Archive dans mars 2024

De vendeuse en poissonnerie à chargée de clientèle, grâce au CDD Tremplin

Pendant vingt ans, Isabelle Lecureur, 55 ans, a exercé le métier d’aide-soignante. Mais des maux de dos chroniques l’ont obligée à envisager une reconversion. Lorsqu’elle a appris que les salariés en situation de handicap pouvaient se former à un nouveau métier au sein d’une entreprise adaptée – une des 800 structures qui, sur le territoire, emploient plus de 55 % de travailleurs handicapés –, cette mère de famille a tenté sa chance. Elle a envoyé son CV à l’Association pour l’insertion et la réinsertion professionnelle et humaine des handicapés (ANRH), qui gère, notamment, vingt entreprises adaptées en France. Elle est retenue dans l’établissement de Rouen, non loin de Barentin (Seine-Maritime), où elle habite. « Pendant neuf mois, j’ai suivi une formation de secrétariat, explique la quinquagénaire. Après avoir répondu à quelques offres d’emploi, j’ai décroché, trois mois plus tard, un poste d’assistante de direction dans un cabinet d’expertise-comptable. »

Isabelle Lecureur fait partie des quelque 12 000 personnes qui ont, à ce jour, bénéficié d’un CDD Tremplin. Expérimenté en 2018 et pérennisé le 1er janvier 2024, ce dispositif permet à des travailleurs détenteurs, comme elle, d’une reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé, d’établir un projet professionnel et d’acquérir, en vingt-quatre mois au plus, une expérience et des compétences au sein d’une entreprise adaptée volontaire, avant de rejoindre d’autres employeurs « classiques », du secteur public ou privé.

« Le CDD Tremplin permet de redonner confiance aux salariés handicapés, soutient David Bourganel, directeur général de l’ANRH, en rappelant que sa structure a signé 260 contrats de ce type. Pour la plupart, ces personnes ont longtemps été coupées du monde du travail et certaines n’y ont même jamais mis les pieds. Elles vont non seulement pouvoir se former à un nouveau métier, mais aussi se familiariser avec les codes de l’entreprise, aussi basiques que respecter les horaires ou adopter une tenue vestimentaire adéquate. »

Un dispositif rassurant

Atteinte de la maladie de Ménière, une affection de l’oreille interne qui provoque des crises vertigineuses invalidantes, Bénédicte Allard, 45 ans, était vendeuse en poissonnerie. Elle a, elle aussi, fait appel aux services de l’ANRH pour se réorienter. « Je ne pensais pas être faite pour la vie de bureau, se souvient la quadragénaire. J’imaginais qu’il y avait trop de stress et pas assez de contacts humains dans ce genre de métier, je l’avais même dit à ma conseillère de Cap emploi qui essayait de me convaincre de réfléchir à cette piste. » Pourtant, les jeux de rôle auxquels elle a participé au cours de son CDD Tremplin – prendre des notes en réunion, répondre au téléphone à un interlocuteur agressif, s’exprimer en public, etc. – ont fait changer d’avis Bénédicte, qui a décroché un poste de chargée de clientèle à l’Assurance retraite caisse nationale de Tours.

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Au travail, pour les cadres handicapés, mieux vaut cultiver un « mental d’acier »

En France, les 110 000 cadres handicapés représentent 10 % du total du 1,1 million de travailleurs en situation de handicap.

Le bureau est plongé dans une demi-pénombre. Karma, chien guide d’aveugle, est assoupi aux pieds de son maître, Thomas Fauvel, 33 ans. Lunettes noires sur le nez, l’ingénieur télécoms d’Orange, non voyant à la suite d’une maladie dégénérative, pianote sur son ordinateur équipé d’un logiciel de reconnaissance de caractères et d’une synthèse vocale. Il est entré chez l’opérateur de télécommunications en 2014, dans le cadre de son master en alternance à l’université Paris-Saclay, qui lui a permis d’occuper un poste d’expert transverse réseaux mobiles. Dans la foulée, il a décroché un CDI en tant qu’architecte Internet des objets (IoT), puis, en 2021, un poste d’architecte solution IoT et convergence. « Les entreprises bataillent pour les profils en pointe sur le numérique et l’intelligence artificielle, et pourtant, il y a deux ans, quand j’ai voulu évoluer vers un nouveau poste, j’ai envoyé quarante candidatures en interne et en externe avant de décrocher mon job actuel », se souvient le trentenaire. Il poursuit : « Par comparaison, un de mes collègues, au profil similaire au mien – handicap excepté –, a envoyé une seule candidature à une boîte de high-tech, qui l’a recruté et a ajouté 20 000 euros de plus à sa rémunération annuelle ! » Thomas Fauvel en a conscience : pour satisfaire ses ambitions professionnelles, il va devoir cultiver un « mental d’acier » pour tenir bon face aux discriminations dans le monde du travail.

