Digitalisation des emplois : « Il existe un grand lien avec le sentiment d’insécurité économique et les comportements politiques »

Quatre experts de Sciences Po expliquent, comment le trumpisme, le Brexit et le mouvement des « gilets jaunes » sont le reflet de la défiance de travailleurs menacés par la robotisation

Les « gilets jaunes », si divers soient-ils, partagent un véritable nombre de traits communs, les fins de mois difficiles, le sentiment d’être pris en étau dans leur vie quotidienne et professionnelle, et une révolte contre les politiques en place. Même s’ils ont un travail, un logement, une voiture, ils sont à la merci du moindre imprévu et voient leur horizon de plus en plus bouché. Cette révolte contre les conditions de vie et d’emploi faites de plus en plus pénibles pour certains groupes sociaux n’est pas particulière à la France. Elle se retrouve derrière les ruptures politiques à l’œuvre dans la plupart des démocraties des pays développés : montée des partis extrémistes et antisystème dans la plupart des pays européens, Brexit en Grande-Bretagne, trumpisme aux Etats-Unis.

Qui sont ces groupes sociaux ? Le paradoxe déjà articulé à propos des « gilets jaunes » tient au fait que ce ne sont pas ceux qui sont les plus pauvres, les plus précaires qui protestent, mais plutôt ceux qui se sentent alarmés de le devenir.

Cela est à mettre en dépendance avec l’évolution générale du marché du travail, qui voit progressivement disparaître les emplois intermédiaires, ceux justement occupés par ceux qui se sentent menacés. Dans un article à paraître (« The losers of automation, a reservoir of votes for the radical right », Research and Politics, 2019), nous démontrons le lien fort qui existe entre la menace de la numérisation, la sensation d’insécurité économique et les comportements politiques qui en résultent.

Concentration du marché du travail

On a abondamment pensé que le progrès technologique avait surtout un impact sur les emplois les moins qualifiés. Cependant, depuis le début des années 1990, ce sont plutôt les emplois intermédiaires qui disparaissent (David Autor, Frank Levy et Richard Murnane, « The Skill Content of Recent Technological Change : An Empirical Exploration », The Quarterly Journal of Economics, novembre 2003). Les ordinateurs, les robots sont capables d’effectuer des tâches programmables. Dès lors, ils remplacent les tâches routinières qui caractérisent plus souvent les emplois intermédiaires, aussi bien dans les usines que dans les services. La robotisation a d’abord touché les emplois ouvriers des usines, ceux que pouvait facilement remplacer la machine. Sur les chaînes de montage, des robots surveillés par quelques ingénieurs en blouse blanche ont succédé aux ouvriers. Ces derniers représentaient 40 % de la population active française dans les années 1960, ils sont 20 % aujourd’hui, dont plus de 70 % travaillent dans le tertiaire (manutention, nettoyage, transports). Les ouvriers d’industrie nettement dits comptent pour moins de 10 % des actifs. Maintenant c’est le tour des emplois en col blanc aux qualifications intermédiaires d’être menacés par l’informatique et le développement de l’intelligence artificielle.

Le taux de chômage en légère diminution depuis l’arrivée de Macron à l’Elysée

EN GRAPHIQUES. Le taux de chômage est encore loin de l’objectif de 7 % que s’est fixé le président pour la fin de son mandat, en 2022.

Le chômage poursuit sa baisse. Selon le dernier bilan de l’Institut national de la statistique et des études éco­nomiques (Insee), le niveau de l’emploi a regagné son niveau de 2009. Au dernier trimestre 2018, 8,8 % de la population active française était sans emploi, selon la définition du Bureau international du travail (BIT), qui fait référence.

Ce chiffre évoque un reflux de 1,7 point par rapport au record de 10,5 % établi en 2015. La diminution du chômage notée depuis cette date a couru sur les présidences de François Hollande (– 1,1 point en deux ans) et d’Emmanuel Macron (– 0,6 point en un an et demi). Mais le taux de chômage reste encore loin de l’objectif de 7 % que s’est fixé le président pour la fin de son mandat, en 2022.

