« Retour au bureau, pression, zéro flexibilité… Depuis six mois, l’atmosphère a radicalement changé » : dans les entreprises, les chefs reprennent la main

Des mails à 3 heures du matin. Des coups de pression pour arriver à l’aurore. Une angoisse diffuse, liée au surmenage et au manque de repos. Chloé (les personnes citées par leur prénom préfèrent ne pas donner leur nom), 24 ans, doctorante dans un laboratoire de recherche, a vu ses conditions de travail se dégrader singulièrement ces derniers mois, comme celles de ses collègues. « Mon encadrante travaille tous les week-ends. Depuis le début de l’année, elle a de plus en plus de missions. La plupart d’entre nous travaillent trop. Comme c’est un labo public, on n’a pas d’argent pour ouvrir un nouveau poste. »

Facteur à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), Lucas, 23 ans, subit lui aussi cette pression. Depuis la mise en place de nouveaux services, sa direction lui demande de travailler plus, sans contrepartie financière. « On nous dit : “C’est pour garder ton travail.” Et comme on aime notre boulot, on se contente de se plaindre au voisin et on retourne travailler », témoigne-t-il.

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La qualité de l’environnement social stagne en Europe, aux dépens des femmes

L’étude European Working Conditions Survey d’Eurofound couvre, depuis sa création en 1990 et tous les cinq ans, tous les éléments contribuant à la qualité du travail. De l’environnement social découlent le bien-être et la productivité des salariés. En positif, Eurofound évalue le degré de bienveillance de l’entourage professionnel.

En clair, celui-ci contribue-t-il au bien-être, à la progression et à l’épanouissement des salariés ? Dans l’édition 2024, 73 % des travailleurs en Europe affirment être soutenus la plupart du temps, voire toujours, par leurs collègues. Le satisfecit est moindre, mais encore majoritaire, dans leur rapport avec les manageurs : 64 % des hommes et 65 % des femmes affirment obtenir leur soutien.

Lire l’analyse des chercheurs du projet du Liepp | Article réservé à nos abonnés « La qualité de l’emploi et du travail en comparaison européenne : une contre-performance française ? »

Depuis 2005, la France a largement comblé son retard par rapport à la moyenne européenne : 74 % des répondants s’y sentent désormais soutenus par leurs collègues, 68 % par leurs manageurs. Mais « cela signifie tout de même qu’un tiers des manageurs ne font pas bien leur travail, ça représente un coût caché considérable pour les entreprises », relativise Laurent Cappelletti, enseignant-chercheur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM).

Danemark et management participatif

Autre constat de l’enquête, les pratiques managériales hexagonales impliquent moins les salariés, ajoute Agnès Parent-Thirion, directrice de recherche chez Eurofund : les salariés en France sont ainsi moins consultés sur les objectifs qu’on leur assigne, leurs conditions de travail ou leurs idées qu’au Danemark, un pays en pointe pour le management participatif.

De fortes différences entre activités émergent par ailleurs : 20 % des travailleurs des transports affirment recevoir rarement ou jamais de soutien de collègues, 15 % rarement ou jamais de leur manageur. Dans ce secteur, chacun tend donc à se débrouiller seul en cas de problème. Cette situation aggrave la pénibilité pour les personnes concernées, qui endurent souvent des horaires décalés ou des comportements hostiles de passagers. « Paradoxalement, ces métiers qui requièrent davantage de soutien managérial en obtiennent moins. Dans les transports, cela tient à une culture professionnelle viriliste, où il faut savoir encaisser et se taire », commente Laurent Cappelletti.

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Pour les jeunes, l’inquiétant bond en arrière des contrats d’apprentissage

Au Salon mondial des métiers, à Eurexpo-Lyon, le 5 décembre 2024.

De la cybersécurité à la comptabilité en passant par la soudure, les recherches de contrats d’alternance des étudiants sont longues et solitaires. « Plus de 300 tentatives, et toujours rien. Pas un seul échange avec un DRH pour défendre ma motivation. Le temps passe et garder le moral devient compliqué, résume Antoine, étudiant en finance à Cergy (Val-d’Oise). Sans alternance, je devrai arrêter mon master en fin d’année car mon université ne prévoit pas de retour en formation initiale. Mais le pire c’est que 18 des 24 étudiants de ma promotion sont dans la même situation ! »

Même constat au goût amer pour Charly Arretche, étudiant en école de commerce à La Rochelle. Après avoir échoué, à la rentrée 2024, à trouver une entreprise pour terminer son master en alternance, il avait décidé de reporter d’un an et de retenter sa chance cette année. Après des mois de candidature, l’impasse demeure. « C’est juste honteux de se retrouver dans cette situation », dénonce-t-il.