A l’instar du trentenaire, dans l’Hexagone, 110 000 cadres handicapés se battent au quotidien. Contre un cancer, de l’asthme, une sclérose en plaques, un handicap moteur, auditif ou psychique, etc. et contre les traitements inégalitaires. Cette catégorie socioprofessionnelle représente 10 % du total du 1,1 million de travailleurs en situation de handicap. « Soixante-sept pour cent de ces cadres ont un niveau d’études bac + 4 ou plus. Si leur niveau de satisfaction, une fois qu’ils sont en poste, est élevé, ils rencontrent néanmoins toujours de grandes difficultés pour être recrutés », regrette Véronique Bustreel, directrice de l’innovation, de l’évaluation et de la stratégie à l’Association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées (Agefiph), en s’appuyant sur l’étude « Les cadres en situation de handicap », qu’elle a pilotée avec le cabinet de recrutement Michael Page, en novembre 2020.

Si le chômage des personnes handicapées cadres et non cadres est en baisse, il reste toujours nettement plus élevé que celui des personnes dites « valides » (12,5 % contre 7,5 %). Et le taux d’emploi direct de salariés handicapés dans les entreprises stagne à 3,5 %, en dépit de la loi de 1987, qui requiert 6 % dans les entreprises de plus de vingt salariés.

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Expression des salariés : quarante ans après les lois Auroux, un sujet inexploré, mais toujours d’actualité

Faire entrer la citoyenneté dans l’entreprise : tel était l’esprit des lois Auroux de 1982. Le droit à l’expression directe et collective des salariés sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation de leur travail, voulu alors par le législateur, est-il désormais à ranger au rayon des vieilles lunes, ou est-il plus que jamais nécessaire ?

L’idée de départ était simple : le salarié qui exécute un travail est le mieux à même de proposer des améliorations, sans nécessairement passer par un intermédiaire. Cette expression est dite « directe », car elle ne passe pas par un intermédiaire (élu du personnel, délégué syndical), et « collective », car elle ne peut s’exercer qu’en groupe dans l’unité de travail (atelier, bureau, équipe, chantier). « Sur le papier, c’est une belle idée, mais en pratique, ce droit ne passionne pas les foules », regrette Benoît Masnou, associé chez Covence Avocats. « Le droit d’expression n’a pas porté ses fruits », confirme Jean-Philippe Tricoit, maître de conférences en droit privé à l’université de Lille.

Pour certaines entreprises, ce droit exercé durant le temps de travail, et donc rémunéré, est perçu purement et simplement comme une perte de temps et de production. De plus, elles craignent, en libérant la parole, d’ouvrir la boîte de Pandore des revendications et autres réclamations. Du côté des représentants du personnel, certains peuvent le vivre comme une forme de concurrence et ont peur d’être court-circuités.

Prise de conscience écologique

« Pourtant, c’est un dispositif très intéressant, estime Jean-Philippe Tricoit. Il offre des retours d’expérience pour améliorer le fonctionnement de l’entreprise. C’est du pain bénit, car l’instrument peut être adapté aux besoins de chaque société. » De plus, il correspond bien aux problématiques actuelles. « Quarante ans plus tard, je constate que l’actualité me donne raison, savoure Jean Auroux, ancien ministre du travail de François Mitterrand et « père » du droit d’expression. L’homme est un animal social, qui a besoin de parler, d’être entendu : nous l’avons vu avec les gilets jaunes”, et encore récemment avec les agriculteurs. La démarche reste valable, mais j’ai eu le tort de ne pas la codifier. Si c’était à refaire, j’imposerais des réunions d’expression avant les négociations annuelles obligatoires. »

Benoît Masnou est persuadé que ce droit peut aujourd’hui trouver toute sa place, « dans un contexte de dispersion des communautés de travail – notamment avec le développement du télétravail – et l’aspiration croissante à une démocratisation de l’entreprise ». Il pourrait retrouver une seconde jeunesse, avec des sujets d’actualité tels que la qualité de vie au travail. En effet, le droit d’expression fait partie des sous-thèmes des négociations sur l’égalité professionnelle et la qualité de vie et des conditions de travail. « Il est particulièrement bien adapté à la lutte contre les risques psychosociaux », note Jean-Philippe Tricoit.