Il existe une autre façon de sonder le chômage, en comptant le nombre de personnes inscrites à Pôle emploi. Là encore, le chômage est plutôt à la baisse, mais de manière beaucoup moins spectaculaire : le nombre de demandeurs d’emploi sans aucune activité n’a baissé que très légèrement, de 1,7 %, depuis le début du quinquennat. Il a même augmenté de 1,1 %, si l’on considère aussi les chômeurs qui bossent à temps partiel (catégories A, B et C).

Le taux de chômage en reflux à la dernière trimestre

Une agence Pôle emploi, le 3 janvier 2019.
Une agence Pôle emploi, le 3 janvier 2019. PASCAL GUYOT / AFP
En recul de 0,3 point, le taux de chômage abouti son plus bas niveau depuis 2009, selon l’Insee jeudi.

Le chômage est en recul de 0,3 point à 8,8 % de la population active en France entière (hors Mayotte) au quatrième trimestre 2018, son plus bas niveau depuis 2009, selon des chiffres provisoires de l’Insee publiés jeudi 14 février.

En France métropolitaine, ce taux, mesuré par l’Institut national de la statistique selon les normes du Bureau international du travail (BIT), s’établit à 8,5 %, ce qui évoque 2,47 millions de chômeurs et 90 000 chômeurs de moins sur un trimestre.

Sur un an, le taux France entière (hors Mayotte) est en retrait de 0,2 % et 0,1 % en France métropolitaine. Ce repli avait été anticipé par l’Insee qui prévoyait un recul en fin d’année. 2018 s’est donc achevée dans une tonalité un peu similaire à 2017, lorsque ce taux était aussi repassé sous la barre des 9 % au quatrième trimestre.

Le taux de chômage des jeunes passe sous les 20 %

Le taux d’inactivité des jeunes passe sous les 20 %, à 18,8 % en France métropolitaine, soit une diminution de 1,7 point par rapport au trimestre précédent. Le taux de chômage de longue durée s’établit à 3,4 % de la population active, comme au trimestre précédent. Il est en diminution de 0,3 point sur un an et représente environ 1 million de personnes qui déclarent chercher un emploi depuis plus d’un an. Le taux de chômage des 50 ans et plus est stable à 6,1 %.

Le « halo autour du chômage » est en légère hausse. Ces personnes qui désirent travailler mais qui ne sont pas comptabilisées parce qu’elles ne cherchent pas activement ou ne sont pas disponibles immédiatement étaient en augmentation de 32 000 personnes au quatrième trimestre, soit selon l’Insee, un niveau semblable à fin 2017. Ce halo concerne environ 1,5 million de personnes.

La part du sous-emploi, c’est-à-dire des personnes qui désirent travailler encore, comme des employés à temps partiel, est en légère hausse (+ 0,2 point sur le trimestre). Enfin, le taux d’emploi, c’est-à-dire la proportion des 15-64 ans qui travaillent, augmente légèrement (+ 0,2 point) pour s’établir à 66,1 %. Pour le taux d’emploi à temps complet, il s’agit du « plus haut niveau depuis 2003 » selon l’Insee. A noter que le chiffre du deuxième trimestre 2018 pour la France métropolitaine a été réparé par l’Insee de 8,8 % à 8,7 %.

Bonus-malus, charges, fiscalité… Les affaires qui fragmentent le gouvernement et les patrons

Les mouvements patronaux poursuivent à mettre l’exécutif sous pression, surtout au sujet des contrats courts.Bien qu’il soutienne le cap de sa politique pro-entreprise, le gouvernement est la cible de critiques lancées par les mouvements patronaux. Trois dossiers, au moins, attisent les tensions.

Lutte contre la précarité

C’est le mot à ne pas dire face aux délégués des employeurs : bonus-malus. Inscrite dans le plan de campagne d’Emmanuel Macron, cette mesure vise à réduire le recours abusif aux contrats courts en majorant les cotisations des sociétés où la main-d’œuvre tourne fréquemment et en diminuant celles payées par les entreprises dont les effectifs sont relativement stables. Une idée rivalisée par le patronat. Les syndicats, eux, y sont très favorables, au point d’en faire une de leurs revendications dans le cadre de la négociation Unédic qui a été engagée en novembre 2018 afin de redéfinir les règles de l’assurance-chômage.

