« Gilets jaunes » : un affrontement qui affaibli le rebond de l’économie française
Un barrage filtrant organisé par des « gilets jaunes », à Gaillon (Eure), mercredi 5 décembre.
Le 10 octobre, les experts de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) faisaient preuve d’un certain espoir, voire d’un optimisme certain. L’sur les derniers mois de 2018 promettait d’être de bien meilleure facture que le 0,2 % affiché, en moyenne, au premier semestre. L’Insee tablait sur une augmentation du produit intérieur brut (PIB) de 1,6 % pour l’ensemble de l’exercice, avec une accélération notable aux troisième et quatrième trimestres (0,5 % et 0,4 %). La raison de ce redressement attendu tenait en une expression : le pouvoir d’achat.
Les Français devaient retrouver de nouveau le chemin des commerces et des restaurants : le reflux de l’inflation, la suppression du reliquat de cotisations d’assurance-chômage pour les salariés et la réduction de la taxe d’habitation pour certains ménages devaient se conjuguer pour nourrir une poussée de fièvre consumériste. Parallèlement, les entreprises devaient poursuivre leurs apports.. Las, mi-novembre, la flambée des prix à la pompe a fait se gripper cet aimable scénario en accouchant de la crise des « gilets jaunes ».
Les blocages de routes et de dépôts pétroliers, ainsi que les manifestations qui ont dégénéré en émeutes violentes ont eu une incidence « sévère » sur l’activité, assure le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, sans plus de précisions. « Pour l’instant, nous ne disposons d’aucune donnée macroéconomique objective permettant d’évaluer les conséquences de ces événements », souligne Denis Ferrand, directeur général de l’institut Rexecode.
« Les secteurs les plus menacés sont ceux qui étaient déjà fragilisés : agroalimentaire, commerce de détail… »
Stéphane Colliac, économiste senior pour la France chez Euler Hermes, se risque à une évaluation. Les blocages et manifestations observés depuis trois semaines devraient se traduire par « une année 2018 horribilis en termes de consommation, laquelle est responsable de plus de la moitié de la croissance économique en France. Le PIB ne devrait progresser que de 1,5 % cette année, soit 0,1 point de moins que la dernière prévision de l’Insee en octobre ».
« Plus de 200 entreprises ont été affaiblis »
Actuellement, rien à voir avec les épisodes de Mai 1968 ou de novembre-décembre 1995. Durant ces deux mouvements sociaux, l’économie française avait été confrontée à des « blocages de production », quand, actuellement, les blocages concernent davantage la distribution, souligne M. Ferrand, qui rappelle qu’en 1968 la croissance s’était effondrée de 5,3 % au deuxième trimestre, pour rebondir violemment de 8 % au troisième. En 1995, c’est entre 0,2 et 0,3 point de PIB qui s’était évaporé en fin d’année. Pour Philippe Waechter, économiste en chef chez Ostrum Asset Management, la configuration actuelle ressemble plus aux événements de 2010, avec les mobilisations contre la réforme des retraites durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy.
L’objectif fondamental de la Cour était d’évaluer les effets de la réforme de 2014, et de jauger de l’efficacité et de la sincérité du contrat de performance 2017-2026, effectué entre l’Etat et SNCF Réseau il y a deux ans. Mais, bousculés par le calendrier, les magistrats financiers ont fait preuve de souplesse en intégrant à leur travail les effets supposés de la réforme de 2018, ce « pacte ferroviaire » voulu par Emmanuel Macron et Edouard Philippe.
Leur constat est préoccupant. Malgré plus de dix ans de prise de conscience, malgré la réorganisation de 2014 qui a abouti, entre autres, à la création de SNCF Réseau, malgré les 46 milliards d’euros d’investissements inscrits dans le contrat de performance, le réseau ferré de France n’est pas tiré d’affaire. Certes, la spirale du vieillissement a été stoppée par les efforts de remise en état entrepris lors du quinquennat Hollande (30,5 ans d’âge moyen de la voie en 2016 contre 32,4 ans en 2013) mais, pour reprendre une formule du rapport, « le modèle financier est en échec ».
Gros besoins d’investissements
Au premier lieu des accusés : l’Etat-investisseur qui ne l’est pas suffisamment, selon la Cour. L’exemple le plus frappant concerne toujours ce fameux contrat de performance 2017-2026, présenté lors de sa publication comme l’outil clé de réparation d’un système ferroviaire malade. Ce dernier prévoyait, rappellent les magistrats, « de porter les investissements annuels de renouvellement à 3 milliards d’euros en 2020 pour ensuite se stabiliser. La Cour constate toutefois que, retraité en euros constants, ce choix revient de fait à réduire les efforts d’investissement dès 2020 et à atteindre à partir de 2022 un niveau inférieur à 2017. »
Mais il y a pis. Les mesures financières majeures introduites lors des débats sur la réforme ferroviaire semblent insuffisantes. L’annonce d’une augmentation des investissements de 200 millions d’euros supplémentaires par an à compter de 2022 ? « Cet effort supplémentaire ne répondra pas à tous les besoins de rénovation et de modernisation du réseau », dit le rapport. La reprise de dette de 35 milliards d’euros par l’Etat entre 2020 et 2022 ? « Cette mesure n’est pas suffisante, répondent les magistrats. Les besoins d’investissements sont tels dans les années à venir que SNCF Réseau ne peut les couvrir par son seul autofinancement, même avec d’importants efforts de performance. La couverture (…) de ces investissements par l’Etat est une nécessité au risque de voir la dette du gestionnaire d’infrastructure se reconstituer. »
Conclusion : reprenant à son compte le chiffre avancé par SNCF Réseau de la nécessité de disposer de 3,5 milliards d’euros d’investissement chaque année (soit 500 millions de plus que la programmation), la Cour des comptes invite l’Etat à investir au-delà des efforts annoncés.
Problèmes de modernisation
Mais le gouvernement n’est pas le seul à être interpellé. SNCF Réseau est aussi critiqué pour ses difficultés à se moderniser : projets en retard et en surcoût (en particulier, le programme de commande centralisée des aiguillages décidé en 2006 et dessiné seulement en 2013), gains de rendement peu consistants lorsqu’on les mesure en nombre de personnes employées par métier. Les magistrats accordent tout de même quelques satisfécits à la direction actuelle, en particulier sur sa capacité à recourir à du matériel technique puissant et efficace comme les trains usines pour renouveler la voie ou les mégagrues ferroviaires pour poser des aiguillages monumentaux.
Alors que faire ? Dans ses recommandations, l’institution insiste sur l’importance du futur contrat de performance qui liera l’Etat à SNCF Réseau : sur sa précision, sa sincérité, sa crédibilité. Il sera la façon de transformer l’essai de la réforme. La Cour exhorte aussi les protagonistes (SNCF Réseau, Etat, personnel) à profiter du moment – la mise en place concrète de la nouvelle réforme – pour discuter des accords sociaux qui n’entravent pas l’entreprise. Et elle suggère de regarder en face le devenir des petites lignes ferroviaires peu utilisées. Un sujet politiquement compliqué, qui devrait faire l’objet d’un autre rapport de la Cour des comptes en 2019.