Alexis Rigal, 21 ans, est un « commercial de terrain ». Grossiste en viande dans une petite entreprise du Cantal, Territoire viande, il vit un quotidien cadencé par un travail de démarchage. « Je vois mes clients au moins une fois par semaine. C’est ce relationnel qui m’a donné envie de faire ce métier », témoigne-t-il. Bien content de s’en tenir à ces « méthodes traditionnelles », Alexis avoue néanmoins l’importance grandissante du numérique : « On ne peut plus négliger la communication sur les réseaux sociaux ou l’animation du site Internet. Il faut savoir évoluer. »
Le « phygital »
« Savoir évoluer », « faire avec », « s’adapter »… Ces mots reviennent en boucle chez les jeunes diplômés qui font actuellement leurs premiers pas de commerciaux, une activité en pleine mutation. Où les ventes se nouent aussi bien derrière un écran qu’au cours d’un déjeuner au restaurant.
« Les ventes complexes, qui demandent une solution personnalisée, nécessitent des professionnels à haute valeur ajoutée », Jean Muller
« Aujourd’hui, jusqu’à 45 % des actes marchands se font en ligne, décrypte Nicolas Klein, docteur en sociologie du travail. Les entreprises doivent donc trouver un nouvel équilibre entre les espaces traditionnels [boutiques, plates-formes téléphoniques] et le nouvel espace numérique. » Cette transmutation porte un nom : le « phygital », contraction de « physique » et « digital ».
Ces métiers embauchent, mais donnent une image négative. Chaque année, 150 000 postes de commerciaux ne trouvent pas preneurs, et sont disponibles « en permanence », selon l’association des dirigeants commerciaux de France (DCF). Pour attirer les jeunes, les employeurs évoquent les transformations de la profession, « le rôle d’accompagnement et de service », souligne Nicolas Klein. « Les ventes simples n’ont plus besoin de commerciaux. En outre, les ventes complexes, qui demandent une solution personnalisée, sollicitent des professionnels à haute valeur ajoutée », expose Jean Muller, le président de l’association DCF.
Nouveaux métiers
En clair : ne dites plus « vendeur » mais « conseiller client » ou « expert », voire « coach ». « Dans les boutiques, cela ne remet pas en cause leur identité dans la mesure où le service fait partie du processus de vente. Les jeunes diplômés ont intégré cette posture. La relation avec le client est plus détendue qu’avant », enregistre le chercheur Nicolas Klein. De nouveaux métiers émergent aussi, comme celui de Web conseiller, « ce commercial qui intervient sur les forums et les réseaux sociaux, qui ne veut plus être considéré comme vendeur pour ne pas casser le processus de confiance avec le client ».
« C’est cet équilibre entre le physique et le digital qui est captivant, juge Emilie Haensler, 21 ans, commerciale dans une entreprise de vente d’équipements sportifs en ligne, Snowleader. Même si nous sommes toute la journée derrière un ordinateur, nous conseillons les clients par téléphone et les redirigeons au besoin vers nos magasins. Si nous n’avions pas de boutiques, je serais peut-être moins enthousiaste… » Et d’augmenter : « C’est aussi lié à l’entreprise dans laquelle je travaille. Je suis passionnée de sport depuis toujours, si je vendais des casseroles, je serais sûrement moins épanouie. »
Mais, derrière un écran ou face à un client, le cœur du métier est identique, selon Frédéric Neyrat, professeur en sociologie à l’université de Rouen. Pour lui, « le commercial doit toujours aller au-devant du client, que ce soit sur Internet ou en face-à-face. Le numérique transforme certains aspects en facilitant le travail de prospection, mais il n’a pas substantiellement modifié le sens de ce métier ».
Envie de changer d’air
Emmanuel Lairie, 24 ans, conseiller commercial chez Renault Trucks à Massy, en région parisienne, témoigne : « Je suis en poste dans une entreprise un peu vieille école. Je suis le plus jeune de l’équipe et les outils numériques me permettent de me démarquer. Je touche plus facilement de nouvelles cibles. Mais je ne vends pas de véhicules à distance et, devant le client, mes collègues plus âgés et moi tenons le même discours. Rien n’a changé. »
« Les besoins des entreprises évoluent tellement vite que nous sommes un peu en décalage », Frédéric Porez-Griseur
Rémi Bonnefont, 30 ans, est moins insouciant. Il y a deux ans, ce Limougeaud dynamique a claqué la porte du secteur bancaire. « Aujourd’hui, on éduque le client à se débrouiller seul avec des applications. Des souscriptions de prêts se font uniquement par Internet », a-t-il mentionné. De quoi lui donner envie de changer d’air : « Moi, j’ai besoin de voir mon interlocuteur pour saisir ses réactions, parler de tout et de rien pour mieux le cerner… » Désormais à son compte dans le domaine des fournitures industrielles, Rémi a renoué avec ce qui lui manquait : « Je suis sur la route, je fais même mes livraisons. Preuve qu’il est encore possible d’exercer ce métier en laissant une grande place à la relation humaine. »
Sur le marché de l’emploi, on sollicite toujours aux jeunes commerciaux « une aisance relationnelle, un savoir-être, une capacité de résilience, observe Frédéric Neyrat. Même s’ils doivent désormais maîtriser les nouvelles technologies ». Ce qui oblige les établissements d’enseignement à se remettre en question. « Les besoins des entreprises évoluent tellement vite que nous sommes encore un peu en décalage. Mais dans l’ensemble des BTS, on forme les élèves à ces changements », déclare Frédéric Porez-Griseur, chargé des formations professionnelles et technologiques au lycée Gaston-Berger de Lille.
