« Dernier travail », de Thierry Beinstingel : revenir à France Télécom

« Dernier travail », de Thierry Beinstingel : revenir à France Télécom

Conférence de presse en présence des parties civiles après la condamnation de France Télécom et de ses anciens dirigeants pour « harcèlement moral institutionnel », à Paris, le 20 décembre 2019.

« Dernier travail », de Thierry Beinstingel, Fayard, 256 p., 19 €, numérique 14 €.

Longtemps, ce fut l’usage : les employés de France ­Télécom ne disaient pas qu’ils y travaillaient mais qu’ils y « appartenaient ». Relevant ce particularisme, Thierry Beinstingel, retraité depuis 2020 de l’entreprise rebaptisée « Orange » en 2013, marque une pause au téléphone et souffle : « Ça paraît fou aujourd’hui. » A tout le moins, cela donne une idée du puissant lien d’identification entre les salariés et l’entreprise autrefois publique, et de la violence avec laquelle a été reçu le plan de restructuration Next, visant à supprimer 22 000 postes de France Télécom (« FT ») entre 2007 et 2010. Le PDG d’alors, Didier Lombard, avait fait savoir à ses équipes qu’il souhaitait que ces départs se fassent « par la fenêtre ou par la porte ». Cette brutalité managériale théorisée avait engendré une crise sociale majeure, marquée par des dizaines de ­suicides et de cas de dépression. Le 30 septembre, Didier Lombard (tout comme son ancien bras droit) a été condamné en appel pour « harcèlement moral ­institutionnel ».

Evidemment inspiré de ces faits, un procès semblable sert d’arrière-plan à Dernier travail, le nouveau roman de Thierry Beinstingel. Sur le même sujet, ce dernier avait publié, en plein scandale, Retour aux mots sauvages (Fayard, 2010). « Je l’avais écrit à chaud », dit-il aujourd’hui. A l’époque, l’entreprise (qui n’était pas nommée dans le texte, comme elle ne l’est pas aujourd’hui – « Cela me permet de me sentir plus libre ») lui avait « fait subir des pressions » : « Après avoir lu un article sur mon livre, une directrice avait fait 300 kilomètres pour me poser une question : “Partagez-vous les valeurs de l’entreprise ?” » Cadre aux ressources humaines dans l’Est, il estime avoir été « protégé » par le fait que Retour aux mots sauvages s’était retrouvé en lice pour le Goncourt.

Les questions qui l’ont hanté

Dans les années suivantes, Thierry Beinstingel a continué à travailler pour l’entreprise. Il a écrit une thèse sur la « représen­tation du travail dans les récits français depuis la fin des “trente glorieuses” » (soutenue en 2017), et poursuivi son œuvre, étroitement liée à son sujet d’études ­universitaires. Dans le même temps, il y a eu la « refondation » d’Orange, où l’entreprise a tenté de « faciliter le dialogue » avec les personnels, puis le premier procès (en 2019) jugeant les responsables, et son propre départ d’Orange. « Il m’a semblé qu’il était temps de revenir sur ces événements, avec plus de distance, peut-être, que dans Retour aux mots sauvages. » Et de revenir ainsi plus directement, même si toujours par le biais de la fiction, sur sa propre expérience aux ressources humaines – Retour… se penchait sur les tâches des téléopérateurs – et sur les questions qui l’ont hanté : « De quoi aurais-je pu m’apercevoir à l’époque ? » « Ai-je refusé de voir des signaux ? » « Ai-je failli dans mon éthique ? » – l’écriture du livre, confie-t-il, n’a pas permis d’y répondre ; elle les a même « décuplées ».

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LJD

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