Le 24 janvier, Macron a de nouveau exposé son souhait d’instaurer le bonus-malus, « parce que c’est vertueux ». Ses propos ont passablement irrité le Medef, la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) et l’Union des entreprises de proximité (U2P), qui ont, du même coup, suspendu leur participation aux discussions sur l’Unédic. La bouderie n’a duré que quelques jours, le premier ministre ayant, en substance, assuré que rien n’est arbitré et que le gouvernement est prêt à étudier les suggestions du patronat pour combattre la précarité. Celles-ci doivent d’ailleurs être détaillées, jeudi 14 février, à l’occasion d’une nouvelle séance de négociations sur l’assurance-chômage. D’après Alain Griset, le président de l’U2P, des offres pourraient être avancées particulièrement pour mieux réguler les CDD d’usage, un statut ultraflexible. Toute la question est de savoir si ces concessions permettront d’aboutir à un accord avec les syndicats, et de satisfaire l’exécutif.

Coût du travail                                      

Le gouvernement va-t-il remettre en cause certains allégements de cotisations ? La question est revenue mi-janvier, avec la publication d’une note du Conseil d’analyse économique. Le think tank, rattaché à Matignon, préconise de concentrer les baisses de charges accordées aux employeurs sur le bas de l’échelle des salaires. Il déclare qu’au-delà de 1,6 smic, de tels coups de pouce n’ont « aucun impact sur la compétitivité » et très peu sur l’emploi.

Des fins qui ont fait sauter les industriels, car, dans leur société, une large partie des rémunérations est située au-dessus de ce seuil. Les « allégements sur les secteurs exposés » à la concurrence internationale doivent être soutenus, ont plaidé Pierre-André de Chalendar, le PDG de Saint-Gobain, et Louis Gallois, président du conseil de surveillance de PSA, dans une tribune publiée, mardi 12 février, dans Les Echos. « Nous regardons tous les débats et nous travaillons. On n’en est pas au moment des décisions », indique-t-on au cabinet de Bruno Le Maire, le ministre de l’économie.

Fiscalité

Le poids des impôts reste un grief récurrent. « Le gouvernement a choisi de favoriser l’attractivité de la France à travers la baisse d’impôts sur les sociétés [qui doit descendre à 25 % d’ici à 2022]. C’est une bonne chose, mais il y avait plus urgent », estime-t-on chez France Industrie, l’organisation professionnelle du secteur. Un dossier reste en travers de la gorge des patrons : les impôts de production, ces saisies qui se mettent sur le chiffre d’affaires des entreprises, qu’elles engrangent ou non des bénéfices. Ouvert au printemps 2018 – dans l’optique d’alléger le fardeau –, le dossier semble avoir du plomb dans l’aile, aujourd’hui. « C’est toujours dans le spectre : si on dégage des marges budgétaires, on le fera », assure l’entourage de M. Le Maire. Le 28 janvier, le ministre de l’économie a, une autre fois, relevé que « la France garde un problème de compétitivité », mais il a préféré vanter la bascule du CICE en réduction durable de cotisations, la diminution de la fiscalité du capital et « les dispositions de [la loi] Pacte », qui sera tranchée au printemps et « permettr[a] de renforcer le financement de nos entreprises en fonds propres et non en dette ».

 

Transformation de la fonction publique : les syndicats sollicitent un sursis

Olivier Dussopt, secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’action et des comptes publics, le 12 décembre.
Olivier Dussopt, secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’action et des comptes publics, le 12 décembre. LUDOVIC MARIN / AFP

Olivier Dussopt devait divulguer son texte mercredi ; l’exécutif reste ferme sur le calendrier.

Le gouvernement devrait exposer aux partenaires sociaux, mercredi 13 février dans l’après-midi, le projet de loi de réforme de la fonction publique. Un lever de rideau et le début d’un bras de fer. Mardi, huit syndicats sur neuf ont avisé avoir sollicité au premier ministre « la suspension » de ce texte.

Alors que le grand débat est loin d’être fini, les organisations considèrent que le moment est notamment mal choisi pour lancer cette réforme. « Il y a une forme de contradiction à dire : “On lance un grand débat où l’on parlera de la réorganisation de l’Etat et des services publics” et à présenter un projet de loi sur la fonction publique avant le terme de ce débat », note Jean-Marc Canon, secrétaire général de la CGT fonction publique, premier syndicat du secteur. Sur le fond, « à l’inverse des suppressions d’emplois et d’un recours accru au contrat tels qu’envisagés par le gouvernement », les représentants syndicaux défendent pour des créations d’emplois et « une revalorisation salariale ».