Diplômes revus et corrigés
Dans les lycées, les diplômes font leur mue. A la rentrée 2018, le « D » de numérisation est venu se greffer à l’acronyme du BTS négociation et relation client (devenu NDRC). « Les élèves sont formés à la construction d’un site Internet, à la gestion de l’e-réputation, jusqu’au chat en direct », détaille Frédéric Porez-Griseur. Egalement revu et corrigé, le BTS management des unités commerciales sera rebaptisé « management commercial opérationnel » à partir de la rentrée de septembre 2019.
Dans les instituts universitaires de technologie (IUT), la dernière mise à jour des programmes est depuis 2013. Une nouvelle matière, l’e-marketing, a alors fait son apparition. « Depuis, les aspects de la digitalisation sont intégrés aux enseignements et ont une grande place parmi les études de cas », argumente Laurent Gadessaud, vice-président de l’Assemblée des directeurs d’IUT.
Même constat du côté des bachelors. « Le profil de nos intervenants a changé. On se doit d’avoir des cours sur l’économie du numérique, mais aussi sur les compétences techniques attendues », déclare Catherine Lignac, directrice des études du groupe SUD Management. « Les formations en font un argument marketing pour attirer de nouveaux étudiants. Cette génération, portable à la main, a un regard différent sur la relation client et attend que le digital soit bien présent. »
Le nombre de micro-travailleurs en France n’est pas secondaire : de 15 000 personnes pour les plus réglementaires à plus de 250 000 pour les moins actifs. Un groupe de chercheurs de Télécom ParisTech, du CNRS et de MSH Paris Saclay vient de diffuser une étude tentant de quantifier le nombre de ces travailleurs du clic, invisibilités et fragilisés, qui effectuent de petites tâches numériques rétribuées à la pièce.
« Souvent répétitives et peu qualifiées, consistent, par exemple, à assimiler ou nommer des objets sur des images, enregistrer des factures, traduire des morceaux de texte, changer des contenus (comme des vidéos), trier ou classer des photographies, répondre à des sondages en ligne », détaillent les chercheurs.
Clément le Ludec, Paola Tubaro et Antonio Casilli, les créateurs de cette enquête exécutée dans le cadre du projet DiPLab (cofinancé par la MSH Paris-Saclay, le syndicat Force ouvrière et le service du premier ministre France Stratégie) ont recensé courant 2018 :
Un groupe de 14 903 micro-travailleurs « très actifs », car présents sur des plates-formes de micro-travail au moins une fois par semaine ;
Un autre de 52 337 utilisateurs réguliers, plus sélectifs et présents au moins une fois par mois ;
Enfin, un troisième groupe de 266 126 travailleurs qu’ils évaluent occasionnels.
« Logiques de précarité et d’exclusion »
« Ces évaluations sont à traduire comme des ordres de grandeur. Dans la mesure où ils dépassent le nombre des contributeurs des plates-formes plus médiatisées telles Uber ou Deliveroo, ces chiffres élevés demandent l’attention autant des pouvoirs publics que des partenaires sociaux », précisent les auteurs. La reproduction de plates-formes qui sous-traitent ces micro-tâches et la popularité des solutions d’intelligence artificielle qui usent largement aux travailleurs du clic pour fonctionner – ce que rappelait par ailleurs Antonio Casilli dans son récent ouvrage En attendant les robots – ont poussé les chercheurs à essayer d’estimer le phénomène en France.
Pour y arriver, ils ont combiné trois méthodes : la prise en compte des chiffres affirmés par les plates-formes qui recrutent en France, placer des offres de tâche sur les plates-formes pour voir qui y répondait et, enfin, mesurer l’audience de ces plates-formes.
« Cette nouvelle forme de mise au travail des populations pousse à l’extrême les logiques de précarité et d’exclusion déjà constatées dans le cadre du vaste débat public et des contentieux légaux autour du statut des travailleurs “ubérisés”. Il nous paraît donc urgent de nous pencher sur ce phénomène émergent », déclarent-ils dans leur article.