Ces deux étudiants ne sont pas les seuls à désespérer, à l’approche de la date limite pour commencer une formation en apprentissage. Dans un appel à témoignages lancé par Le Monde, ils sont nombreux à énumérer les multiples candidatures déposées pendant des mois, par centaines voire milliers, pour seulement quelques retours, la plupart du temps négatifs. Des exemples qui confirment les prévisions alarmistes de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). « L’emploi en alternance, pour lequel l’essentiel des embauches a lieu en septembre, se retournera d’ici à la fin de l’année avec 65 000 postes d’alternants détruits en six mois », expliquait l’Insee dans sa note de conjoncture, publiée le 11 septembre.

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Prix Penser le travail 2025 : les DRH interpellés par les dégâts du management

Des DRH en équilibre précaire. Sur trois sujets au cœur de l’actualité – un dialogue social réformé et dégradé par les ordonnances Macron de 2017, la question migratoire liée à la sous-traitance des entreprises, une transparence des salaires à la fois espoir de progrès et source de conflits –, le rôle des responsables des ressources humaines est plus que jamais une recherche de stabilité pour maintenir la cohésion sociale au sein d’organisations animées par des salariés déçus, en colère ou résignés. C’est ce qu’illustrent les ouvrages nommés pour l’édition 2025 du prix Penser le travail, dont le lauréat doit être dévoilé, mercredi 1er octobre, dans l’auditorium du Monde.

Le prix Penser le travail, cofondé par Sciences Po et Le Monde, est, comme chaque année depuis vingt-cinq ans, l’aboutissement d’un an de lectures croisées entre étudiants, professeurs, DRH et journalistes. Quelque 60 essais, manuels, enquêtes et autres témoignages sur le monde du travail produits en 2024 ont ainsi été soumis, depuis janvier, au master RH et gouvernance durable de Sciences Po, qui a effectué une présélection, puis les ouvrages ont été mis en débat durant l’été avec cinq responsables des ressources humaines, deux journalistes du Monde et deux professeurs de Sciences Po, sur six critères : la nouveauté du sujet, la qualité de l’argumentation, le fondement scientifique, la lisibilité, l’apport à la réflexion et, enfin, la pertinence pour l’action, à laquelle les DRH sont particulièrement attentifs.

Les trois finalistes de l’édition 2025 sont : La Frustration salariale. A quoi servent les primes ? (Sorbonne Université Presses), de la sociologue Elise Penalva-Icher ; Le Travail migrant, l’autre délocalisation, du sociologue Daniel Veron (La Dispute) ; Le Dialogue social sous contrôle, coordonné par le politologue Baptiste Giraud et le sociologue Jérôme Pélisse (PUF/La Vie des idées).

Diagnostic sévère

Chaque livre met en lumière, sur son thème, les dégâts provoqués par l’évolution des politiques de management : les frustrations produites par les politiques de rémunération, l’instrumentalisation de la migration transformée en processus de vulnérabilisation économique, la subordination croissante de la négociation collective aux impératifs économiques des entreprises, réduisant le dialogue social au silence.

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« Le Travail migrant » : une délocalisation « sur place »

Un rappel ne fait jamais de mal : en France comme dans tant d’autres pays développés, des pans entiers de l’économie (BTP, hôtellerie-restauration, nettoyage…) tiennent grâce aux travailleurs étrangers, moins rémunérés que les travailleurs locaux.

Fruit d’années d’enquête, Le Travail migrant, l’autre délocalisation (La Dispute, 2024) propose un panorama d’une délocalisation de l’emploi qui a cours tous les jours sur notre propre territoire. Le sociologue Daniel Veron, maître de conférences à l’université de Caen, dresse une histoire et une géographie d’une « appropriation du travail et des corps migrants » par « le capital », qui « tire profit d’une situation de vulnérabilité ».

