L’international, très estimée par les professionnels du digital

Guillaume Santacruz, un jeune entrepreneur français, a rejoint Campus London, un espace de coworking destiné aux start-up.
Guillaume Santacruz, un jeune entrepreneur français, a rejoint Campus London, un espace de coworking destiné aux start-up. ANDREW TESTA/The New York Times-REDUX-REA

A l’occasion du Forum Expat, un regard sur la vie et les souhaits des Français de l’étranger. Près de 20 % des Français consultés dans une récente étude d’ADP envisagent d’aller œuvrer à l’étranger au cours des deux prochaines années. Mais les circonstances n’y sont nombreuses que dans quelques secteurs, comme l’IA la robotique ou le marketing digital.

L’émigration se porte bien. Le nombre des français à l’étranger n’a cessé de croître, de 3,24 % par an en moyenne sur dix ans. En 2018, elle marque le pas, en diminution de 1,05 %, mais c’est un repli souvent remarqué après une année électorale. Quelque 3 millions de Français sont installés, dont 1,8 million étaient inscrits au 31 décembre 2018 au registre des Français de l’étranger (tous les Français ne s’affirment pas au consulat). Un tiers sont âgés de moins de 25 ans.

Près de la moitié des expatriés français sont introduits en Europe et plus de 20 % en Amérique. Les pays où la présence française conformément consignée par le ministère des Affaires étrangères est la plus forte sont, dans l’ordre, la Suisse, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la Belgique, l’Allemagne et le Canada.

On remarque une partie de ces pays parmi les buts les plus estimés par les émigrés de toutes nationalités qui désirent activer leur évolution professionnelle. Selon la 11e édition de l’étude Expat Explorer, faite par HSBC et diffusée en janvier, l’Allemagne, le Bahreïn et le Royaume-Uni sont le top 3 des destinations mondiales où fonder une carrière internationale. En France, ce que les expatriés plébiscitent, c’est plutôt l’équilibre vie privée-vie professionnelle.

Hors zones frontalières, peu d’offres

Selon la dernière étude ADP sur le marché du travail en Europe (The Workforce View in Europe 2019, effectuée en octobre 2018 auprès de 10 585 salariés en Europe, dont 1 410 en France), près de 20 % des Français consultés voient de déménager à l’étranger pour travailler au cours des deux prochaines années, et, parmi eux, 4,9 % y songent très fortement. Les plus nombreux étant les 25-34 ans.

Sur le marché de l’emploi, « l’international est une niche. Le recrutement comme la recherche d’emploi à l’étranger concernent une toute petite partie des Français », déclare Jérôme Armbruster, créateur et PDG d’HelloWork, un site d’emploi qui vient de s’ouvrir à l’international avec le rachat, en 2018, de la start-up Jobijoba. « A l’international, il n’y a pas un volume considérable d’offres d’emploi de cadre, et on ne voit pas réellement d’augmentation, sauf sur les zones frontalières. L’expatriation est encore un marché de niche », ajoute Bertrand Hébert, le DG de l’Association pour l’emploi des cadres (APEC).

Mais, pour quelques jobs, l’international est devenu un nouveau terrain de recherche. Soixante-seize pour cent des experts digitaux français – IA, marketing digital, robotique– seraient ainsi prêts à s’écarter pour étendre leur carrière, publie une étude du Boston Consulting Group (BCG) diffusée en mai. La tendance est mondiale pour les compétences digitales : 67 % des 26 806 salariés de 180 pays qui ont répondu à l’étude Decoding Digital Talent seraient ainsi prêts à s’expatrier. Une exception de taille, toutefois : « En Chine, moins d’un expert digital sur quatre envisagerait une telle démarche », déclare le BCG.

 

Les candidats font « jouer la concurrence »

Les distances de taux de chômage d’un pays à l’autre, bien qu’importants – 8,8 % de chômage en France, 3,6 % aux Etats-Unis, 3,9 % au Royaume-Uni – ne développent pas grand-chose. Les volontaires au départ, qui sont majoritairement des hommes (68 %) diplômés (80 %), accordent davantage d’importance au contenu de la mission et au développement de leurs compétences qu’à la sécurité de l’emploi.