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Le reste à charge sur le CPF : une mesure d’économie qui pourrait faire baisser la demande de plus de 20 %

Un décret en gestation prévoit d’imposer un reste à charge de 100 euros par formation à tous les actifs qui utilisent leur compte personnel de formation (CPF). A peine ce projet éventé, la CGT s’insurgeait, le 20 février dans un communiqué, contre cette mesure qui, selon elle, pénalisera les salariés modestes, « alors que ce sont ceux qui ont le plus besoin de se former ». Et ils sont nombreux.

Selon la plate-forme Mon compte formation, où sont enregistrés les CPF, sur les 1,5 million de dossiers engagés en 2023, 82 % appartiennent à des ouvriers ou à des employés. Avec des revenus supérieurs, les manageurs et les cadres qui y recourent moins seront peu affectés, anticipe-t-on à la Cegos, un organisme de formation.

S’il se concrétise, cet effet d’éviction sera limité, affirme, pour sa part, Bertrand Martinot, économiste à l’Institut Montaigne, un centre de réflexion d’obédience libérale. Le projet prévoit, en effet, de dispenser de ce reste à charge « les chômeurs qui bénéficient de formations intégralement financées par les régions ou [par] France Travail ». Ce n’est pas l’avis de Claire Kecha. La déléguée générale du syndicat professionnel Les Acteurs de la compétence, qui rassemble les organismes de formation, s’attend à une « baisse significative, au-delà de 20 % ».

De fortes contraintes

Quoi qu’il en soit, la mesure s’inscrit dans une politique de régulation de la demande de formation, après avoir régulé l’offre. La lutte contre la fraude émanant d’organismes de formation avait, en effet, conduit à la mise en place d’une identité numérique désormais indispensable pour mobiliser le CPF. Le démarchage qui incitait notamment les actifs proches de la retraite à liquider leurs droits en se faisant plaisir, par exemple avec des cours de photographie, a aussi été interdit.

L’Etat a, par ailleurs, durci les conditions de référencement pour les organismes de formation dont le nombre a fondu de moitié. Ce nouveau tour de vis tient aussi au fait que France Compétences, qui finance la formation professionnelle et l’apprentissage avec la contribution des employeurs, s’attend encore en 2024 à un déficit prévisionnel de 1 milliard d’euros, que l’Etat doit éponger.

La délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGFEP) justifie également ce reste à charge par la nécessité de s’assurer de la motivation des stagiaires : « 11 % des formations CPF ne sont pas conduites à leur terme. L’instauration d’un ticket modérateur comme il en existe pour le service public de la santé ou de la justice contribue à responsabiliser les usagers. » Et 17 % des formations CPF sont suivies par des personnes ne déclarant pas d’objectif professionnel, selon une enquête parue le 17 février 2023 de la Dares, le service études du ministère du travail.

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Le compte épargne-temps universel divise les DRH, selon l’usage qu’il permet

A quelques jours de la fin des négociations entre partenaires sociaux sur le nouveau « pacte de la vie au travail », les Rencontres RH ont ouvert, le 12 mars, le débat aux DRH sur le compte épargne-temps universel (CETU), un dispositif auquel le Medef et la CPME, les deux principaux syndicats patronaux, sont clairement opposés.

La dizaine de responsables des ressources humaines qui se sont retrouvés au Monde pour ce rendez-vous mensuel de l’actualité du management, créé en partenariat avec ManpowerGroup Talent Solutions et Malakoff Humanis, se sont interrogés sur la pertinence d’un tel dispositif et les attentes qu’en ont (ou pas) les salariés. Quel bilan dressent-ils de son petit frère, le compte épargne-temps, qui fêtera ses 30 ans cette année ?

