Qui sont ces micro-travailleurs « invisibles » ?

Qui sont ces micro-travailleurs « invisibles » ?

Les chercheurs estiment à 260 000 le nombre de micro-travailleurs en France.
Les chercheurs estiment à 260 000 le nombre de micro-travailleurs en France. 
Accomplir une recherche sur le Web. Légender une photo. Transcrire une phrase. Répondre à un questionnaire. Détourer une image… Ces tâches, qui ne sollicitent qu’une poignée de secondes ou de minutes, réalisées sur ordinateur ou smartphone, apportent quelques centimes, voire quelques euros à ceux qui les réalisent. Eux, ce sont les « micro-travailleurs », selon la terminologie utilisée par les créateurs de la première grande étude française à leur être employée, diffusée vendredi 24 mai.

Sous la direction d’Antonio Casilli et Paola Tubaro, au même temps chercheurs à Télécom ParisTech et au CNRS, cette recherche dresse le profil d’une activité professionnelle encore méconnue, « moins visible que les chauffeurs Uber ou les livreurs de Deliveroo » et pourtant grandissante.

Des micro-tâches pendant le footing

Ni freelances ni travailleurs « uberisés », ces laborieux du clic, comme on les appelle parfois, se branchent à des plates-formes spécialisées dans le micro-travail, qui leur fournissent des tâches à accomplir, arrangées par un client. Ils seraient, selon les auteurs de cette étude, plus de 260 000 en France, plus ou moins actifs – un chiffre jugé excessif par d’autres chercheurs.

Quel est leur profil ? Des femmes, en plupart : 56,1 %, selon un questionnaire auquel ont répondu un millier de micro-travailleurs de la plate-forme Foule Factory. Une partie élevée a entre 25 et 44 ans (63,4 %), alors que les moins de 25 ans sont assez peu présents. Le micro-travail « semble propre à une population en âge actif, qui a fini ses études », décarent les chercheurs. « Il est étonnant de constater la part importante de micro-travailleurs qui ont un emploi stable en parallèle », ajoutent-il. « 40 % des personnes enquêtées sur la plate-forme Foule Factory ont un CDI, et 71 % d’entre elles travaillent à temps plein ». 51 % des personnes consultées appartiennent aux catégories populaires (selon la définition de l’Observatoire des inégalités) et 22 % vivent sous le seuil de pauvreté.

Les buts et les pratiques diffèrent d’un micro-travailleur à l’autre. Les chercheurs rappellent l’exemple d’une femme micro-travaillant le soir devant la télévision ou pendant sa pause déjeuner au travail, pour prévoir toucher jusqu’à 100 euros les bons mois (les chercheurs évoquent une « triple journée » pour les femmes qui œuvrent, micro-travaillent et s’occupent des tâches ménagères).

Ou celui d’un homme en situation de handicap, en nullité professionnelle, qui complète ainsi sa pension. Un autre homme raconte quant à lui effectuer ces micro-tâches dans le but de financer une allant à son enfant. Lui trouve le temps de les faire pendant son footing : les plates-formes demandent parfois de se rendre dans un commerce précis, pour prendre des produits en photo par exemple. Les missions qui lui sont octroyées influent sur le parcours de sa course.

Combien de temps cela leur prend-il ? La moitié des personnes consultées consacrent moins de 3 heures par semaine au micro-travail. Mais cela peut élever à 20, voire 60 heures par semaine pour d’autres, ce qui développe l’énorme disparité des revenus mensuels : « entre quelques centimes et, dans des cas vraiment exceptionnels, 2 000 euros ». La moyenne demeure seulement très faible avec 21 euros par mois.