« Conscients de l’obsolescence de leurs compétences, les experts digitaux attendent de l’entreprise qu’elle leur offre un terrain d’expérimentation et les moyens de continuer à apprendre. Ces talents sont une population très mobile, qui n’hésite pas à faire jouer la concurrence entre employeurs ou territoires, explique Vinciane Beauchene, directrice adjointe au BCG. Actuellement, il est essentiel pour les entreprises et les gouvernements de se pencher sur la question de leur attractivité vis-à-vis de ces talents du numérique », assène-t-elle. Dans ces métiers numériques, les Français qui s’expatrient gardent une préférence pour les pays francophones, la Suisse restant leur destination favorite.

Plus de 5 000 personnes considérées au Forum Expat 2019

Le Forum Expat aura lieu les 12 et 13 juin au Carreau du Temple, à Paris. Cet événement créé par Le Monde en 2013 réunit des acteurs économiques, universitaires et diplomatiques pour répondre aux enjeux de la mobilité internationale : comment arranger son départ et surtout son retour ? A quelle protection sociale se vouer ? Comment construire son patrimoine ?

Cette  édition structurée autour de trois thématiques – mobilité professionnelle, gestion de patrimoine et vivre au quotidien – déchiffrera l’expatriation selon les motivations de départ : pour se former en Allemagne, pour travailler au Canada, pour investir à l’île Maurice.

Le Forum fera deux focus sur l’Europe, destination favorisée pour plus de 50 % des expatriés français : l’un sur la République tchèque et l’autre sur l’impact du Brexit. Une dizaine de destinations seront dûment représentées : les Etats-Unis, l’Allemagne, le Portugal, l’Espagne, la République tchèque, le Royaume-Uni, l’île Maurice, le Canada et la Nouvelle-Zélande.

Le mercredi 12 juin de 10 heures à 21 heures et le jeudi 13 juin de 10 heures à 18 heures. Au Carreau du Temple, 4, rue Eugène-Spuller, 75003 Paris. Entrée gratuite, inscription sur www.leforumexpat.com

Crise de l’ENA en 1979

Le professeur de gestion Mario d’Angelo rappelle, que la suppression de l’ENA et des grands corps de l’Etat existait déjà dans les offres du sociologue Michel Crozier pour une réforme de l’action publique, il y a quarante ans.

La nouvelle annonce présidentielle de retirer l’Ecole nationale d’administration (ENA) et les « grands corps » de l’Etat rétablit sur le métier une réforme souvent rappelée par le passé, dont les sources datait en fait à 1979.

Il y a quarante ans en effet, le sociologue des organisations Michel Crozier (1922-2013) proclamait un essai désigné On ne change pas la société par décret (Grasset, coll. « Pluriel »). Il y trace les bordures d’un « vrai changement », apercevant surtout de changer les grandes écoles et leurs classes préalables (les « prépas »), de retirer l’ENA, les grands corps de l’Etat et les concours de la fonction publique.

Des conduites de déviation

L’auteur de ces offres était alors déjà internationalement connu pour ses analyses de la bureaucratie présentées dès 1964 aux Etats-Unis et en France, et pour son essai La société réunie (1970), qui avait fermement inspiré le courant réformiste en France.

Une relecture de Crozier reste donc d’actualité, non uniquement par rapport à la cession de l’ENA mais, plus amplement, par rapport à la capacité d’ajuster le mode d’action publique en France.

Les thèses de Crozier immobilisent sur le constat essentiel que la société française se définit par des comportements d’évitement. Aux rapports de face-à-face, à la communication directe, les Français favorisent l’administration par les prescriptions impersonnelles. Cette impersonnalité satisfait d’abord les aspirations d’égalité et la peur de l’arbitraire d’un décisionnaire trop proche. On exclut ainsi la possibilité de soutenir des solutions distinguées en fonction des problèmes.

Pour l’auteur du Phénomène bureaucratique (1963), ce mode de fonctionnement affermit dans la machine politico-administrative une concentration qu’il caractérise par les prises de décision espacées du niveau où se posent les problèmes, soit que ces niveaux sont dénués pour le faire, soit qu’ils n’osent prendre des décisions et en endosser l’implication de peur d’être rattrapés par des circuits parallèles qui s’adressent immédiatement au sommet du système.

