Archive dans 2023

Prix Penser le travail : la dégradation de la qualité du travail à la loupe

L’importance de l’environnement de travail, la singularité des métiers, la réhabilitation du geste, c’est ce que nous racontent les trois ouvrages nommés au prix Penser le travail : Le Deuxième Corps, de Karen Messing (Ecosociété), Le Travail pressé, de Corinne Gaudart et Serge Volkoff (Les Petits Matins) et Le Soin des choses (La Découverte), de David Pontille et Jérôme Denis.

D’une certaine manière, l’édition 2023 du prix de l’ouvrage management de l’année cofondé par Sciences Po et Le Monde célèbre la complexité du monde du travail et l’importance qu’il y a à l’observer de près pour en préserver la qualité. A quoi servirait de travailler toujours plus vite et toujours plus intensément si c’est au détriment de la qualité du travail et de la santé de ceux qui le font ?

Les étudiants en management de Sciences Po qui ont passé leur année de master à débattre de l’ensemble des ouvrages publiés en 2022 dans leur spécialité l’ont bien compris en présélectionnant ces trois finalistes sur quelque quatre-vingts ouvrages. L’approche clinique du travail commune aux trois nommés met en exergue les points de rupture et la dégradation des conditions du travail à l’œuvre dès leur apparition.

Qu’ils soient ergonomes, sociologues ou biologistes, les auteurs nous invitent à les suivre dans leurs enquêtes de terrain dans le BTP, la banque, les musées, les commerces, auprès des infirmières, des enseignants, des ingénieurs, etc. pour voir émerger les sources des inégalités femmes-hommes, les mécanismes de l’accélération du travail, et le rôle de la maintenance dans la préservation de la qualité du travail.

L’inadaptation des équipements

Dans son essai, la bio-généticienne canadienne Karen Messing, professeure émérite à l’université du Québec, aborde la question de la santé au travail par le genre. Elle part des inégalités constatées en situation de travail pour chercher la façon la plus efficace d’améliorer la prise en compte de la santé des femmes. Elle développe l’inadaptation des équipements professionnels au corps des femmes. Elle pointe que les exigences physiques du travail des femmes sont souvent invisibilisées, contrairement à celles des tâches typiquement masculines, et démontre en quoi « l’occultation des différences biologiques liées au sexe peut exacerber les inégalités et nuire à la santé des femmes ».

Elle compare les conditions quotidiennes du travail des femmes à celles de leurs collègues masculins dans différents milieux professionnels sur plusieurs décennies, et démontre ainsi la nécessité d’adapter les environnements à la diversité des corps, le milieu du travail ayant été pensé pour le corps des hommes.

Il vous reste 54.92% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

« Le durcissement du droit de la RSE oblige les sociétés à être vraiment des entreprises citoyennes »

Le droit semble enfin passer de l’incitation à la contrainte pour obliger les entreprises à prendre fait et cause pour la protection de l’environnement. Il était temps car le nombre d’engagements volontaire (« say on climate ») au sein des sociétés cotées a régressé en 2023.

En préconisant une simple « présentation » de la stratégie climatique aux assemblées générales d’actionnaires, le code AFEP-Medef semble bien timoré. La loi sur l’industrie verte du 25 octobre 2023 a finalement renoncé à imposer un vote, même consultatif, de l’assemblée générale des actionnaires sur la stratégie climatique (« say on climate »).

Enfin, les enjeux de la RSE ne sont guère évoqués par les membres du conseil d’administration au sein des sociétés cotées. Selon une étude de 2021, 49 % d’entre eux disent que le réchauffement climatique n’est pas (ou n’est qu’à la marge) intégré dans les décisions d’investissement de leur entreprise – il n’y est complètement intégré que pour 11 % d’entre eux (« Changing the Climate in the Boardroom », rapport de Heidrick & Struggles et de l’Insead, décembre 2021).

La Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) du 14 décembre 2022, qui doit être transposée en droit français d’ici au 9 décembre 2023 et qui entrera en vigueur en 2024, a pour but d’améliorer la qualité de l’information relative aux droits environnementaux, aux droits sociaux et aux droits de l’homme au sein des entreprises et de toutes les parties prenantes.

Un risque de sanctions judiciaires ou administratives

Cette directive impose la publication de ces informations dans une section spécifique des rapports de gestion des sociétés cotées ou de taille importante, ainsi que leur certification par un organisme tiers indépendant, commissaires aux comptes ou prestataires de services. L’objectif principal est d’harmoniser le reporting de durabilité des entreprises et d’améliorer la disponibilité et la qualité des critères environnement, social et de gouvernance (ESG) .

Jusqu’à présent ces informations semblaient davantage destinées à instiller la confiance qu’à garantir la transparence de leur origine. Mais, à l’avenir, ne pas ou mal communiquer sur la durabilité sera, sans doute, prendre le risque de sanctions judiciaires, administratives ou disciplinaires, voire de pertes financières.

L’hypothèse même de pouvoir infliger ces sanctions, alors que l’on a longtemps cru que la sanction médiatique serait la plus idoine, démontre un changement de cap dans le sens d’un durcissement d’un droit jusqu’ici « souple ». Les sanctions ne sont cependant pas précisées dans la version finale de la directive CSRD ; elles seront définies par chaque Etat membre.

