Morts au travail : à l’usine Renault de Cléon, « on attend l’accident »

Morts au travail : à l’usine Renault de Cléon, « on attend l’accident »

Chaque semaine, environ deux personnes ont un accident du travail nécessitant un arrêt, dans l’usine Renault de Cléon, en Seine-Maritime.
Chaque semaine, environ deux personnes ont un accident du travail nécessitant un arrêt, dans l’usine Renault de Cléon, en Seine-Maritime. CHARLY TRIBALLEAU / AFP

Il n’a jamais rejoint ses collègues qui l’attendaient pour dîner. Le 10 mars 2016 à 19 h 05, Jérôme Deschamps, technicien de maintenance à l’usine Renault de Cléon (Seine-Maritime), a été retrouvé le torse coincé sous un caisson de séchage par l’un de ses camarades, un électricien inquiet de ne pas le voir venir au réfectoire.

Ce jour-là, ce père de 33 ans, employé chez Renault depuis ses 18 ans, a été désigné pour poser un tendeur sur les chaînes trop lâches d’une machine à laver industrielle. Il installe le tendeur sur la machine à l’arrêt, puis effectue des essais en mode manuel. Vers 18 h 40, il décide avec ses collègues de passer la machine en mode automatique, afin de la voir fonctionner en conditions réelles. Les portes de la machine sont grandes ouvertes, bloquées par des « sucettes », de petits morceaux de métal laissant croire au système de sécurité qu’elles sont fermées. Impossible, sinon, de vérifier la qualité de son travail.

La machine redémarre, mais il faut une dizaine de minutes pour qu’elle tourne à plein régime. Ses collègues partent dîner. Jérôme ne tardera pas, pensent-ils. Qu’a-t-il vu dans la machine qui ait nécessité qu’il s’y penche ? En l’absence de témoin, les circonstances de l’accident restent indéterminées. Mais son geste enclenche un mécanisme fatal dont il ignorait l’existence : en mode automatique, la machine abaisse un lourd caisson dès qu’elle capte une présence sur le convoyeur. Après l’avoir veillé une semaine à l’hôpital, sa famille décidera de mettre fin à son assistance respiratoire.

Accidents courants

Depuis, Renault est poursuivi pour « homicide involontaire ». Le 3 avril, le parquet du tribunal de Rouen a requis une amende de 200 000 euros à son encontre. La direction, contactée, n’a pas souhaité commenter l’enquête en cours. « Les événements qui ont amené à la mort de M. Deschamps sont loin d’être rares dans cette usine, estime William Audoux, secrétaire de la CGT de Cléon. Le manque de sécurité et de formation, l’intensification du travail et le manque d’effectifs ont pu donner lieu à d’autres accidents graves ces dernières années. »

« Il y a 8 000 machines, s’exclame un proche de la direction. Il est impossible de former qui que ce soit sur chacune d’elles »

Son syndicat s’est porté partie civile aux côtés de la famille, représentée par Me Karim Berbra. Quatre-vingt-douze salariés ont signé une lettre faisant état du caractère courant de la procédure suivie par M. Deschamps : usage des « sucettes », travail isolé, absence de formation à chaque machine… « Il y a 8 000 machines, s’exclame un proche de la direction. Il est impossible de former qui que ce soit sur chacune d’elles. » Les équipes de maintenance, toutes affectées à des secteurs particuliers, n’interviennent cependant pas sur la totalité de l’immense usine, qui s’étend sur le quart de Cléon.

Dans cette petite ville normande lovée dans une boucle de la Seine, les accidents sont courants. Chaque semaine, environ deux personnes ont un accident du travail nécessitant un arrêt, selon le bilan social 2018 de l’usine. Chutes de charges lourdes, éclaboussures d’aluminium brûlant, brouillards chimiques irritants jalonnent la vie des 4 000 salariés et intérimaires qui s’affairent pour produire boîtes de vitesses et moteurs. Jusqu’à parfois y mettre brutalement fin, comme ce fut le cas pour M. Deschamps en 2016. Cette année-là, sept salariés de l’industrie automobile française sont morts au travail et plus de 3 400 accidents suivis d’un arrêt ont eu lieu, selon l’Assurance-maladie.

L’impératif de productivité l’emporte

La mort de Jérôme Deschamps dans le ventre d’une machine – un événement rare à l’usine – a obligé la direction à repenser les procédures de sécurité. Mais pour la trentaine de salariés interrogés par Le Monde, managers, soignants, syndicalistes, techniciens ou ouvriers, l’impératif de productivité l’emporte encore trop souvent sur la prévention des accidents.

Depuis 2016, un hublot a bien été ajouté à la machine à laver, pour permettre à la maintenance de la voir fonctionner portes fermées, et l’usage des « sucettes » a été drastiquement limité. Une formation générale est dispensée à chacun dès son embauche. Un carnet rappelant les dix fondamentaux de la sécurité, déclinés en 74 « exigences-clés », a été distribué. Des fiches rappelant les risques ont été collées sur les machines.