Le besoin d’égalité en cause

Crozier contemple que c’est l’exigence d’égalité qui a nourri cette stratification poussée entre des niveaux entourés les uns aux autres. Une bonne illustration en est donnée par les concours de la fonction publique. Bases du recrutement public, ils veulent garantir l’égalité et le moins d’arbitraire possible en soutenant sur de la connaissance standardisée, et ne permettent par conséquent que peu de portée aux capacités et potentiels des candidats, principes de sélection résolus trop subjectifs.

La lente destruction de l’attractivité anglaise

En 2018, 201 000 Européens se sont installés au Royaume-Uni (la moitié pour y travailler) et 127 000 en sont partis.
En 2018, 201 000 Européens se sont installés au Royaume-Uni (la moitié pour y travailler) et 127 000 en sont partis. JUSTIN TALLIS / AFP
A l‘occasion du Forum Expat, les 12 et 13 juin à Paris, voici un regard sur la vie et les aspirations des Français de l’étranger. Le Royaume-Uni, éternellement dans le top 3 des candidats au départ dans les enquêtes d’opinion, saisit de plus en plus d’expatriés rentré au pays.

Lors d’un cocktail à l’ambassade de France à Londres, début juin, après une remise de décoration. Un groupe d’expatriés de longue date parle. Brusquement, la conversation détourne vers les départs que chacun aperçoit autour de soi. « Ceux qui sont dans de grandes entreprises ne bougent pas vraiment, mais ceux qui sont à leur compte, ou qui peuvent se le permettre, commencent à partir, témoigne une Française installée à Londres depuis trente ans. Avec le Brexit, tout le monde se pose la question. »

Depuis le suffrage sur la sortie de l’Union européenne, en juin 2016, le Royaume-Uni captive moins. S’il n’y a pas eu d’émigration, des émigrés débutent à quitter le pays au compte-gouttes. Aujourd’hui, pour eux, c’est un fait de verre à moitié plein ou à moitié vide. Avec ses salaires captivants, son cadre de vie plaisante, son chômage au plus bas et sa langue anglaise, le pays reste l’un des plus séduisants au monde. Mais il l’est beaucoup moins qu’autrefois.

Les chiffres sur Indeed.fr, un site de recherche d’emploi, sont parlants. L’année dernière, 10,9 % des recherches accomplies en France pour un poste à l’étranger s’orientaient vers le Royaume-Uni, installant le pays en troisième position (loin derrière la Suisse, à 32 %, et juste derrière les Etats-Unis, 11,9 %). Il s’agit cependant d’un recul d’un demi-point par rapport à l’année précédente. « Le Royaume-Uni voit son attractivité se réduire et les recherches sont de plus en plus limitées au domaine de la finance et aux contrats de stage », déclare Alexandre Judes, d’Indeed.

Le Bureau britannique des statistiques réaffirme cette tendance de fond. En 2018, 201 000 Européens se sont établis au Royaume-Uni (la moitié pour y travailler) et 127 000 en sont partis. Le solde net, soit 74 000 personnes, est deux fois et demie moindre qu’au moment du scrutin et atteint son plus bas niveau depuis 2012, quand le pays se restituait à peine de la crise financière.

Un solde migratoire historiquement dominant

La prédisposition est donc à un fort retard. Il s’agit cependant d’un flux positif vers le Royaume-Uni. En additionnant les non-Européens, le solde migratoire du pays était de 258 000 personnes en 2018, ce qui reste un niveau historiquement élevé et… quatre fois et demi plus haut qu’en France.

Le réseau social LinkedIn fait la même remarque. Depuis mi-2017, le nombre d’Européens membres du réseau qui ont renoncé le Royaume-Uni stabilise le nombre d’arrivées. Au contraire, il reste un flux positif de non-Européens. « Notre analyse est que le Royaume-Uni est devenu un endroit moins attirant qu’autrefois pour les chercheurs d’emploi qui habitent dans les autres pays de l’Union européenne », selon LinkedIn.

La dessiccation des émigrés européens ne vient exclusivement pas d’un quelconque retard du marché de l’emploi. Outre-Manche, le chômage n’a jamais été aussi bas depuis quarante ans, désormais à 3,8 %, un point de moins qu’au moment du référendum.