Ce n’est, en conséquence, pas la voie qu’a choisie le gouvernement. Le projet de loi qu’Olivier Dussopt, secrétaire d’Etat auprès de Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics, doit présenter mercredi reprend les quatre axes de réforme publié en février 2018 et qui ont fait l’objet de longs mois de discussion. « Les syndicats demandent un report de la réforme, constate-t-on dans l’entourage de M. Dussopt. Ils disent ne pas avoir été concertés alors qu’il y a eu 132 heures de concertation. Donc ce n’est pas un argument valable. Sinon, ils disent que la concertation est stérile. » Or, « sur l’amélioration des conditions des contractuels, la réforme reprend les revendications des syndicats ».

Ferme sur le calendrier

Les quatre chantiers contestés depuis un an sont une remise à plat des instances de dialogue social, le recours accru aux contractuels, des plans de départs volontaires et la rémunération au mérite. Sur ce dernier thème, cependant, le projet de loi pourrait être moins allant qu’annoncé. Le gouvernement semble avoir été sensible aux arguments des syndicats assurant que cette question ne devrait pas être approchée avant la réforme des retraites. Pour ce qui est des plans de départs volontaires, l’exécutif, tout en confirmant régulièrement son objectif de supprimer 120 000 postes sur le quinquennat, préfère mettre l’accent sur l’accompagnement des fonctionnaires souhaitant changer de poste, voire abandonner la fonction publique. Le texte prévoit d’autres mesures, comme la création d’un contrat de mission, la fin des régimes dérogatoires sur le temps de travail ou encore un renforcement du contrôle lorsqu’un fonctionnaire revient dans le secteur public après une expérience dans le privé.

Le job de commerciale essai de se refaire pour captiver des jeunes diplômés

JD Hancock/Flickr
Alexis Rigal, 21 ans, est un « commercial de ­terrain ». Grossiste en viande dans une petite entreprise du Cantal, Territoire viande, il vit un ­quotidien cadencé par un travail de démarchage. « Je vois mes clients au moins une fois par semaine. C’est ce ­relationnel qui m’a donné ­envie de faire ce métier », témoigne-t-il. Bien content de s’en ­tenir à ces « méthodes traditionnelles », Alexis avoue néanmoins l’importance grandissante du numérique : « On ne peut plus ­négliger la communication sur les réseaux ­sociaux ou l’animation du site Internet. Il faut savoir évoluer. »

Le « phygital »

« Savoir évoluer », « faire avec », « s’adapter »… Ces mots reviennent en boucle chez les jeunes ­diplômés qui font actuellement leurs premiers pas de commerciaux, une activité en pleine ­mutation. Où les ventes se nouent aussi bien derrière un écran qu’au cours d’un déjeuner au restaurant.

« Les ventes complexes, qui demandent une solution personnalisée, nécessitent des professionnels à haute valeur ajoutée », Jean Muller

« Aujourd’hui, jusqu’à 45 % des actes marchands se font en ligne, décrypte Nicolas Klein, docteur en sociologie du travail. Les entreprises doivent donc trouver un nouvel équilibre entre les ­espaces traditionnels [boutiques, plates-formes téléphoniques] et le ­nouvel espace numérique. » Cette transmutation porte un nom : le « phygital », contraction de « physique » et « digital ».

Ces métiers embauchent, mais donnent une image négative. Chaque année, 150 000 postes de commerciaux ne trouvent pas preneurs, et sont disponibles « en permanence », selon l’association des dirigeants commerciaux de France (DCF). Pour attirer les jeunes, les ­employeurs évoquent les transformations de la profession, « le rôle d’accompagnement et de ­service », souligne Nicolas Klein. « Les ventes simples n’ont plus besoin de commerciaux. En outre, les ventes complexes, qui ­demandent une solution personnalisée, sollicitent des professionnels à haute valeur ajoutée », ­expose Jean Muller, le président de ­l’association DCF.