Le « huis clos du travail »

Outre une mise en contexte des évolutions des modes d’appropriation du travail migrant, qui se répartissent principalement en deux catégories – le travail illégal, celui des sans-papiers, et le travail détaché, sous-traitance internationale qui se développe à la fin du XXe siècle –, l’auteur s’attache à raconter les parcours des travailleurs qu’il a rencontrés pendant près de dix ans : migrants boliviens et sénégalais sans papiers à Buenos Aires, mexicains à Montréal, salariés détachés dans le BTP ou les chantiers navals français… Souvent affectés par l’épreuve de l’exil, tous font face au « huis clos du travail » dans leur pays d’accueil : réduits à leur simple force de travail, ils peuvent difficilement faire valoir leurs droits, et acceptent ainsi des conditions de travail dégradées.

Lire aussi l’enquête (2022) | Article réservé à nos abonnés Travail des immigrés, l’hypocrisie française

Par cette situation déséquilibrée, « le travail migrant est en première ligne des stratégies contemporaines du capital pour fissurer les institutions salariales, s’inquiète le sociologue. Travail intérimaire, temps partiel subi, ubérisation, emploi intermédié, sous-traitance en cascade, déterritorialisation de l’emploi, limitation des droits syndicaux, facilitation du licenciement : le travail migrant est systématiquement au cœur des formes de précarisation des mondes du travail ».

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« La Frustration salariale » : pour y voir clair avant de pratiquer la transparence des salaires

Davantage de primes, plus de transparence, plus de frustrations ? A partir d’enquêtes de terrain dans les entreprises de la grande distribution et du secteur bancaire, des statistiques nationales sur la structure des salaires mises au regard des déclarations annuelles des employeurs, Elise Penalva-Icher délivre une analyse très documentée de l’évolution des politiques salariales en entreprise, et en particulier du rôle des primes.

La sociologue revient sur l’origine de l’individualisation de la rémunération, étendue dans les années 1970 à toutes les catégories de personnel avec la « théorie de l’agence », qui crée les stock-options pour réaligner les intérêts des manageurs sur celui des actionnaires. En parallèle, cette période voit la fin des classifications Parodi, créées en 1945, qui liaient le salaire aux compétences en plus de la qualification.

De nouvelles sources de tension

Elise Penalva-Icher décrit ainsi « le passage d’un ordre salarial clair, certes négocié et socialement construit sur des règles et par des acteurs bien déterminés, à un épais brouillard » : trente ans de brouillage de la notion de rémunération, toujours plus individualisée.

L’autrice tente ensuite de faire le lien entre les diverses formes de rémunération et ce qu’en perçoit le salarié : se sent-il davantage valorisé ou reconnu ? Elle donne ainsi la mesure de ce que représente la dimension relationnelle dans l’évaluation des rémunérations. Les systèmes de primes élaborés pour affiner les politiques salariales ont finalement créé de nouvelles sources de tension, explique-t-elle.

« Ce que montre bien ce travail, c’est la déstabilisation et même les effets ravageurs bien connus de l’envie, que provoque la comparaison des primes et des augmentations », précise Dominique Méda dans la préface de cet essai. De quoi nourrir la réflexion des DRH à l’heure d’appliquer la transparence salariale dans leur entreprise. « On sait très peu de choses sur les effets de cette transparence », reconnaît la sociologue.

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« C’est un métier ! » : les guides-conférencières cumulent les statuts pour subsister

Quel est le point commun entre une visite du château de Versailles, un jeu de piste nocturne dans un parc, un tour de ville en car, l’encadrement d’une sortie scolaire et l’œnotourisme ? Probablement le titre de guide-conférencier, né en 2011, qui regroupe les professionnels – essentiellement des professionnelles – assurant des visites commentées. C’est une population très diplômée et à 80 % féminine, selon les enquêtes de la Fédération nationale des guides interprètes et conférenciers (FNGIC), qui compte près de 2 000 membres.

Impossible de savoir exactement combien de personnes exercent cette profession. Soumise à validation de certaines formations universitaires, la délivrance de la carte professionnelle par la préfecture donne le droit de mener un groupe dans un musée ou un bâtiment national. Mais il n’y a pas d’agrégation des données. Le chiffre de 10 000 cartes souvent évoqué par les ministères doit aussi être relativisé, dans la mesure où la carte est attribuée à vie.