« Le CETU est l’un des trois piliers de la négociation entre les partenaires sociaux, a introduit l’économiste Bertrand Martinot, expert auprès du groupe de réflexion libéral Institut Montaigne. Ce projet historiquement porté par la seule CFDT et repris dans le programme présidentiel d’Emmanuel Macron en 2022 se veut une sorte de banque du temps. »

Redresser l’inégalité d’accès au CET

Le compte attaché à la personne permettrait de stocker des jours de congé et de les conserver tout au long de son parcours professionnel. « Les trois caractéristiques de ce dispositif sont d’être portable d’une entreprise à l’autre, opposable, et universel pour tous les salariés. [Il serait] géré par un organisme tiers − on pense à la Caisse des dépôts −, l’Etat [ayant] émis la condition que les finances publiques ne soient pas sollicitées », précise M. Martinot, avant d’en énumérer les complexités, comme la revalorisation monétaire des congés stockés au fil des années ou l’articulation avec l’actuel compte épargne-temps (CET).

Le projet CETU est né pour redresser l’inégalité d’accès au compte épargne-temps. Créé en 1994, le compte épargne-temps ne touche en effet que de 10 % à 15 % des salariés du privé après trente ans d’existence. Conditionné à un accord d’entreprise, il est essentiellement présent dans les grandes entreprises et la fonction publique, qui y a accès depuis 2002. « Une de ses utilisations aujourd’hui, c’est quand même de gérer les fins de carrière. On pourrait imaginer qu’un CETU permette d’accumuler du temps pour financer ces fins de carrière. Economiquement, c’est assez rationnel », reconnaît l’économiste.

Les DRH présents aux Rencontres recourent largement au CET pour préparer les départs à la retraite. A l’Agirc-Arrco, où 80 % des salariés y stockent la cinquième semaine de congés payés ainsi qu’une part des treizième et quatorzième mois, « il finance des congés de longue durée et des départs avancés de seniors qui cumulent le temps de leur CET avec la retraite progressive », témoigne le DRH Marc Landais. Dans le groupe Harmonie Mutuelle-Prévadiès, le CET est également conçu dans une logique de départ anticipé. « On peut y transférer l’indemnité de départ à la retraite convertie en temps », précise la DRH Solène Hébert.

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Thibaut Guilluy, directeur général de de France Travail : « Le CV est un frein au recrutement des personnes en situation de handicap »

Thibaut Guilluy, directeur général de France Travail, à Paris, le 15 janvier 2024.

Nommé directeur général de France Travail depuis le 1ᵉʳ janvier, Thibaut Guilluy est l’architecte de la réforme du service public de l’emploi. Son objectif est de mettre sur pied, d’ici à 2027, un guichet unique et simplifié pour tous, notamment pour les personnes en situation de handicap.

Le chômage des personnes handicapées est en baisse, mais il reste presque deux fois supérieur à celui des non-handicapés. Comment améliorer cette situation ?

La philosophie de notre démarche est d’instaurer le droit commun pour tous : un demandeur d’emploi handicapé, comme tout demandeur d’emploi, doit pouvoir bénéficier de l’ensemble des solutions existantes pour son insertion professionnelle.

Or, des publics, je pense par exemple aux jeunes sortant d’Ulis [des dispositifs qui permettent la scolarisation d’élèves en situation de handicap au sein d’établissements scolaires ordinaires], sont aujourd’hui parfois orientés un peu trop systématiquement en Esat [établissement et service d’accompagnement par le travail] sans que le service public de l’emploi ait pu, au préalable, réaliser un diagnostic approfondi de leur situation individuelle. Dès lors qu’ils sont en recherche d’emploi, ils seront désormais systématiquement adressés à France Travail afin que soit déterminé avec eux, notamment sur la base d’immersions, l’environnement professionnel le mieux adapté : Esat, entreprise adaptée, entreprise classique, etc. C’est seulement ensuite, sur préconisation de France Travail, que la maison départementale des personnes handicapées validera les décisions d’orienter en Esat. Plus de 80 % des personnes handicapées seront ainsi orientées vers l’emploi, contre seulement 30 % ou 40 % jusqu’à présent.

Cette transformation sera mise en œuvre progressivement d’ici à 2027 avec des territoires pilotes dès cette année. Le rapprochement avec le réseau des Cap Emploi, en œuvre depuis 2020, permet déjà aux conseillers de France Travail d’aller solliciter l’expertise des conseillers Cap Emploi en cas de besoin, dans des lieux uniques d’accompagnement. Nos conseillers vont également continuer à monter en compétence pour accompagner ces « nouveaux » publics. Ils pourront faire appel à des expertises extérieures, notamment de nature médico-sociale.