Nouveaux métiers

En clair : ne dites plus « vendeur » mais « conseiller client » ou « expert », voire « coach ». « Dans les boutiques, cela ne ­remet pas en cause leur identité dans la mesure où le service fait partie du processus de vente. Les jeunes diplômés ont intégré cette posture. La relation avec le client est plus détendue qu’avant », enregistre le chercheur ­Nicolas Klein. De nouveaux métiers émergent aussi, comme celui de Web conseiller, « ce commercial qui intervient sur les forums et les réseaux sociaux, qui ne veut plus être considéré comme ­vendeur pour ne pas casser le processus de ­confiance avec le client ».

« C’est cet équilibre entre le ­physique et le digital qui est captivant, juge Emilie Haensler, 21 ans, commerciale dans une ­entreprise de vente d’équipements sportifs en ligne, Snowleader. Même si nous sommes toute la journée derrière un ordinateur, nous conseillons les clients par téléphone et les redirigeons au besoin vers nos magasins. Si nous ­n’avions pas de boutiques, je ­serais peut-être moins enthousiaste… » Et d’augmenter : « C’est aussi lié à ­l’entreprise dans laquelle je travaille. Je suis passionnée de sport ­depuis toujours, si je vendais des casseroles, je serais sûrement moins épanouie. »

Mais, derrière un écran ou face à un client, le cœur du métier est identique, selon Frédéric Neyrat, professeur en ­sociologie à l’université de Rouen. Pour lui, « le commercial doit toujours aller ­au-devant du client, que ce soit sur Internet ou en face-à-face. Le ­numérique transforme certains aspects en facilitant le travail de prospection, mais il n’a pas substantiellement modifié le sens de ce métier ».

Envie de changer d’air

Emmanuel Lairie, 24 ans, conseiller commercial chez Renault Trucks à Massy, en région parisienne, témoigne : « Je suis en poste dans une entreprise un peu vieille école. Je suis le plus jeune de l’équipe et les outils numériques me permettent de me démarquer. Je touche plus facilement de nouvelles cibles. Mais je ne vends pas de véhicules à distance et, devant le client, mes collègues plus âgés et moi tenons le même discours. Rien n’a changé. »

« Les besoins des entreprises évoluent tellement vite que nous sommes un peu en décalage », Frédéric Porez-Griseur

Rémi Bonnefont, 30 ans, est moins insouciant. Il y a deux ans, ce Limougeaud dynamique a claqué la porte du secteur bancaire. « Aujourd’hui, on éduque le client à se débrouiller seul avec des applications. Des souscriptions de prêts se font uniquement par Internet », a-t-il mentionné. De quoi lui donner ­envie de changer d’air : « Moi, j’ai besoin de voir mon interlocuteur pour saisir ses réactions, parler de tout et de rien pour mieux le cerner… » Désormais à son compte dans le ­domaine des fournitures industrielles, Rémi a renoué avec ce qui lui manquait : « Je suis sur la route, je fais même mes livraisons. Preuve qu’il est encore pos­sible d’exercer ce métier en ­laissant une grande place à la ­relation humaine. »

Sur le marché de l’emploi, on sollicite toujours aux jeunes commerciaux « une aisance relationnelle, un ­savoir-être, une ­capacité de résilience, observe Frédéric Neyrat. Même s’ils doivent désormais maîtriser les nouvelles technologies ». Ce qui oblige les établissements d’enseignement à se remettre en question. « Les besoins des entreprises évoluent tellement vite que nous sommes encore un peu en décalage. Mais dans l’ensemble des BTS, on forme les élèves à ces changements », déclare Frédéric Porez-Griseur, chargé des formations professionnelles et technologiques au lycée Gaston-Berger de Lille.

Diplômes revus et corrigés

Dans les lycées, les diplômes font leur mue. A la rentrée 2018, le « D » de numérisation est venu se greffer à l’acronyme du BTS négociation et relation client ­ (devenu NDRC). « Les élèves sont formés à la construction d’un site ­Internet, à la gestion de l’e-réputation, jusqu’au chat en direct », détaille Frédéric Porez-Griseur. Egalement revu et corrigé, le BTS management des unités commerciales sera rebaptisé ­ « management commercial opérationnel » à partir de la rentrée de septembre 2019.

