les données de la Dares.

Pour Isabelle Eynaud-Chevalier, c’est paradoxalement la bonne santé du marché de l’emploi qui expliquerait en partie la chute de l’intérim : « les employeurs hésitent moins à embaucher sur des contrats plus longs », fait valoir la déléguée générale de Prism’emploi, soulignant que le CDI intérimaire continue sa progression. Selon les données de la Dares, leur nombre a crû d’environ 13 000 sur un an au deuxième trimestre 2019.

Le studio de jeu vidéo Quantic Dream condamné pour des photomontages injurieux

Le créateur de jeu vidéo français David Cage, fondateur du studio Quantic Dream.
Le créateur de jeu vidéo français David Cage, fondateur du studio Quantic Dream. William Audureau / Le Monde

Le fleuron français du secteur est resté « passif » devant des photomontages « homophobes, misogynes, racistes, ou encore profondément vulgaires », a jugé le conseil de prud’hommes de Paris lors d’une audience de départage, le 21 novembre. Ils ont condamné l’inaction de la direction, qui les a laissé circuler durant des années en ayant connaissance de leur teneur. « En restant passif face à cette pratique plus que contestable, qui ne peut se justifier par l’esprit “humoristique” dont se prévaut la société, l’employeur a commis une violation de l’obligation de sécurité [vis-à-vis de ses employés] », ont-ils estimé.

Le studio Quantic Dream a été condamné à verser 5 000 euros à un employé victime d’un photomontage le présentant en nazi. En revanche, les prud’hommes n’ont pas suivi sa demande de requalification de sa prise d’acte – une forme de démission fondée sur l’impossibilité estimée de poursuivre son travail – comme un licenciement. Elle a jugé, entre autres, que l’entreprise a fait cesser la diffusion de ces photomontages dès lors qu’il s’en est plaint (son principal auteur a reçu un avertissement). Quantic Dream peut encore faire appel de cette condamnation.

Le 6 mars 2017, quatre employés du service informatique de la société avaient quitté l’entreprise par prise d’acte en raison de ces photomontages. Deux d’entre eux ont été déboutés le 20 novembre 2017 de leur demande de requalification de leur départ en licenciement, le tribunal ayant jugé que leur rupture de contrat avait été trop tardive pour prouver la gravité du préjudice commis. Le 22 août 2018, un troisième a obtenu gain de cause pour la même requête, le tribunal ayant cette fois estimé que la direction avait laissé « sciemment prospérer » les photomontages.

Le studio de jeu vidéo parisien avait fait l’objet d’une enquête du Monde, de Mediapart et de Canard PC en janvier 2018, mettant au jour une ambiance toxique et un management oppressant. L’entreprise a porté plainte en diffamation contre Le Monde et Mediapart.

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Les manageurs face au défi du handicap psychique

Midi et demi. Une file de travailleurs affamés fait le pied de grue devant le comptoir du restaurant Cojean, situé rue de Choiseul, dans le 2e arrondissement de Paris. En tablier bleu marine, Côme Allamagny slalome entre les tables pour apporter les commandes. « Un toasté végé », annonce-t-il dans un sourire, un plateau à la main. En apparence, Côme est un salarié comme les autres. Pourtant, derrière sa démarche nonchalante, le jeune homme de 25 ans cache un lourd handicap : il est atteint de schizophrénie.

Comme Côme, deux millions de personnes en France souffrent de troubles psychiques sévères. Et on estime qu’un Français sur cinq sera touché au cours de sa vie. « Les troubles psychiques englobent les schizophrénies, les troubles anxieux, les troubles graves de la personnalité, les addictions et les troubles de l’humeur comme la bipolarité ou la dépression », détaille Gisèle Birck, psychiatre.

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« Instables et imprévisibles, ces pathologies n’altèrent pas les capacités intellectuelles, mais elles peuvent entraîner des difficultés de concentration, des comportements inadaptés ou des problèmes relationnels. » Au point d’entraver, parfois, la réalisation des activités quotidiennes ou la participation à la vie en société. « Conformément à la loi du 11 février 2005, elles peuvent alors être reconnues comme handicap », rappelle la docteure Birck, qui préside Arihm Conseil, une association qui favorise l’entrée et le maintien dans l’emploi des personnes en situation de handicap psychique ou mental.

Errance thérapeutique

Le défi est de taille. Dans une enquête menée en 2016 par l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (Unafam), seules 19 % des familles interrogées indiquaient que leur proche en situation de handicap psychique avait un emploi. « Pourtant, lorsque la maladie est stabilisée, les personnes concernées peuvent très bien arriver à mener une vie sociale et professionnelle », rappelle Yannick Ung, chercheur associé en sociologie de la santé à l’université Paris-Descartes. Y compris en milieu ordinaire.

C’est le cas de Côme qui, après des années d’errance thérapeutique, a réussi à décrocher, en février 2017, ce job d’équipier chez Cojean, grâce à l’association Avec talents. « Les premiers mois, il venait me voir tout le temps pour me demander ce qu’il devait faire ensuite », se souvient son directeur, Guillaume Andrault. Mais, avec le temps, Côme a acquis de l’autonomie. « C’est quelqu’un d’agréable avec qui il est facile de travailler », assure son supérieur.