Quinze à vingt heures d’activité hebdomadaire sont désormais obligatoires pour percevoir le RSA, dont environ 5 % des bénéficiaires sont des personnes handicapées…

Sur les 2 millions de personnes éligibles au RSA, seulement 40 % y sont inscrites. Nous avons décidé l’enregistrement automatique des 60 % restants, parmi lesquels se trouvent des personnes très éloignées de l’emploi, notamment handicapées. Ces quinze heures d’activité ne sont pas du travail non rémunéré ou du bénévolat, comme j’ai pu l’entendre. Il s’agit, suivant les besoins des personnes, d’entretiens, d’ateliers de valorisation de l’image de soi, de prise de parole en public, de sport, de mise en place de démarches santé, juridiques, de visites de salons et d’entreprises, de mentorat… Il est exact, en revanche, qu’en cas de non-suivi des modalités d’accompagnement décidées les bénéficiaires risquent la suspension de leur aide mensuelle de 607 euros. La loi précise que les modalités de l’accompagnement seront adaptées à un état de santé, un handicap ou une invalidité.

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Quand les entreprises laissent partir leurs salariés pour mieux les retenir

Jeanne (le prénom a été modifié), 36 ans, y songeait depuis longtemps. Larguer les amarres, se reconnecter à la nature, prendre le temps de vivre à deux. Non pas que sa vie lui pesait – cette diplômée d’une école de commerce, cadre dans l’industrie, heureuse en amour, « adorait son travail et son équipe » –, mais il lui semblait que le moment était venu « d’accorder du temps à [sa] vie personnelle pour mieux revenir ensuite ».

Jeanne et son compagnon sont donc partis à l’automne 2023 pour un an : direction l’Asie, la Nouvelle-Zélande et l’Amérique latine. « On avait déjà beaucoup voyagé dans notre vie, donc cette fois, l’idée était de visiter un nombre modéré de pays, mais des pays lointains et vastes, impossibles à sillonner pendant de simples vacances », explique la jeune femme jointe par téléphone depuis la Nouvelle-Zélande.

A mi-parcours de cette année de pause, Jeanne ne regrette rien, savoure et a bien conscience de vivre quelque chose « d’extraordinaire ». « Le plus dur est de prendre la décision. Lâcher son boulot, son logement, entendre les inquiétudes de l’entourage… Ça a un côté un peu vertigineux, mais une fois que tu es partie, tu vis l’expérience à fond. »

« Moment de recul »

Pour s’offrir cette parenthèse, Jeanne devait convaincre son entreprise de la laisser (provisoirement) partir et elle n’a eu aucun mal à le faire. « Je leur en ai parlé au printemps 2023 et six mois plus tard, on décollait ! Pourquoi ont-ils accepté ? C’est une entreprise humaine, ouverte aux histoires personnelles. Et le fait que certains, au sein de la direction, aient déjà fait ce genre de choses, a sûrement joué en ma faveur, estime la jeune femme. Plus généralement, je pense que les salariés qui veulent partir le feront de toute façon, donc en acceptant un congé sabbatique, les entreprises se donnent une chance de les garder. »

Si l’employeur de Jeanne lui a donné sa bénédiction et l’assurance de retrouver le même niveau de poste après son congé, d’autres vont encore plus loin. « Congé de respiration » chez Orange, « congé pour priorité personnelle » chez Accenture, « Mazars break » pour le cabinet de conseil du même nom : ces dernières années, certaines entreprises ont mis en place de nouveaux dispositifs permettant à leurs employés de faire une « pause » dans leur carrière, tout en continuant de toucher une part significative de leur salaire.

L’exemple le plus médiatisé est certainement celui d’Orange. Début 2022, le groupe de télécommunications a lancé son « congé de respiration » : une période de trois à douze mois pendant laquelle le salarié touche 70 % de sa rémunération pour se consacrer à du mécénat, à un projet entrepreneurial ou à une formation. Pour y prétendre, il faut avoir au moins dix ans d’ancienneté. « L’idée était de proposer un moment de recul à nos collaborateurs à travers la réalisation d’un projet qui leur tient à cœur », fait valoir Vincent Lecerf, directeur des ressources humaines du groupe Orange.

