Des lieux de travail de plus en plus ségrégués
[Peut-on mesurer l’entre-soi ? C’est le travail auquel s’est attelé Olivier Godechot, directeur de recherche CNRS au CRIS et professeur à Sciences Po sur la base des études d’une équipe internationale de chercheurs en sciences sociales, l’équipe COIN. Egalement directeur de l’observatoire AxPo à Sciences Po, consacré à l’observation de la polarisation des sociétés de marché, le sociologue conduit actuellement des recherches sur la ségrégation au travail, le séparatisme des élites (en particulier à travers l’étude du phénomène des départs en équipe) et plus généralement à la dynamique inégalitaire du marché du travail.]
Le travail n’est pas seulement économique. On ne peut le résumer à la production de biens et de services ou à l’échange d’une force de travail et d’un salaire. C’est aussi une sphère cruciale de la vie sociale. Il est l’occasion de contacts et d’échanges entre salarié (es) de divers niveaux de la hiérarchie des salaires. On sait d’ailleurs que les actifs et actives passent plus de temps à échanger avec des collègues au travail qu’avec leurs voisin(e) s (François Héran, « La sociabilité, une pratique culturelle », Économie et statistique, 1988). Comme le voisinage ou l’école, le travail peut contribuer à la cohésion sociale, en augmentant l’interconnaissance entre les différents groupes sociaux et en permettant la circulation de proche en proche des ressources-clés telles que l’information, le savoir ou le capital social.
Aux dimensions d’intégration et de redistribution, le travail ajoute une dimension relationnelle plus prononcée qu’au sein des autres sphères sociales. Il est le lieu de revendications concurrentes sur la distribution des ressources organisationnelles et de la valeur ajoutée. Les salarié(e) s du haut de la hiérarchie salariale, qui ont un rôle important dans la détermination des salaires, sont potentiellement exposé(e) s aux conditions de travail et aux revendications d’autres niveaux de la hiérarchie salariale. Et la composition des lieux de travail peut aussi avoir une incidence sur la cohésion sociale globale.
Dans le cadre de cette contribution, nous résumons un travail d’ampleur sur l’évolution de la ségrégation socio-économique au travail mené par une équipe internationale de chercheurs et chercheuses en sciences sociales (Olivier Godechot et al., « The Great Separation (reloaded) : Top Earner Segregation at Work in Advanced Capitalist Economies », Miméo, 2023).
L’équipe internationale de chercheurs à la base de ces travaux
Ce texte reprend les conclusions principales des travaux de l’équipe COIN : Donald Tomaskovic-Devey, Istvan Boza, Lasse Henriksen, Are Skeie Hermansen, Feng Hou, Naomi Kodama, Alena Krizkova, Jiwook Jung, Zoltan Lippényi, Silvia Maja Melzer, Eunmi Mun, Halil Sabanci, Max Thaning, Dustin Avent Holt, Nina Bandelj, Paula Apascaritei, Alexis Baudour, David Cort, Marta M. Elvira, Gergely Hajdu, Aleksandra Kanjuo-Mrcela, Joseph King, Andrew Penner, Trond Petersen, Andreja Poje, William Rainey, Mirna Safi et Matthew Soener.
Pour mesurer l’évolution de la ségrégation salariale sur les lieux de travail depuis le début des années 1990, nous nous fondons sur des données administratives exhaustives ou quasi exhaustives de douze pays représentant une variété d’économies capitalistes : économie « libérale » avec le Canada ; sociale-démocrate avec le Danemark, la Norvège et la Suède ; continentale avec la France, les Pays-Bas et l’Allemagne ; de l’Europe du Sud avec l’Espagne ; en transition avec la Tchéquie et la Hongrie ; et d’Asie orientale avec la Corée du Sud et le Japon.
Il vous reste 80.33% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.