Du taylorisme à l’entreprise libérée, le discours face au réel

Du taylorisme à l’entreprise libérée, le discours face au réel

En matière d’organisation du travail, le passage du taylorisme à une forme où les salariés sont libres et responsables, s’est dans les deux cas, accompagné de retours d’expérience extrêmement critiques constate notre journaliste dans sa chronique.

Publié aujourd’hui à 06h00 Temps de Lecture 3 min.

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Mai 68. Les occupations d’usines se multiplient à Paris et en province ; le mouvement de grève gagne le trafic aérien, la RATP, la SNCF, la distribution des journaux est perturbée.
Mai 68. Les occupations d’usines se multiplient à Paris et en province ; le mouvement de grève gagne le trafic aérien, la RATP, la SNCF, la distribution des journaux est perturbée. Photo Domaine Public / Wikirouge

Chronique. Des formules comme la « quête de sens au travail » et « l’entreprise libérée » – où les travailleurs participeraient à l’élaboration de leurs propres tâches – doivent en grande partie leur succès à la critique de plus en plus radicale d’organisations du travail où celui-ci serait prescrit par des normes anonymes venues « d’en haut », et qui aurait de ce fait perdu l’engagement des salariés. En serait responsable la « taylorisation » du travail dans les entreprises françaises à partir des années 1950, suivant les préceptes de l’ingénieur américain Frederick Taylor (1856-1915), dont l’application avait accru de façon phénoménale la productivité de l’industrie américaine pendant la Seconde Guerre mondiale, grâce à la mesure « scientifique » et à la rationalisation du temps passé à chaque tâche, immortalisées par le film Les Temps modernes, de Charlie Chaplin, dès 1936.

Dans les années 1970 en France, le « taylorisme » est critiqué, d’abord sur le terrain – la grève du « Joint français » (1972) en est l’expression la plus fameuse – en raison des « cadences infernales » infligées aux ouvriers – et ensuite par les sociologues du travail, qui, en analysant les tâches effectuées, montrent le fossé béant entre le « travail prescrit » par les normes et le « travail réel », source de mal-être, de tension sociale et d’inefficacité.

Des effets néfastes

Mais comme l’a montré Dominique Besson, professeur de management à l’université de Lille, lors du congrès international d’histoire des entreprises, le 12 septembre, un regard d’historien doit être posé sur cette fameuse « taylorisation » dont les effets néfastes ont fait l’unanimité vingt ans après le début de leur déploiement. Il a, à cet effet, analysé un échantillon de 78 rapports rédigés par des ingénieurs du Conservatoire national des arts et métiers entre 1950 et 1960, et s’est entretenu dans les années 1990 avec leurs auteurs survivants. Ces ingénieurs, tous issus du département de l’organisation scientifique du travail (OST) du CNAM, tous fins connaisseurs des méthodes américaines, devaient en effet rédiger leur « retour d’expérience » sur la mise en œuvre desdites méthodes dans les entreprises.

Bataille de productivité

Or, Dominique Besson a constaté que ces rapports sont bourrés de critiques – qui n’ont rien à envier à celles des années 1970 – à l’égard desdites méthodes, et que la réalité décrite est plutôt celle d’un aller-retour, voire d’un compromis permanent et négocié avec les opérateurs engagés également dans la « bataille de la productivité » de la reconstruction du pays après-guerre. Ainsi, les tables de temps et de mouvements (MTM), présentées dans la littérature comme le standard taylorien universellement appliqué pour fixer la norme de durée affectée à chaque tâche – que ce soit pour l’encenser ou la critiquer –, sont en réalité rarement appliquées, au profit par exemple de la « méthode Bedoux », un ingénieur consultant pétri d’OST dont la méthode consiste à lier la rémunération à la tâche effectuée réellement en tenant compte des temps de repos et de concertation nécessaires à tout process de travail. La dimension « humaine » est donc parfaitement perçue et analysée par ces « ingénieurs méthodes », bien conscients de l’hétérogénéité des terrains, des cultures, des environnements sociaux auxquels ils ont affaire.

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LJD

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