Dans les instituts universitaires de technologie (IUT), la dernière mise à jour des programmes est depuis 2013. Une nouvelle matière, ­l’e-marketing, a alors fait son apparition. « Depuis, les aspects de la digitalisation sont intégrés aux ­enseignements et ont une grande place parmi les études de cas », argumente Laurent Gadessaud, vice-président de l’Assemblée des directeurs d’IUT.

Même constat du côté des ­bachelors. « Le profil de nos intervenants a changé. On se doit d’avoir des cours sur l’économie du numérique, mais aussi sur les compétences techniques attendues », ­déclare Catherine Lignac, directrice des études du groupe SUD Management. « Les formations en font un argument marketing pour attirer de nouveaux étudiants. Cette génération, portable à la main, a un regard différent sur la relation client et ­attend que le digital soit bien présent. »

 

Comment se dégager de l’entretien annuel

Petites et grandes entreprises sont nombreuses à juger la formule de l’entretien annuel insuffisante. (photo d’illustration)
Petites et grandes entreprises sont nombreuses à juger la formule de l’entretien annuel insuffisante. (photo d’illustration) A.CHEDERROS / ONOKY / PHOTONONSTOP

Plusieurs entreprises optent pour des nouvelles formes d’évaluation des salariés plus régulières et croisées.

La grande cérémonie annuelle a pris un coup dans l’aile. Chaque année, c’était le même rituel : salariés et managers se retrouvent face-à-face pour faire le bilan, discuter des perspectives de carrière dans l’entreprise – et négocier une éventuelle augmentation. Compassé, inutile, déconnecté de la réalité… Petites et grandes entreprises sont nombreuses à juger cette formule insuffisante pour évaluer effectivement l’évolution professionnelle des collaborateurs.

Avant incontournable, l’entretien annuel se voit désormais complété par de nouveaux processus de gestion des compétences. Feedback en continu, bilans professionnels entre collègues… Entraînées dans un mouvement lancé aux Etats-Unis en 2015 par deux géants du conseil, Deloitte et Accenture, les entreprises françaises optent de nouvelles formes d’évaluation de l’évolution professionnelle du collaborateur, plus régulières et croisées.

« La mise au point annuelle manque de concret, déclare Fabien Versange, PDG de SiteW, une start-up spécialisée dans les services Internet. On se retrouve à discuter d’évènements qui se sont déroulés il y a six mois, ce qui peut générer des incompréhensions. » Même son de cloche du côté de Brigitte Auffret, directrice générale déléguée de Manutan France : « L’entretien comporte trop d’enjeux à la fois, déplore-t-elle. Il faut parler à la fois de performance, de rétribution, de formation… »

Enquête de satisfaction

Ce constat a conduit Manutan à rétablir à plat le système d’évaluation de ses personnels. L’entreprise de fourniture industrielle (2 300 salariés au compteur) a mis en place, dès 2018, un processus de feedback continu au niveau de ses manageurs, appelé à se généraliser à l’ensemble des salariés du groupe.

Le collaborateur est non seulement évalué par son responsable, mais aussi par ses collègues : c’est une justification de l’évaluation dite à « 360° ». « Ce qui se passe entre deux personnes reste subjectif, fait valoir Brigitte Auffret. C’est mieux que d’autres puissent donner leur point de vue. »

Manutan a aussi mis en place une enquête de contentement des collaborateurs. Enfin, l’entreprise teste une application qui permet de donner et de recevoir des retours d’expérience en continu entre manageur et salarié : à la suite d’une réunion, par exemple, le premier peut directement évaluer le collaborateur pour sa prise de parole en public. « On évite ainsi le dialogue de sourd en se référant à des situations concrètes », mentionne Brigitte Auffret. Si l’entretien annuel, qui reste imposé par certaines traités collectives, demeure, il comporte moins d’enjeux avec à ce système.

 

« Un enseignant peut de moins en moins être efficace tout seul »

Guy Le Boterf, professeur de management

Le changement de la formation professionnelle va dans le bon sens, estime le professeur de management Guy Le Boterf», mais elle oublie que la performance est d’abord le résultat de la coopération.

