« Tu me vois à l’Ehpad, au balcon toute la journée ? Mon camion, c’est autre chose » : Claude Avril, 76 ans, catégorie poids lourds

« Tu me vois à l’Ehpad, au balcon toute la journée ? Mon camion, c’est autre chose » : Claude Avril, 76 ans, catégorie poids lourds

ReportageUne fois par mois, Claude Avril, routier, fils et père de routier, conduit son semi-remorque, son 44-tonnes. Le septuagénaire raconte un métier difficile, qui peine à recruter, mais reste indispensable à la société de consommation.

Derrière le pare-brise immense, le ruban de l’A85, que l’aube rend à peine moins sombre, se déroule comme le générique d’un road-movie. Dans l’habitacle, la silhouette du chauffeur émerge peu à peu de l’obscurité elle aussi. Dos bien droit. Bras posés à plat sur le volant. Regard aux aguets, du haut d’un siège à suspension pneumatique perché à deux mètres du bitume. Sur la file de droite, le DAF XF 530 et sa semi-remorque, estampillés Transports Suzanne 49, filent vers l’horizon. Il est 5 h 30. Le péage de Vivy (Maine-et-Loire) n’est plus qu’un souvenir. Direction le Var. Vingt-quatre tonnes de pavés à livrer. Ensuite ce sera l’Italie. Pour quoi faire ? On verra. Souvent fret varie, bien fol qui s’y fie. Seule certitude : quatre jours de voyage. Mais d’abord, pause-café à Bourges (Cher). A 76 ans, Claude Avril a ses petites habitudes.

Au Relais du Chatelard, à Passy (Haute-Savoie) sur l’autoroute du Mont-Blanc, le 9 juin 2022.

Quelques minutes avant le départ, il avait ventousé au frontispice de son bahut une plaque d’immatriculation perso frappée de son surnom : « l’Ancien ». Au dépôt de Gennes (Maine-et-Loire), juste avant que les attelages ne s’éparpillent dans la nuit en un menuet de feux de croisement et de clignotants, tous les collègues étaient venus le saluer. « Je suis le plus vieux de la bande », avait-il soufflé, touché par l’affection de ces gaillards à grosse voix. Pour autant, il n’avait pas interrompu son rituel : approvisionnement du frigo de voyage en plats préparés par son épouse, Annick, mise en place du duvet et de l’oreiller de service sur la couchette, installation de la clé USB en vue de l’animation musicale – Reggiani, Sardou, Brel –, vérification de la paperasse réglementaire, introduction de la carte professionnelle dans le « mouchard » numérique. Moteur !

« Dès que je prends le volant, j’ai trente ans de moins, assure-t-il maintenant que le voyage est lancé. Je suis à la retraite depuis mes 58 ans. J’aime bien ma maison. Mais le camion, c’est autre chose. » Tous les mois, il accepte une ou deux missions longue distance. Les plus contraignantes. Celles des purs routiers. Il ajoute : « A mon âge, je dois valider mon permis de conduire chaque année. Jusqu’ici, RAS. » Disons que ça roule. Il enchaîne : « Sincèrement, tu me vois à l’Ehpad, me lever à 7 heures, au balcon toute la journée, avec les cheveux violets ?  » Non, sincèrement, on ne le voit pas.

Claude Avril, au Relais du Chatelard, à Passy (Haute-Savoie), sur l’autoroute du Mont-Blanc, le 9 juin 2022.

D’autant qu’il n’a plus un poil sur le caillou et que son profil, surligné par la lueur orangée du tableau de bord, n’est pas sans rappeler celui du colonel Kurtz dans Apocalypse Now (1979), de Francis Ford Coppola. Claude Avril raconte qu’à Marseille un employé du port annonce ainsi son arrivée : « Laissez passer l’ancêtre des transports ! Faites gaffe, c’est un fossile !  » Mais « l’Ancien » n’est pas un cas. Cinq des cinquante chauffeurs de la maison Suzanne dépassent les 70 ans. Age moyen : 50 ans. On vient d’embaucher un gars de 58 ans.

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