Par contre, la chute de la livre sterling, de 15 % par rapport à l’euro depuis trois ans, rend les salaires beaucoup moins concurrentiels. L’impact est particulièrement fort pour les Européens de l’Est, arrivés en très grand nombre depuis l’entrée de huit pays de cette zone dans l’UE, en 2004. Pour les Polonais particulièrement, qui œuvrent en grand nombre dans les exploitations agricoles, les usines et les maisons de retraite, le Royaume-Uni est désormais moins intéressant.

Des anxiétés sur le statut des travailleurs européens

L’anxiété qui entoure le statut des Européens post-Brexit pèse aussi lourdement. Tous les citoyens des Vingt-Sept membres de l’UE résidant maintenant au Royaume-Uni conserveront en principe les mêmes droits. Mais les incertitudes à répétition du gouvernement britannique sur le sujet, qui a soufflé le chaud et le froid, n’ont pas aidé à tranquilliser.

Ces aléas sauraient malgré cela n’être que temporaires. Le Brexit n’est pas encore effectif (son entrée en vigueur, déjà repoussée deux fois, doit en principe avoir lieu le 31 octobre) et sa forme reste à amener. S’il se passe bien, le pays pourrait brusquement redevenir captivant. Une étude de HSBC proclamée en janvier installait même le Royaume-Uni en troisième position des pays les plus plébiscités par les expatriés en quête de nouveaux défis professionnels, derrière l’Allemagne et le Bahreïn. Etrangement, il s’agissait d’une forte amélioration par rapport à la neuvième place des années 2016 et 2017. Si le résultat de ce genre d’enquête (auprès de 22 000 expatriés dans 168 pays) est à prendre avec des pincettes, il prouve que les forces du Royaume-Uni dépassent amplement la condition politique actuelle.

Plus de 5 000 personnes espérées au Forum Expat 2019

Le Forum Expat aura lieu les 12 et 13 juin au Carreau du Temple, à Paris. Cet événement réunit des acteurs économiques, universitaires et diplomatiques pour répondre aux défis de la mobilité internationale : comment organiser son départ et surtout son retour ? A quelle protection sociale se vouer ? Comment bâtir son patrimoine ?

Cette 7e édition structurée autour de trois thématiques – mobilité professionnelle, gestion de patrimoine et vivre au quotidien – décryptera la migration selon les motivations de départ : pour se former en Allemagne, pour travailler au Canada, pour investir à l’île Maurice.

Le Forum fera deux focus sur l’Europe, destination favorisée pour plus de 50 % des émigrés français : l’un sur la République tchèque et l’autre sur l’impact du Brexit. Une dizaine de destinations seront conformément représentées : le Portugal, l’Allemagne, la  Nouvelle-Zélande, l’Espagne, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la République tchèque, l’île Maurice et le Canada

Le mercredi 12 juin de 10 heures à 21 heures et le jeudi 13 juin de 10 heures à 18 heures. Au Carreau du Temple, 4, rue Eugène-Spuller, 75003 Paris. Entrée gratuite, inscription sur www.leforumexpat.com

 

L’importance de la maîtrise de l’anglais au travail

Je suis une quiche en anglais.

Je suis une quiche en anglais.Plusieurs jeunes actifs sont bloqués par leur faible niveau d’anglais. Des manques pénibles à garantir dans plusieurs secteurs, où la maîtrise de la langue de Shakespeare est devenue nécessaire. Heureusement, il y a Google Trad.

Noémie, 26 ans, avec son bac + 5 issue d’une école de communication, travaille dans la tech, et excelle dans l’art de parler vite et bien. Mais lorsqu’il faut « switcher » en anglais, elle adapte plutôt l’art de l’échappe, voire du sourire béat quand l’accident approche. « L’anglais, c’est comme le bac, faut l’avoir. Si tu l’as pas, c’est la honte, et tu te sens exclu. »

Exprimée par son expérience à la Walt Disney Company, en région parisienne, elle rit aussi de son espacement face à la «pensée out of the box» de ­l’entreprise américaine. « Moi, j’étais out tout court ! Je me souviendrai toute ma vie d’une réunion marketing à laquelle je n’ai strictement rien compris. Je me suis trouvée bête. On m’avait recrutée comme si parler anglais coulait de source, alors qu’il m’était impossible d’arriver à la cheville de mes collègues. »

Stress récurrent

Comme Noémie dans l’univers de Mickey Mouse, plusieurs jeunes ­actifs font de l’anglais un complexe qu’ils tentent de dissimuler. Et si le phénomène est péniblement quantifiable – les passionnés préférant ne pas trop se présenter –, il n’en est pas moins universel. Si les anglicismes squattent nos mails et nos réunions parfois jusqu’à l’absurde, ils ne sont en rien comparables à la nécessité de dialoguer en anglais, source réelle de souffrance au travail pour celui qui n’a pas le niveau attendu. Du simple échoué au quiproquo, certaines situations peuvent générer un stress récurrent.