Il vous reste 55.79% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Le CESE alerte l’exécutif sur les inégalités, le pouvoir d’achat et l’écoanxiété

La première ministre, Elisabeth Borne, au Conseil économique, social et environnemental, à Paris, le 16 octobre 2023.

Dix jours après la conférence sociale qui s’est déroulée dans son Hémicycle, Palais d’Iéna, à Paris, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) se fait à nouveau une place dans l’actualité. L’institution vote, mercredi 25 octobre, pour adopter son Rapport annuel sur l’état de la France, dont une copie sera envoyée à l’Elysée et à Matignon.

Dans un contexte morose marqué par deux ans d’inflation, les effets du dérèglement climatique, une crise sociale inédite lors de la réforme des retraites ou encore les émeutes qui ont secoué le pays en juillet après la mort du jeune Nahel, le CESE dresse un diagnostic des préoccupations des Français. Il alerte le gouvernement sur trois sujets majeurs : la perception des inégalités, le pouvoir d’achat et l’écoanxiété. Trois problématiques liées entre elles et qui demandent « une réponse globale », estime le rapport, auquel Le Monde a eu accès.

C’est un état des lieux de la société bienvenu alors que la première ministre, Elisabeth Borne, doit présenter, jeudi 26 octobre, les réponses du gouvernement aux émeutes. Ces annonces de l’exécutif, qui devaient avoir lieu au début du mois mais ont finalement été repoussées, s’orientent vers des dispositions exclusivement régaliennes et sécuritaires. Matignon a déjà indiqué sa volonté de dévoiler des mesures pour « réaffirmer l’ordre républicain », en faveur du « rétablissement de l’autorité pénale » ou « sur la responsabilité pénale et la justice des mineurs ». Face à ce programme qui devrait faire la part belle à la fermeté, le CESE appelle, lui, à une réponse « coordonnée, ambitieuse et adaptée aux spécificités de chaque territoire ».

Pour établir son diagnostic, l’institution s’est appuyée sur trois volets croisés. Des données issues d’indicateurs de richesse, des expertises de terrain et le ressenti de la population à partir d’un sondage Ipsos, basé sur un échantillon de 1 256 personnes, réalisé en septembre. « Une bonne politique publique ne peut se trouver qu’au croisement de ces trois paramètres », assure le président du CESE, Thierry Beaudet. « Nos travaux présentent une vision inédite – où tout est imbriqué –, et la plus complète possible pour forcer les pouvoirs publics à agir », ajoute l’autrice du rapport, Marianne Tordeux-Bitker.

Mieux lutter contre les discriminations à l’emploi

Le CESE souligne un impératif : « Agir pour une transition [écologique] juste, en luttant contre les inégalités et en garantissant les mêmes droits, opportunités et libertés à toutes et à tous. » Car les Français ont une perception aiguë des inégalités et de leurs conséquences sur l’accès à l’emploi, à l’éducation, à la santé ou encore aux services publics. Ainsi, selon l’enquête Ipsos citée dans le rapport, 67 % des personnes interrogées estiment que les inégalités liées au lieu de résidence sont importantes, suivies de près par celles liées à l’origine géographique ou culturelle (63 %), à la couleur de peau (62 %) et au genre (60 %).

Il vous reste 57.73% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Le discounteur Action, rouleau compresseur des prix… et des salariés

Un magasin Action, à Rouen, en décembre 2022.

Des photos d’employés respirant le bonheur, sourire aux lèvres en caisse et dans les rayons, sous lesquelles un « Travaille dans ton magasin préféré » s’étale en lettres blanches sur fond bleu. Ces affichettes placardées en septembre à l’entrée du magasin Action de Friville-Escarbotin (Somme), annonçaient, comme chaque année, la grande journée de recrutement du discounter dans toute la France. Le 30 septembre, les candidats étaient invités à déposer leur CV dans ses points de vente à l’occasion du « Job Day ».

Partout l’enseigne néerlandaise recrute et les médias locaux s’en font le relais : « 67 postes dans le Nord, 91 dans le Pas-de-Calais, 23 dans l’Oise et 8 dans la Somme » (Nord Littoral, le 21 septembre) ; « 18 postes seront à pourvoir en Moselle » (La Gazette Moselle, le 22 septembre) ; « 63 en Haute-Garonne, 7 en Ariège et 3 dans le Gers » (Toulouse FM, le 29 septembre)… Cette campagne a généré « plus de 2 000 candidatures sur l’ensemble du territoire français », précise l’entreprise.

Des embauches destinées à nourrir le développement du roi du discount non alimentaire. En 2022, le groupe aux 2 263 magasins situés dans 11 pays a ouvert 280 nouveaux points de vente dans le monde (267 en 2021). Son chiffre d’affaires a bondi de 30 %, à 8,9 milliards d’euros. Chaque semaine, plus de 15 millions de clients passent ses portes et 6,5 millions consultent son site Internet. La firme se targue d’employer 80 000 personnes « de 136 nationalités différentes ».