Demande sur l’éthique de certaines tâches

Les clauses entourant ce travail n’ont rien à voir avec celles d’un emploi traditionnel, développent les auteurs de l’étude :

« Le micro-travail au caractère d’être, de façon générale, invisible, accompli à la maison, et dirigé par des formes de contrats diverses : un simple “accord de participation”, voire la seule adhésion aux conditions générales d’utilisation de la plate-forme peuvent faire office de contrat. »

Le tout, dans une grande opacité : en général, les laborieux ne savent pas pour le compte de qui ils travaillent, ni même quelle est la fin des micro-tâches qu’ils accomplissent. « Ceux-ci s’interrogent parfois sur l’éthique de certaines tâches qu’ils effectuent. » L’étude donne l’exemple d’une tâche étonnante citée par plusieurs micro-travailleurs interrogés, consistant à jouer à une sorte de jeu vidéo :

« Dans ce jeu, les micro-travailleurs nécessitent s’orienter “vers les personnages aux prénoms d’origine FRANÇAISE en appuyant sur la touche AVANCER” et s’éloigner de ceux “aux prénoms d’origine MAGHREBINE en appuyant sur la touche RECULER” (sic). La tâche se présente comme une étude universitaire, mais excite la méfiance de certains travailleurs : est-ce une expérience psychologique pour mesurer les préjugés des Français, ou bien la simulation d’un jeu vidéo de propagande anti-immigrés ? »

D’autre part, même si elles ne sont pas continuellement présentées comme telles, beaucoup de micro-tâches contribuent en fait à améliorer des systèmes d’intelligence artificielle (IA). Car pour fonctionner, ces technologies doivent être « nourries » par d’énormes bases de données engendrées par des humains, à partir desquelles elles « apprennent ».

« [Les micro-travailleurs ] apprennent aux dispositifs de reconnaissance vocale ou visuelle à interpréter des sons et des images. Ils nettoient les données et les enrichissent pour qu’elles puissent être utilisées dans l’apprentissage profond. Ils retranscrivent des textes à partir d’images floues ou de mauvaise qualité. »

Les auteurs du rapport précisent que dans certains cas, il arrive même que des humains soient payés… pour se faire passer pour un système d’intelligence artificielle. Des entreprises proposant par exemple des IA censées effectuer des prises de rendez-vous emploient en fait des humains pour faire ce travail, et ainsi nourrir des bases de données, afin qu’une machine soit par la suite capable de les imiter.

Des laborieux isolés

S’ils peignent « un atout essentiel pour innover », ces travailleurs sont souvent « invisibles pour les clients, pour la plate-forme et bien souvent pour les autres micro-travailleurs », développent les chercheurs. Ils sont habituellement dans l’incapacité de communiquer avec les clients pour qui ils effectuent les tâches, et sont parfois sanctionnés sans éclaircissement. Par exemple, si un client ne valide pas la micro-tâche, le laborieux n’est pas rémunéré, et ne peut pas démentir. D’autres se voient bannis sans justification.

Les micro-travailleurs sont aussi mis en compétition les uns avec les autres, poussés à se jeter les premiers sur une tâche rentable avant que les autres ne s’en enlèvent, et souvent comparés sur les plates-formes par un score. Par ailleurs, ces laborieux sont souvent isolés. Si certaines plates-formes proposent des lieux d’échange, proportionnellement limités, ce n’est pas le cas de toutes. Or, développent les chercheurs, « l’isolement empêche, entre autres choses, le partage d’expériences communes, ainsi qu’une réflexion conjointe sur ce qui pourrait, ou devrait être, le micro-travail : l’individu n’a aucune prise sur son environnement de travail ».

Les auteurs encouragent donc les pouvoirs publics, les syndicats et les entreprises à se pencher sur le micro-travail, et « son système de rétribution peu ou pas normé et contrôlé ».

« Comment réguler cette nouvelle force de travail et affermir sa protection sociale parfois inexistante ? (…) La protection de l’emploi est une caractéristique des politiques publiques françaises et s’inscrit dans une tradition de longue date. A à rebours de ces dispositifs qui protègent les salariés, le micro-travail se situe à la marge de l’emploi formel, alors même qu’il est au cœur des processus d’innovation dans de nombreuses industries et secteurs d’activités. »

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LJD

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