La France se met à l’heure des capacités : réforme de la formation professionnelle avec la création de l’agence France compétences comme nouvel agent de régularisation des formations et de changement des organismes paritaires collecteurs agréés (OPCA) en opérateurs de compétences, plan d’investissement dans les compétences (PIC) pour les publics peu qualifiés et éloignés de l’emploi, certification des aptitudes, observatoires des métiers et des compétences… On parle même de « révolution des compétences » !

On ne peut que s’en complimenter. Mais, à y regarder de près, l’arbre ne cache-t-il pas la forêt ? Car une grande absente fragilise ce beau discours : la compétence collective. Tous ces projets et réalisations ne sont fondés que sur des raisonnements en termes de capacités individuelles. N’est-ce pas là leurs limites, alors que les gains de performance des entreprises vont appartenir de plus en plus non pas de l’addition de compétences individuelles, mais d’un effet de système provenant de la qualité des interfaces entre les professionnels au sein de leurs unités de travail ?

Dans le domaine de la recherche, les neuroscientifiques ne peuvent cheminer dans leurs travaux consacrés à la maladie d’Alzheimer qu’en coopérant avec des mathématiciens

Pour faire face à la complexité grandissante des situations professionnelles, où il faut prendre en compte la variété de points de vue des acteurs et des critères (productivité, qualité, sécurité, développement durable, éthique…), les ressources en compétences d’un seul professionnel ne peuvent suffire. Dans un hôpital, la qualité d’un parcours de soins va dépendre non pas de la seule succession des compétences des médecins, infirmiers, aides-soignants, assistants sociaux…, mais de la qualité de leur coopération. Dans l’industrie automobile, les besoins de l’innovation conduisent à développer des politiques d’alliance avec d’autres constructeurs et fournisseurs. Les cotraitants sont sélectionnés sur leurs capacités à coopérer avec le constructeur dans le cadre d’une ingénierie légitimement appelée « concourante ». Dans le domaine de la recherche, les neuroscientifiques ne peuvent avancer dans leurs travaux consacrés à la maladie d’Alzheimer qu’en coopérant avec des mathématiciens, etc.

Comment un courtier de société d’assurances pourrait-il répondre de façon adéquate à un client sans le support d’une plate-forme de banques de données et d’experts ? Comment un agent du service social d’un conseil général pourrait-il exécuter ses activités de prévention sans faire appel aux savoir-faire des services juridiques et de la direction médico-sociale de la collectivité territoriale ? Bref, un professionnel peut de moins en moins être compétent tout seul, avec seulement ses propres ressources en connaissances ou savoir-faire.

Un New Challenge pour la promesse des salariés

Engagement 4.0, de Bernard Coulaty, aux éditions EMS, 228 pages, 22 euros.
Engagement 4.0, de Bernard Coulaty, aux éditions EMS, 228 pages, 22 euros.

Après avoir commencé le lecteur au concept d’engagement, Bernard Coulaty aborde les excès du l’indifférence et du surengagement et définit une typologie en huit profils – des moins engagés au plus surengagés.

Nouvelles dispositions RH, gourous du moment, entreprise libérée, aspirations des millenials… Les leaders d’organisation, les décideurs, les DRH, tous sont assaillis de publications et d’invitations à des conférences et autres séminaires les pressant d’assimiler les nouvelles tendances en politique dite des « ressources humaines » (RH). Si bon nombre de ces évolutions sont réelles, il est tout aussi important de rappeler que « le facteur-clé les rendant possibles reste l’intensité et la qualité des engagements individuels et collectifs dans l’entreprise », déclare Bernard Coulaty.

Alors que les nouvelles technologies secouent la vision que nous avons de nos organisations et de l’avenir au travail, que dans un monde hyperconnecté, l’engagement peut être un asservissement ou au contraire ouvrir des opportunités de développement humain, son ouvrage Engagement 4.0, pour une expérience durable au travail, avec et par les collaborateurs. Redéfinit les contours de l’engagement individuel et collectif.

