Comptabilité d’entreprise : « Exiger que la matérialité s’étende au-delà du domaine économique est en réalité simpliste »
La comptabilité extrafinancière, dont la finalité est de mesurer les liens d’interdépendance qui existent entre une entreprise et son écosystème, et de favoriser l’évolution des entreprises vers des modes opératoires plus soutenables, est un enjeu climatique et social immense. En effet, détourner ne serait-ce que 1 % de la capitalisation financière mondiale chaque année grâce à de nouvelles normes comptables financerait les 4 000 milliards d’euros nécessaires à une transition juste à l’échelle de la planète.
Encore faut-il, pour que cette bascule des marchés s’opère, que l’on soit en mesure de compter tout ce qui compte. Pour ce faire, une réponse mondiale est en cours d’élaboration au sein de l’International Sustainability Standards Board (ISSB), sous l’égide de la Fondation IFRS (l’organisme international des normes comptables), adoubée par les autorités internationales de régulation des marchés financiers.
Ce qui compte, en comptabilité d’entreprise, est ce qui est matériel : une information dont l’omission pourrait influencer la décision d’acheter ou de vendre des actions d’une entreprise, ou de lui prêter ou pas des capitaux.
Dans ce domaine, l’Europe a fait un choix normatif ambitieux, en exigeant que la matérialité s’étende au-delà du domaine économique : en plus de ses bailleurs de fonds, il s’agit pour l’entreprise de compter tout ce qui importe pour toutes ses parties prenantes. Pour définir cette approche, un terme a été choisi : la « double matérialité » – « Corporate Sustainability Reporting Directive » (CSRD), ou directive sur la publication d’informations extrafinancières pour les grandes entreprises.
Une triple illusion
Evidente de prime abord, cette conception est en réalité simpliste. Devenue le cri de ralliement de ceux qui rejettent en bloc la matérialité ordinaire des marchés financiers, désormais réputée « simple », elle entretient une triple illusion et porte un angle mort dangereux.
La première illusion est que la puissance performative de la matérialité serait en soi transposable hors de l’économie. Séduisant, mais piégeux. La matérialité d’une information sur les marchés est sanctionnée par une décision immédiate, claire et forte : acheter ou vendre. Or, le volet non économique d’une double matérialité ne motive aucune sanction immédiate, claire ou forte. Un sujet majeur pour un acteur sera en effet secondaire pour un autre.
Par exemple, la pollution d’une rivière entraînera des préoccupations bien différentes selon qu’il s’agit de la municipalité qui supportera le coût de la dépollution, de l’association de pêche locale qui déplorera la disparition de son espèce favorite, ou d’une ONG qui ne décomptera au contraire que les espèces protégées.
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