La loi Toubon de 1994, proportionnelle à l’emploi de la langue française, a pris quelques rides, comme le développe Jérôme Saulière, polytechnicien, qui a soutenu sa thèse de doctorat en 2014, intitulée « Anglais correct exigé : dynamiques et enjeux de l’anglicisation dans les entreprises françaises ». « Actuellement, elle n’est ni appliquée ni applicable, dit-il. Au lieu de fermer les yeux, on devrait se ­concentrer sur une gestion plus fine de l’utilisation des langues en entreprise. Cela serait salutaire pour tout le monde : pour la performance de la boîte et pour le bien-être des salariés. »

« Je participe à un jeu d’acteurs, mes chefs ne pourraient jamais imaginer que je suis une bille en anglais ! », Noémie, employée dans une start-up

Juste avant notre entretien, Noémie a été sollicitée pour « inviter un speaker à un meet-up ». En anglais, forcément. « Je n’ai rien dit mais ça va me demander le double de boulot », déclare-t-elle. Une charge pèse sur le quotidien de ces jeunes : l’anglais évoque un « must have », une évidence ; « le sens de l’histoire », diront certains. « C’est super dur à assumer, surtout quand on est issu de cette génération censée être bilingue, continue Noémie. Je collabore à un jeu d’acteurs, mes chefs ne pourraient jamais imaginer que je suis une bille en anglais ! » Le plus fréquemment, la jeune femme ruse grâce à deux astuces, classiques mais efficaces : Google Trad et l’appel à un ami. « J’en rigole mais quand tu n’as pas le bon logiciel, tu te sens moins crédible, moins légitime. Ça crée un sentiment d’infériorité. »

Avec l’augmentation des frais universitaires en France, les étudiants africains moins séduits par l’Hexagone

Pour la rentrée 2019, la diminution de candidatures venues du continent serait de l’ordre de 30 % à 50 %, selon la Conférence des présidents d’université.

Cette année, les étudiants africains ne sont pas nombreux à s’inscrire dans des universités françaises. A quelques jours de la fin du dépôt des dossiers, c’est actuellement sûr. Le président du comité de communication de la Conférence des présidents d’université (CPU), François Germinet, estime la diminution générale des sollicites d’étudiants africains « de l’ordre de 30 % à 50 % ». « C’est ce qui ressort des remontées de terrain de la part des présidents d’université à l’échelle nationale », pointe-t-il. A l’université de Cergy-Pontoise, qu’il préside, il enregistre une réduction d’environ 30 % des candidatures africaines.

La cause est simple. Dès la rentrée 2019, un étudiant non originaire de l’Union européenne (UE) devra payer 2 770 euros pour une année de licence à l’université, au lieu de 270 euros jusqu’à actuellement. Pour un master, il devra payer 3 770 euros, contre 243 euros avant. Soit des frais plus de dix fois supérieurs à ceux approuvés par un Européen…

Derrière cette transformation, il y a le changement annoncé le 19 novembre 2018 par Edouard Philippe. Cette « stratégie d’attractivité », nommée « Bienvenue en France », vise à porter de 343 000 à 500 000 le nombre d’étudiants étrangers à l’horizon 2027. Pour cela, le gouvernement compte résumer la politique des visas, mais aussi augmenter les droits d’inscription universitaires pour les étudiants extra-européens tout en triplant les bourses, au motif que cela mènera davantage d’équité.