Dans sa vie professionnelle, celui qui a exercé durant plus de vingt-cinq ans des fonctions de directeur des ressources humaines (DRH) pour des multinationales françaises a toujours recherché un bon équilibre entre sa pratique concrète en entreprise – délivrer des solutions RH pour le business – et la périphérie de celle-ci – écrire et publier, enseigner et former, animer des associations professionnelles RH… « Ces activités parfois incomprises sont mon oxygène et participent au renforcement de mon engagement au sein de l’entreprise »

L’engagement moteur de la performance

L’engagement, clame-t-il, est la priorité numéro un des ordonnateurs en France : lorsqu’on parle de risques psychosociaux, de qualité de vie au travail, d’expérience collaborateur voire d’entreprise libérée, « comment ne pas voir que le sujet central est le collaborateur qui va décider de s’engager ou de se désengager de son travail et de son rapport à l’entreprise ? Exposé à des environnements, niveaux hiérarchiques et groupes sociologiques variés, l’auteur est ému par « l’impact direct de l’engagement (ou du désengagement) sur la performance organisationnelle ».

Que ce soit dans une situation d’usine ou dans un siège social, le moteur de la performance est « l’engagement, cet effort supplémentaire que les collaborateurs sont désireux de délivrer pour aider l’organisation à atteindre ses buts et dans le meilleur des cas pour en retirer eux-mêmes des bénéfices de développement professionnel et même personnel ». Si la fonction RH doit changer pour se rapprocher des besoins du business et des aspirations de tous les collaborateurs, l’auteur n’est pas un fanatique des expériences collaborateur ou du concept de bonheur au travail – « le bonheur est par nature périssable et aléatoire ».

Formation professionnelle : « Ce changement est un rouleau compresseur qui élimine tout ce qui n’est pas standard »

Marie Gouttard

Formatrice et consultante chez Form’Action Rhônes-Alpes

Formatrice, Marie Gouttard dénonce, les suites de la nouvelle loi, qui complique la tâche des petits organismes,  pour le bénéfice des grosses entités.

Depuis le début de cette année, la formation professionnelle vit des confusions colossaux. La réforme est mise en place en toute discrétion, car peu de personnes la connaissent ou en sont informées, même les intéressés. Elle n’est pourtant pas une petite modification, mais un véritable raz-de-marée. Sans expertise en droit et connaissances juridiques développées, la lecture des décrets qui tombent les uns à la suite des autres est ardue. Pour autant, elle fait montrer une étatisation et une centralisation majeure des « opérateurs de compétence » aux dépens des organismes de formation de petite taille.

Si la volonté de professionnaliser de façon visée par l’outil de l’alternance semble une bonne idée, ce choix met en revanche sur le bord du chemin tous les prestataires de formation continue qui dispensent les contenus suivants : la réflexion personnelle, le développement cognitif, la compréhension et l’amélioration des relations interpersonnelles, la connaissance de soi, la créativité, l’optimisation de la cohésion d’équipe, et in fine, la prévention des risques psychosociaux.

Cette réforme semble approcher la formation professionnelle par le biais de la montée en compétences des salariés et demandeurs d’emploi sous le seul aspect du savoir-faire technique, voire des savoirs techniques, laissant la problématique récurrente et porteuse d’enjeux en entreprise, des « savoir être », plus pompeusement désignés comme « savoir-faire comportementaux ». Malgré cela, la maîtrise de la technicité n’est en rien utile si l’acteur ne maîtrise pas les codes du vivre-ensemble et de la communication interpersonnelle.

Quid des financements jusque-là partiellement pris en charge par les organismes paritaires collecteurs agréés (OPCA) qui ont disparu le 31 décembre 2018, remplacés par des OPCO (opérateurs de compétences) au rôle mal défini ? Les TPE et PME, qui collaborent largement à la collecte de fonds pour la formation, vont devoir immerger dans une mutualisation financière sans retour, dans le cas où l’alternance est impossible à mettre en place – c’est le cas des PME du transport, pour ne citer qu’elles.

Injonctions brutales imposées sans pédagogie

Aujourd’hui, les « petits » organismes de formation vivent la même aventure que bien d’autres secteurs d’activité en France. Elles connaissent une chute vertigineuse d’activité liée non pas à un manque de compétences, puisque les clients répondent présents et sont fidèles, mais à l’avalanche d’injonctions brutales et imposées sans aucune pédagogie : injonctions administratives, environnementales, financières, logistiques, de rentabilité, de qualité, auxquelles seules les grosses entités déjà bien intégrées dans les sphères décideuses peuvent répondre, consolidant un monopole absolu sur la formation professionnelle et continue.