Depuis quelques années, le métier s’éloigne du salariat. Un article de la revue Connaissance de l’emploi publié en septembre le décrit : « Les guides ont des formes d’emploi très diversifiées, et cumulent parfois salariat saisonnier en CDD d’usage, vacations, autoentreprise… Il y a une hybridation du secteur, et il est devenu rare que les établissements muséaux salarient leurs guides. » Le président de la FNGIC, Théo Abramowicz, l’a constaté : « 70 % de nos adhérents sont des microentrepreneurs. Ils peuvent cumuler avec d’autres statuts, mais l’autoentreprise a pris une place très importante. » Ce régime a parfois été subi par les guides, confrontés à l’externalisation continue des postes dans les musées, au même titre que les réceptionnistes ou les agents de sécurité.

« Concurrence déloyale »

Pour s’adapter, en fonction de la région et de l’activité, chaque guide développe son propre modèle économique. Bérangère Detolsan, guide-conférencière dans le Tarn, cumule un CDD d’usage dans une association, chaque année pendant six mois, et un métier de formatrice en histoire de l’art entre septembre et juin. Devant l’éclatement du marché, il est fréquent que les guides occupent un autre emploi.

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Aux prud’hommes, des sans-papiers exploités face aux entreprises du déchet : « Quand un salarié écrit par texto au directeur du site “on est tous sans-papiers”, le directeur donne-t-il l’alerte ? Non ! »

Façade du conseil de prud’hommes de Paris, le 6 avril 2025.

On tentait de cheminer depuis trois heures déjà dans les réalités tortueuses du travail illégal, de la sous-traitance et du devoir de vigilance des entreprises, quand la présidente du conseil de prud’hommes a caché un instant son visage dans ses mains, comme assommée par tant de complexité. L’audience allait durer deux heures et demie de plus. C’est à un litige hors norme pour la justice prud’homale qu’ont fait face, vendredi 26 septembre, les quatre conseillers, juges non professionnels, de la chambre 1 de la section commerce du conseil de prud’hommes de Paris.

Exploités plusieurs années par un sous-traitant de Veolia, Paprec, Suez et Urbaser dans leurs centres de tri des déchets en Ile-de-France, ou affectés au nettoyage des bus Transdev, 11 anciens sans-papiers entendaient faire reconnaître leur préjudice : des salaires au rabais, des heures supplémentaires non payées, des journées s’enchaînant sans le temps de repos légal, des cadences accélérées. Entre autres.

C’est à la suite d’un énième accident du travail non déclaré qu’ils ont fini par alerter l’inspection du travail, laquelle a mené des contrôles coordonnés dans quatre centres de tri, fin 2022. Puis par sortir de l’ombre en août 2023, pour revendiquer, et obtenir, leurs embauches (puis leur régularisation) auprès des grandes entreprises donneuses d’ordre. Les mêmes qui leur font face en ce début d’après-midi dans la salle d’audience.

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Trois routiers géorgiens licenciés et livrés à eux-mêmes sur des aires d’autoroute… un nouvel exemple de dumping social sur les routes françaises

Autoroute A6 entre Nuremberg et Heilbronn, en Allemagne, en janvier 2025.

« Ils m’ont trompé sur tout : le salaire, le véhicule, le logement. On nous avait promis 90 euros par jour, et pour un mois je n’ai reçu que 300 euros d’avance. » Au début de l’été, Sergi Magaladze, un chauffeur routier géorgien, a répondu à l’annonce d’emploi de la société polonaise Weber Transports. Après avoir commencé à travailler le 16 août, il a sillonné les routes d’Europe pendant un mois sans le moindre jour de repos, dormant dans son camion, un « Mercedes qu’[il] devai[t] amener au garage toutes les semaines pour réparation alors qu’on [lui] avait promis un camion neuf ».

Le 16 septembre, comme deux autres chauffeurs géorgiens ailleurs en France, il stoppe son camion sur une aire d’autoroute près de Nancy, pour protester contre ses conditions de travail et son salaire impayé. Les trois sont licenciés sur-le-champ. Alertés par l’entreprise, les policiers de la Compagnie républicaine de sécurité autoroutière de Champigneulles (Meurthe-et-Moselle) font descendre Sergi Magaladze de son camion, et il est placé en garde à vue, suspecté d’avoir volé le véhicule. Les policiers ayant constaté que ce n’était pas le cas, il est relâché, mais à son retour sur l’aire d’autoroute, son camion a disparu.

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