Les Africains représentent 46 % des étudiants étrangers

Le premier effet ne va pas dans le sens espéré. A l’université Bordeaux-Montaigne, où les Africains indiquaient jusque-là 54 % des étudiants non européens, « nous avons constaté une diminution très nette des candidatures », se dévaste sa présidente, Hélène Velasco-Graciet : « C’est pourtant une tradition bordelaise d’accueillir ces jeunes venus notamment des pays francophones. »

Même remarque à Paris-Nanterre, où un étudiant international sur trois est issu du continent. Là encore, la baisse des candidatures est qualifiée de « très notable » par la vice-présidente des relations internationales, Sonia Lehman-Frisch. En 2018, ils étaient 11 630 à avoir candidaté ; cette année, ils sont 7 695, soit une baisse de 44 %. Les Algériens, nationalité la mieux existante, ne sont que 2 523 à avoir sollicité pour la rentrée, contre 3 638 l’année précédente.

Les établissements savaient que ce public moins aisé serait amplement touché. Or selon l’organisme public Campus France, les étudiants africains évoquent 46 % des 343 000 étudiants étrangers inscrits à ce jour dans l’enseignement supérieur français. La France est l’un des pays qui accueillent le plus de jeunes originaires du continent, et surtout d’Afrique du Nord, puisqu’un quart des étudiants étrangers inscrits en France viennent du Maroc (12 %), de l’Algérie (9 %) et de la Tunisie (4 %).

Pour essayer de nuire les effets de la mesure, les universités ont cherché des solutions. La moitié des universités, les Instituts nationaux des sciences appliquées (INSA) et d’autres établissements d’enseignement supérieur ont déclaré qu’ils n’appliqueront pas cette augmentation à la rentrée 2019. L’université Paris-Nanterre est dans ce groupe : elle n’augmentera pas les droits d’inscription jusqu’à la fin des études des néo-entrants. Comme les autres établissements, elle utilisera un décret de 2013 qui permet d’exonérer entièrement ou partiellement jusqu’à 10 % des étudiants (hors boursiers).

« Une menace pour la richesse culturelle et scientifique »

« Cette mesure gouvernementale fait peser une menace sur la richesse culturelle et scientifique que les étudiants africains représentent pour notre université », déclare Sonia Lehman-Frisch.

Le directeur pédagogique du groupe INSA, Claude Maranges, rappelle quant à lui un problème de timing : « C’était trop tard pour mettre en place cette politique efficacement. On exonérera partiellement les étudiants extra-européens pour 2019, puis on mettra en place un système de bourses pour aider ceux qui en ont besoin à partir de l’année suivante. » Lui aussi s’alarme pour les étudiants africains, qui forment une part très sérieuse des étudiants étrangers au sein de ces écoles d’ingénieurs : « C’est pour cette population-là qu’on a peur, surtout pour celle du Maghreb. »

La diminution des sollicites d’inscription pour 2019 justifie déjà les craintes que le monde universitaire avait énoncées dès l’annonce du plan gouvernemental. D’emblée, Hélène Velasco-Graciet avait apprécié que cette discrimination par l’argent « reniait la tradition humaniste des universités ». Pour elle, « il n’y a pas de différence à faire entre les étudiants en fonction de leurs origines géographiques, sociales ou culturelles ». Un point de vue partagé par Sonia Lehman-Frisch, pour qui « cette mesure s’oppose à notre intime conviction que l’université est ouverte à tous et est contre la sélection par l’argent ».

Pour François Germinet aussi, l’enseignement supérieur français devrait être plus amplement ouvert aux étudiants africains. Depuis son observatoire qu’est la CPU, il additionne que « le système bloque énormément d’étudiants africains, puisqu’on ne sélectionne que 1 % des candidats ». Ce qui lui fait dire que le combat doit aussi porter sur l’aide aux universités africaines dans l’entrée de formations additionnelles.

 

« Changement » au sein des dispositions, publiques comme privées.

« Les organisations, comme les individus, privilégient des choix qui maintiennent des programmes en cours plutôt que des programmes qui annoncent un saut vers l’inconnu » (Représentants syndicaux lors de l’affaire France Télécom au tribunal, à Paris, le 6 mai).
« Les organisations, comme les individus, privilégient des choix qui maintiennent des programmes en cours plutôt que des programmes qui annoncent un saut vers l’inconnu » (Représentants syndicaux lors de l’affaire France Télécom au tribunal, à Paris, le 6 mai). LIONEL BONAVENTURE / AFP

Le professeur de management à ESCP-Europe Jean-Michel Saussois met en garde contre les visions réductrices de la « conduite de changement » encore en vigueur dans les entreprises, et dont la crise sociale à France Télécom a été une image

Le procès France Télécom est un appel à s’arrêter sur ce qu’il faut concevoir par « changement » au sein des dispositions, publiques comme privées.

