L’argot de bureau : quand le monde du travail est devenu « toxique »
Ils sont là. Partout. Ils rôdent, prêts à vous piquer au moment où vous êtes le plus vulnérable. Ce ne sont pas des punaises de lit, mais presque : ce sont vos collègues « toxiques ». Huit personnes sur dix admettent en avoir au moins un dans leur entourage, et un tiers de ceux-ci sont capables d’en citer au moins cinq, conclut un sondage en ligne réalisé par le site MonCVParfait auprès de 1 000 salariés.
Réfléchissez un instant à qui vous pourriez accoler ce terme peu reluisant. Pensez aussi qu’il n’est pas impossible que vous soyez la punaise ou le champignon vénéneux de quelqu’un d’autre. Mais pourquoi utilise-t-on ce terme dans le monde du travail, et non « brutal », « malfaisant », « mauvais », « incompétent », « problématique » ? Sans doute car il désigne quelque chose de pas tout à fait clair, comme un nuage de fumée verdâtre dont l’odeur oscillerait entre celle de l’essence et du feutre Velleda. Pas désagréable, mais potentiellement délétère.
En effet, le toxique est subjectif et pourra désigner un collègue trop fainéant et un autre trop zélé, qui se mêle de tout ; un jeune salarié qui ne parle jamais, ne répond pas aux « bonjour ! » machinaux de tous ses congénères dans l’ascenseur, et un autre qui multiplie les potins. La tendance au commérage est d’ailleurs le trait de caractère le plus toxique, selon le sondage, devant « mentir » et « avoir une attitude toujours négative ».
Ces exemples ont en commun de ne pas convenir à la personne qui affuble quelqu’un du mot « toxique ». C’est parfois un réflexe hâtif de mécontentement face au moindre désagrément. Son succès tient à la psychologisation des rapports humains, au travail ou ailleurs, décrit la philosophe et psychanalyste Clotilde Leguil, autrice de L’Ere du toxique (PUF, 2023).
L’intention de nuire
D’ordinaire utilisé pour désigner des substances industrielles nocives, l’adjectif a glissé au début du XXIe siècle – remercions pour cela Britney Spears et sa chanson Toxic (2004) – pour désigner la capacité de l’autre à nous « intoxiquer », à petit feu. C’est d’ailleurs l’essence du mot grec toxikon, qui désigne le poison dont on imprégnait les flèches des guerriers, se diffusant si vite que seule une amputation pouvait sauver le corps meurtri.
Un management toxique, par exemple, est insidieux et se repère par une accumulation de signaux d’alerte : accuser les autres de ses propres erreurs, s’attribuer le mérite du travail de ses collègues, vouloir contrôler ces derniers… Par exemple, ce mail de votre chef : « Sauf erreur de ma part, je n’ai pas reçu ce document. Merci de me le renvoyer TOUT DE SUITE. » Pris d’une bouffée de stress, vous vous exécutez, mais, soudainement, c’est au tour de votre interlocuteur de ne plus vous répondre.
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