« Plusieurs éléments tendent à décrire une culture de sécurité plus réactive que proactive sur le site de Renault Cléon », note le cabinet Aptéis

Certains managers, un badge « réflexe sécurité, ma priorité » à la boutonnière, rappellent à l’ordre les opérateurs s’ils ne portent pas leurs équipements de protection. « On nous emmerde sur le port du casque, des bouchons d’oreilles, des lunettes… Mais dès qu’il faut arrêter une machine dangereuse pour la réparer, c’est silence radio, s’agace Corentin (tous les prénoms des témoins ont été modifiés), ouvrier à la fonderie. Parce que ça impacte la production, qui est toujours en flux tendu. En gros, on attend l’accident. » Un avis partagé par le cabinet Aptéis, mandaté pour expertiser les « risques graves » dans l’usine après la mort de M. Deschamps : « Plusieurs éléments tendent à décrire une culture de sécurité plus réactive que proactive sur le site de Renault Cléon », écrit-il en 2018.

En mars, un ouvrier a été brûlé au troisième degré au cou par une projection d’aluminium. « Cet accident aurait pu être évité, tonne Willliam Audoux, de la CGT. Les équipes avaient signalé ce problème depuis des semaines. » Consulté par Le Monde, le tableau des dysfonctionnements, où les ouvriers indiquent les risques sur leurs machines, fait bien état d’un « danger car trop d’éclaboussures ». « La veille, il avait encore prévenu son chef : “Si on ne fait rien, un accident va se produire” », poursuit M. Audoux.

Réparer les machines « en une heure »

D’autres pratiques dangereuses, comme les interventions sur les machines en marche, continuent à avoir lieu. Et ce sans être toujours déclarées, contrairement aux procédures. « C’est l’hypocrisie la plus totale. On ne peut pas faire le diagnostic de la panne rapidement, ni vérifier que la machine a été réparée si elle est à l’arrêt, explique Damien, technicien en maintenance. Les machines prioritaires, il faut qu’elles crachent des pièces non-stop. En une heure, elles doivent être réparées. Sinon, les chefs se mettent derrière toi pour te demander pourquoi ça prend autant de temps. »

Selon Annabelle Chassagnieux, une experte d’Aptéis, la multiplication des règles de sécurité permet à Renault « de ne pas interroger son mode d’organisation ». « Lorsqu’un accident se produit, ils peuvent dire “Untel n’a pas respecté la procédure” sans se poser la question de la possibilité même de l’appliquer, analyse-t-elle. Trop souvent, les salariés ont à arbitrer entre suivre la procédure et travailler au plus vite pour respecter les contraintes de production. »

En novembre 2017, Renault s’était opposé devant le tribunal de Rouen à la venue des experts d’Aptéis dans son usine

Une expertise indépendante dont la marque au losange se serait bien passée. En novembre 2017, Renault s’est opposé devant le tribunal de Rouen à la venue d’Aptéis. Celle-ci avait été demandée par le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) après la mort de M. Deschamps, afin d’étudier les « risques graves » à Cléon. Pour justifier cette opposition, un proche de la direction estime que « rien ne permet d’affirmer qu’il y a, à Cléon plus qu’ailleurs, une exposition des opérateurs à un risque grave ». L’argument n’a pas convaincu le tribunal, qui a permis à Aptéis de se rendre dans l’usine début 2018.

Encouragés à « revenir vite » au travail

Par le passé, la venue d’observateurs extérieurs à Cléon s’était déjà soldée par une dénonciation des pratiques de la direction. En 2007, l’inspection du travail avait décrit un « système organisé de pressions visant à ce que les salariés victimes d’accident du travail (…) renoncent à prendre tout ou une partie de [leur] arrêt ». Douze ans plus tard, la dizaine d’accidentés du travail interrogés par Le Monde racontent la même histoire. Hugo, arrêté après avoir été blessé à la main, a reçu un appel de son chef le lendemain lui suggérant de « revenir vite ». Deux jours plus tard, le voilà de retour sur un poste aménagé, à remplir des tableurs et effectuer des photocopies. « Le reste du temps, je restais assis sur une chaise à attendre », raconte-t-il. La direction lui envoie un taxi puisqu’il ne peut pas conduire. « Ils ont dû dépenser 80 balles par jour… »

La somme, qui paraît importante aux salariés, reste inférieure à ce que devrait verser Renault si les blessés étaient restés longtemps en arrêt. Les cotisations à la branche « accidents du travail-maladies professionnelles » (AT-MP) de la Sécurité sociale dépendent en effet de la fréquence et de la gravité des accidents du travail, afin de faire payer aux entreprises les plus accidentogènes le coût de leurs pratiques dangereuses. Louis, un manager, justifie ce procédé par la dure concurrence que subit Renault : « Aujourd’hui, on est dans un système de production très contraint. Les cotisations à la Sécu pèsent sur le coût du travail. »

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De son côté, la direction de Renault affirme qu’« il n’existe pas de système organisé de pression sur les salariés » et ajoute que ce qu’elle leur propose, « c’est de garder le lien avec l’entreprise en leur donnant la possibilité de revenir (…) sur des postes aménagés ». L’expertise d’Aptéis a été versée au dossier par les parties civiles. Le tribunal devrait se prononcer sur la responsabilité de Renault lors d’une nouvelle audience, le 21 janvier 2020.

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