Tout d’abord, deux constats. Le premier, vérité de La Palice en attitude, est de dire que les organisations, comme les individus, favorisent des collections qui soutiennent des programmes en cours plutôt que des programmes qui avisent un saut vers l’inconnu. Herbert Simon [économiste américain (1916-2001), Prix Nobel en 1978], théoricien des organisations, a présenté la notion de « répertoire d’action » pour caractériser la façon dont les acteurs ont l’habitude d’agir dans telle ou telle situation de travail.

Pénuries prévisibles

Or ce sont ces recueils qui sont l’objet du changement organisationnel. En fait, c’est sous la contrainte que l’on change, dans la mesure où poursuivre à faire ce que l’on sait faire ou changer pour faire quelque chose de nouveau est une alternative dont les termes sont de fait divers. Rares sont donc les changements à froid.

D’où le deuxième constat. Machiavel, consultant avant la lettre, avait averti son prince qu’« il faut savoir qu’il n’y a rien de plus difficile, de plus risqué, de plus dangereux à conduire que d’initier un nouvel ordre des choses » ; car c’est bien d’un nouvel ordre des choses dont il s’agit quand on introduit de récentes règles du jeu, de nouvelles capacités à procurer. Un changement technique peut être visualisé dans un objet, mais le changement organisationnel, lui, est affaire de perceptions par les acteurs qui évaluent s’ils peuvent ou non sortir du jeu et dans quelles conditions, qui anticipent les suites sur leur propre devenir professionnel, sur leur vie familiale.

Face à la montagne de embarrasses probables à arranger, les approches simplistes, qui se veulent avant tout pragmatiques, sont en réalité là pour adoucir les craintes de ceux qui hésitent à conduire une mutation organisationnel, ou alors pour conforter ceux qui ne voient pas où est le problème.

Il est en effet engageant de se montrer une organisation comme une machine à engendrer de l’efficience. Transformer la machine serait alors une affaire proportionnellement simple et ne solliciterait guère la lecture de livres de théoriciens de la transformation qui ne font que « pipoter » (le café en face des anciens locaux parisiens de l’Ecole Polytechnique se nomme d’ailleurs constamment Les Pipots…).

« Faut-il punir l’incapacité managériale ? »

Au procès France Télécom, qui a débuté le 6 mai au tribunal de grande instance de Paris (TGI), la présidente Cécile Louis-Loyant et ses assesseurs.
Au procès France Télécom, qui a débuté le 6 mai au tribunal de grande instance de Paris (TGI), la présidente Cécile Louis-Loyant et ses assesseurs. ERWAN FAGES

Le procès France Télécom qui s’organise depuis le 6 mai au tribunal de grande instance de Paris (TGI), pourrait pointer une phase capitale dans la responsabilisation juridique des managers d’entreprise, explique le professeur de gestion Jean-Philippe.

A aucun moment, il y a dix ans, les responsables de l’entreprise France Télécom n’avaient entendu que leur implication pénale puisse être engagée pour le motif de « harcèlement moral ». Après tout, qui peut donc être gardé pour coupable d’une « mode », pour reprendre la formule – malheureuse – du PDG de l’époque ? En ce sens, le procès en cours illustre bien les relations qui unissent sitôt le management et le judiciaire (« Le management face au judiciaire. Un nouveau domaine d’enseignement et de recherche », Romain Laufer et Yvonne Muller-Lagarde, Revue française de gestion, vol. 269, no 8, 2017).

« Quelle peine pour le chauffeur du véhicule sans lequel le hold-up n’aurait pu être défini, même si celui-ci n’a pas remué de ce véhicule ayant permis aux acteurs de prendre la fuite ? »

Un sujet surtout a été jusqu’à présent légèrement travaillé et discuté par les chercheurs en droit comme en management : la responsabilité pénale susceptible d’être associée à l’exercice de l’activité managériale. Il n’est d’ailleurs pas exagéré de examiner qu’il s’agit d’un véritable trou noir. On voit en effet instantanément la difficulté : la mission du conduite étant largement de « faire en sorte que les autres fassent », comment pourrait-il être possible de prouver la chaîne des causes et des conséquences qui étalerait qu’un battement de cil d’un PDG ou qu’un plan stratégique voté en conseil d’administration puisse in fine déclencher une série de suicides ?

