Le taylorisme à l’âge du numérique a investi les entrepôts logistiques
[Les travailleurs peu qualifiés vont-ils devenir de simples prolongements d’une machine ? Deux chercheurs y répondent à travers une analyse du taylorisme appliqué aux entrepôts logistiques : Jérôme Gautié professeur à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, chercheur au Centre d’économie de la Sorbonne (CES) et chercheur associé au Cepremap, dont les recherches portent sur les transformations du travail et de l’emploi, et Coralie Perez économiste, ingénieure de recherche à l’université Paris-I, membre du Centre d’économie de la Sorbonne (CES), dont les recherches portent notamment sur les effets des changements technologiques et organisationnels sur les conditions de travail et d’emploi.]
Les ouvriers n’ont pas disparu, même si, avec l’érosion des bastions ouvriers traditionnels, ils tendent à disparaître des représentations collectives. Leur invisibilisation résulte en partie du fait qu’un grand nombre assure des activités de type tertiaire, notamment dans la logistique, qui a connu un fort développement au cours des dernières décennies (Carlotta Benvegnù et David Gaborieau, « Les mondes logistiques. De l’analyse globale des flux à l’analyse située des pratiques de travail et d’emploi », 2020).
En 2019, la somme des « ouvriers qualifiés de la manutention, du magasinage et du transport », des « manutentionnaires non qualifiés » et des « ouvriers du tri, de l’emballage, de l’expédition, non qualifiés » avoisinait les 780 000, soit 14,6 % de l’ensemble des ouvriers au sens de l’Insee. Si on rajoute les « chauffeurs livreurs et coursiers » et « les chauffeurs routiers », ce sont, la même année, 400 000 salariés supplémentaires (soit encore 7,4 % des ouvriers). Nous nous intéressons plus particulièrement ici aux ouvriers de la logistique du commerce de détail des grandes chaînes de distribution (hors chauffeurs), à partir d’une recherche menée en France et en Allemagne (Jérôme Gautié, Karen Jaehrling, Coralie Perez, « Neo-Taylorism in the Digital Age : Workplace Transformations in French and German Retail Warehouses », 2020).
Le secteur de la logistique est particulièrement intéressant à étudier, car il a été fortement marqué par le développement des technologies numériques. Mais quel en a été l’impact sur l’emploi en majorité peu qualifié ? On peut, à la suite de Hartmut Hirsch-Kreinsen (« Digitalization and Low-skilled Work », 2016) distinguer quatre scenarii. Le premier scénario est simplement celui du « non-impact » – si les innovations numériques ne sont pas introduites, c’est notamment parce qu’elles ne sont pas rentables. Le deuxième, à l’opposé, est celui de l’automatisation complète – par exemple le remplacement des emplois peu qualifiés par une machine ou un algorithme. Le troisième est celui du maintien (au moins partiel) de ces emplois, mais qui s’accompagnerait de leur montée en compétences – les nouveaux process de production exigeant des qualifications plus importantes. Le quatrième est celui de la « numérisation du travail », où le travailleur peu qualifié n’est pas complètement remplacé par la machine, mais lui est soumis, et n’en devient, dans certains cas, qu’un simple prolongement – dans le cadre de ce que l’on peut nommer un « taylorisme numérique » (« digital taylorism »). Le secteur de la logistique offre une bonne illustration de ce dernier scénario.
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