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« Les travailleurs sociaux de la protection de l’enfance, ces héros de l’ombre, sont en détresse »

Au cœur de notre société, il existe une réalité souvent ignorée : celle des 377 000 enfants, adolescents et jeunes majeurs victimes de violences ou de négligences, pris en charge par l’aide sociale à l’enfance (ASE). Ils dépendent du soutien et de l’encadrement des travailleurs sociaux de la protection de l’enfance : éducateurs, assistants de services sociaux, directeurs, chefs de service, maîtres et maîtresses de maison, agents d’entretien, personnels administratifs, assistants familiaux, psychologues, et tous les autres professionnels qui accompagnent les jeunes protégés au quotidien pour les aider à grandir sereinement.

Pourtant, aujourd’hui, ces héros de l’ombre sont en détresse, par manque de moyens et de reconnaissance. En 2019, le Haut Conseil du travail social recensait 21 millions de journées d’absence chez ces professionnels, symbole d’une réelle souffrance au travail. En parallèle, les placements en familles d’accueil ne concernent que 40 % des enfants aujourd’hui, contre 54 % dans les années 2000.

Les conséquences de cette marginalisation du métier sont désastreuses. Près de 97 % des établissements du secteur de la protection de l’enfance rencontrent des difficultés de recrutement, avec 9 % de postes vacants (contre 5 % en moyenne pour le secteur sanitaire, social et médico-social), un recours à l’intérim de plus en plus important, et de nombreux départs en retraite à prévoir d’ici à 2025.

La formation des prochaines générations est aussi compromise : en dix ans, le nombre d’étudiants inscrits au sein d’écoles formant aux métiers sociaux a chuté de 6 %, et près de 10 % des étudiants s’arrêtent dès la première année.

Vingt ans d’espérance de vie en moins

Faute de professionnels disponibles, de nombreux établissements et services accueillant des enfants sont contraints de réduire leurs capacités d’accompagnement ; 5 % ont même dû récemment se résigner à des fermetures totales de service. Les enfants confiés se voient alors contraints d’être accueillis en familles ou dans d’autres services, bien que ces déplacements ne correspondent pas à leurs besoins fondamentaux.

Lire aussi la tribune : Article réservé à nos abonnés « Le besoin est urgent de faire de l’enfance une priorité nationale »

Dans ces conditions, comment pouvons-nous offrir aux enfants protégés le soutien dont ils ont désespérément besoin ? Pourtant, faut-il rappeler que ces jeunes risquent de perdre vingt ans d’espérance de vie faute de soins précoces ? Qu’ils seront plus d’un quart à quitter l’ASE sans aucun diplôme ? Que 36 % des personnes sans domicile fixe de moins de 25 ans sont passées comme eux par les services de l’ASE ?

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Le dumping social sur les ferrys en Manche sur le point d’être interdit

Un bateau de la compagnie P&O Ferries, dans le port de Douvres, au Royaume-Uni, le 3 mai 2022.

Le 17 mars 2022, il avait fallu quelques minutes à la compagnie P&O Ferries pour licencier sans préavis, par simple message vidéo, près de 800 marins, pour la plupart britanniques, qui assuraient la liaison entre Calais (Pas-de-Calais) et Douvres, dans le sud-est de l’Angleterre. A leur place ont été mis avec effet immédiat des employés qui avaient été recrutés à l’autre bout du monde – essentiellement en Asie – et acceptaient de travailler à la moitié du salaire minimum, sept jours sur sept, quatre mois d’affilée. Aujourd’hui encore, P&O Ferries fonctionne avec ce modèle pour la traversée de la Manche.

Une des compagnies concurrentes sur la même liaison, Irish Ferries, utilise de son côté des salariés d’Europe centrale, là aussi au-dessous du salaire minimum, mais sur des contrats de six semaines de travail de suite.

A l’époque, le tollé politique avait été unanime, particulièrement du côté britannique. Pourtant, il aura fallu plus de deux ans pour réussir à interdire ce dumping social. Mardi 19 mars, le secrétaire d’Etat à la mer, Hervé Berville, doit signer les décrets d’application d’une nouvelle loi visant spécifiquement l’arrêt de ces pratiques.

A partir de leur publication au Journal officiel, dans les prochains jours, les entreprises qui traversent la Manche auront trois mois pour respecter deux conditions de base : payer au salaire minimum français et ne pas dépasser quatorze jours de travail consécutifs, suivis d’un temps de repos équivalent. « Ça doit mettre fin au cercle vicieux du moins-disant social, qui consiste à dire que la compétitivité nécessite une régression des droits, ce qui met ensuite la pression sur les autres entreprises », explique M. Berville. « On va pouvoir rétablir une concurrence saine », se félicite Yann Leriche, le directeur général de Getlink, l’opérateur du tunnel sous la Manche, qui est sur le même marché.