Ce « trou noir » de l’implication pénale est d’ailleurs le meilleur bouclier de protection juridique pour les dirigeants. Sans ce dernier, la financiarisation des stratégies des entreprises depuis le début des années 1990 aurait été très possiblement moins « efficace ». L’un des plus puissants leviers de cette financiarisation a été l’alignement incitatif des intérêts des dirigeants de l’entreprise sur ceux des actionnaires. On voit alors la logique qui conduit presque mécaniquement au sacrifice d’emplois sédentaires sur l’autel de l’explosion des rétributions de dirigeants, eux, amplement nomades. Et cette logique juridico-financière discriminant l’argent et la morale conduit à la formule qui a fait florès dans tous les tribunaux où des responsables ont pu être mis en cause : « Faute morale n’est pas faute pénale ». Il apaisait d’y penser…

Procès France Télécom : « Une dérivation des mécanismes de gérance »

Rassemblement de syndicats de France Télécom devant le palais de justice de Paris, le 6 mai 2019, lors de l’ouverture du procès de l’opérateur.
Rassemblement de syndicats de France Télécom devant le palais de justice de Paris, le 6 mai 2019, lors de l’ouverture du procès de l’opérateur. LIONEL BONAVENTURE / AFP

Le consultant Gérard-Dominique Carton et la chercheuse Valery Michaux révoquent, l’utilisation de la « courbe de deuil », outil d’étude psychologique de la conduite des employés, par la hiérarchie de l’opérateur.

Comme c’est l’usage dans la majorité des politiques de complément de la transformation, France Télécom a formé des milliers de managers afin de mener, sur le terrain, le plan de transformation stratégique déclenché à la fin des années 2000. Parmi les outils inclus dans cette formation figurait la « courbe du deuil ». Issu des ouvrages de la psychiatre américano-suisse Elisabeth Kübler-Ross (1926-2004), cet outil admet de mieux identifier les différentes phases psychologiques par lesquelles passe une personne qui entre dans un processus de deuil : déni, choc, sidération, colère, révolte, tristesse,  peur, dépression, suivies d’une phase de renonciation puis d’acceptation où se projeter dans l’avenir est enfin possible. Ces distinctes phases résultent de chaque individu, et les thérapeutes s’en servent pour ajuster le bon suivi à chaque phase.

Or les conditions de deuil peuvent être extraordinairement diverses lors des grands transformations stratégiques d’entreprise : deuil d’un ancien métier, d’une compétence avant reconnue mais devenue marginalisée, d’une situation hiérarchique estimée remise en question, d’une équipe qu’on se retrouve exigé de quitter par mutation non choisie, d’une culture basée sur la reconnaissance de l’expertise percutée par des modes de management quantitatifs à court terme, etc. La « courbe de deuil » a été conduite en entreprise au milieu des années 1990 pour conduire les salariés lors de grandes changements. Elle a été déployée avec succès depuis vingt-cinq ans auprès de 10 000 managers et dirigeants. De nombreux professionnels se sont transportés de cette démarche et l’ont optée en masse : la courbe du deuil a fini par devenir un standard de la guidée de la transformation.

Mais l’affaire France Télécom montre que suffisamment d’entre eux en ont dénaturé à la fois l’utilisation et l’objectif. L’important travail d’examen de l’Observatoire du stress et des mobilités obligées de France Télécom a permis de mettre au jour les procèdes de l’usage passif de cette courbe dès 2009. Elle était exposée comme un outil admettant de diminuer les résistances à la transformation des équipes. Elle était utilisée pour expliquer aux manageurs de France Télécom que les individus passaient par différentes étapes avant d’accepter le changement, et que les signes de révoltes ou de dépression étaient « normaux », voire étaient les signes d’un « relâchement de la résistance » ! Lors de la diffusion, en 2010, d’une étude d’« Envoyé spécial » (« Que s’est-il passé à France Télécom ? »), des cadres de France Télévisions accomplis par leur propre université d’entreprise à cette courbe de deuil ont même mobilisé leurs syndicats pour révoquer la même dérive !