Lourdes pertes pour les concurrents

De l’avis de tous les protagonistes de ce dossier, cette vitesse d’exécution pour adopter une nouvelle loi est exemplaire. Elle illustre pourtant la lenteur intrinsèque des décisions politiques et administratives face à la réalité des entreprises. « Le monde économique va beaucoup plus vite que la capacité à prendre une loi », souligne Jean-Marc Roué, président de Brittany Ferries, une compagnie française qui milite contre le dumping social.

Lire aussi | Article réservé à nos abonnés La compagnie P&O Ferries licencie 800 marins britanniques

Et pendant ce temps, les dégâts économiques sont réels. Brittany Ferries estime que les pratiques bientôt illégales de ses concurrents lui ont fait perdre de « 10 à 12 millions d’euros d’ebitda [bénéfice opérationnel] » sur la seule année 2023. « Pour nous, deux ans, c’est très long », renchérit M. Leriche. Son entreprise, Getlink, estime avoir perdu 6 points de part de marché sur le fret de camions, passant de 40 % à 34 %.

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Partir à l’étranger ou rester en France coûte que coûte, le dilemme des jeunes chercheurs

Depuis six mois qu’il est installé en Suède pour son postdoctorat de biologie, Nicolas (qui souhaite rester anonyme), 27 ans, a « comme un petit goût amer dans bouche ». Et mille questions sur ce choix d’expatriation qu’il assume, mais qu’il espère aussi court que possible : « Ai-je pris la bonne décision ? Est-ce que ça vaut vraiment le coup pour la suite de ma carrière scientifique ? Combien de temps vais-je être parti, finalement ? Est-ce que je passe à côté de moments de vie importants ? Etc. »

Malgré « la chance de travailler dans un super laboratoire », et d’être « content le matin de [se] lever pour bosser sur un sujet de recherche passionnant », il a laissé derrière lui, dans la région Rhône-Alpes, ses amis, sa compagne – dont il partage la vie depuis trois ans et qui ne pouvait pas l’accompagner –, et sa mère malade. Un dilemme auquel sont confrontés de nombreux jeunes chercheurs français, pour lesquels le passage par la case « postdoc à l’étranger » devient de plus en plus obligatoire.

Comme Nicolas, quelque 18 % des docteurs français travaillaient à l’étranger trois ans après leur thèse, selon la plus récente enquête du ministère de l’enseignement supérieur sur le sujet (2019). La majorité de ces chercheurs ont posé leurs valises dans un pays européen (Royaume-Uni, Suisse, Allemagne et Belgique en tête), suivi des Etats-Unis et du Canada. En comparaison, ils étaient seulement 7 % à s’expatrier, dans une enquête du Centre d’études et de recherches sur les qualifications parue en 2000. Des chiffres sans doute sous-estimés par les difficultés à contacter les docteurs français à l’étranger, nuancent toutes ces études.

Depuis les années 1990, « les incitations à “être mobile” […], à publier davantage dans des revues internationales, à écrire en anglais, à voyager au-delà des frontières nationales pour participer à des colloques, à nouer des collaborations à l’étranger, etc. » sont devenues courantes auprès des jeunes chercheurs, confirme Marie Sautier, doctorante en sociologie à Sciences Po Paris et à l’université de Lausanne (Suisse), et coautrice de plusieurs articles sur le sujet. Cette nouvelle norme professionnelle est particulièrement portée par les institutions académiques européennes, sur fond d’internationalisation de la recherche et des carrières scientifiques, ainsi que de mise en compétition des universités à l’échelle mondiale.

S’exporter, « c’est surtout par défaut »

Mais cette forte valorisation de l’expérience internationale ne s’applique pas de la même manière selon les disciplines. « Un jeune chercheur en mathématiques ou en sciences du vivant est davantage incité à partir effectuer un postdoctorat à l’étranger qu’un chercheur en sciences humaines ou en droit », ajoute la chercheuse qui prépare une thèse sur ce thème. Les chiffres ministériels montrent que si deux chercheurs français sur dix sont effectivement en mobilité trois ans après leur thèse, c’est le cas de 30 % de docteurs en biologie, médecine et santé, contre 12 % en sciences humaines et sociales.

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