Pression managériale constante

En France, où son arrivée en 2012 a popularisé le modèle des discounteurs, Action a ouvert 764 magasins et emploie plus de 17 000 salariés. L’Hexagone est son premier marché, avec 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2022. Après avoir investi les zones commerciales rurales, puis franchi les portes de la capitale en mai 2021, l’enseigne s’apprête à étendre son emprise dans Paris avec, selon nos informations, deux nouveaux points de vente : l’un au 119, avenue de Flandre dans le 19e arrondissement sur 2 500 mètres carrés dont elle a signé le bail au printemps, l’autre au 81, rue de Lourmel dans le 15e, où elle prendra la place d’un ancien Intermarché avant la fin de l’année.

Son modèle ? « 1 500 articles à moins de 1 euro » sur près de 6 000 références en magasin. Des produits d’entretien, d’hygiène ou encore d’épicerie de grande marque nationale vendus moins cher car issus d’excès de production, de fins de séries… Le tout complété par des biens de consommation non alimentaire de ses propres marques, bien souvent fabriqués en Asie.

Il vous reste 76.29% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Le magazine écologiste « Socialter » secoué par un changement d’équipe

« On se soulève et on se casse ? », s’interrogeait le magazine Socialter dans sa Une du numéro d’août-septembre, qui consacrait un dossier au sabotage (allant du moyen d’action ouvrier au désarmement prôné par le collectif Les Soulèvements de la Terre). Visionnaire ? En l’espace de quelques mois, quatre des six salariés qui composaient le bimestriel – qui aborde les thématiques écologiques, démocratiques et de l’économie sociale ont claqué la porte.

Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Antoine Daccord ne prendra pas la direction de « La Croix »

Déplorant un manque de personnels pour fabriquer le magazine (dont la diffusion oscille entre 30 000 et 50 000 exemplaires pour 15 000 à 20 000 ventes revendiquées), des conditions salariales insatisfaisantes ainsi que des désaccords avec l’actionnaire et cofondateur, Olivier Cohen de Timary, sur les investissements à faire depuis plusieurs mois, certains d’entre eux ont discrètement annoncé leurs départs respectifs sur les réseaux sociaux, ces dernières semaines. Une discrétion volontaire en raison de clauses de confidentialité.

« Fin de l’aventure pour moi, mais je continuerai à défendre une ligne écologique et sociale radicale ailleurs, autrement », a simplement écrit, début septembre, sur LinkedIn le journaliste Philippe Vion-Dury, rédacteur en chef du bimestriel pendant six ans. « Ce numéro sera le dernier pour moi. Mon aventure à Socialter se termine ici », a, quant à lui, publié, début octobre, sur X (anciennement Twitter) l’ex-rédacteur en chef adjoint, Clément Quintard. « Il est temps pour moi de (…) démarrer ma propre aventure en free-lance (mais d’abord je vais me reposer un peu) », a rebondi Marine Benz, désormais ancienne directrice artistique et graphiste de la revue écologiste.

« Dissensus humains »

De son côté, Olivier Cohen de Timary, qui cumule les casquettes de cofondateur, directeur de la publication et de la rédaction, et désormais de rédacteur en chef par intérim, préfère aussi rester flou. Tout juste évoque-t-il « des dissensus humains qui expliquent les départs », tout en arguant que « la grande majorité des pigistes travaillant pour Socialter continueront à le faire ».

« Magazine de l’économie nouvelle génération », à ses débuts, en septembre 2013, Socialter s’était relancé, en juillet 2021, avec une nouvelle formule au ton plus engagé, à l’identité graphique affirmée et au slogan cash : « critique radicale et alternatives ». Aussi, plusieurs figures de la gauche (François Bégaudeau, Camille Etienne et Alain Damasio) ont pris la tête des derniers hors-séries. Cette identité, qui avait permis d’élargir le lectorat, va-t-elle perdurer ?

Il vous reste 38.32% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

L’égalité entre femmes et hommes progresse en Europe

Il y a du mieux ! Après des années de stagnation, l’égalité entre femmes et hommes a progressé – un peu – dans l’Union européenne (UE) ces derniers mois, selon l’index calculé par l’Institut européen pour l’égalité des genres (EIGE).

« Il a atteint 70,2 points sur 100 en 2023, dépassant pour la première fois la barre des 70, et enregistrant sa plus forte augmentation annuelle, de 1,6 point », détaille l’institution dans son rapport annuel, publié mardi 24 octobre. « L’Europe va dans le bon sens », salue sa présidente, Carlien Scheele. Avant de nuancer : « Mais ce n’est pas assez, et les progrès sont fragiles. »

Voilà dix ans que l’EIGE, lié à la Commission européenne, compile une série d’indicateurs en matière de salaires, de temps de travail, de santé et d’inégalités variées entre femmes et hommes afin de comparer l’évolution des pays membres. Au fil des ans, son index a permis de mesurer les effets des récessions, de la pandémie de Covid-19, durant laquelle les femmes étaient en première ligne ou encore, des politiques publiques mises en œuvre pour faire avancer la parité.

Un recours croissant à des aides extérieures

Le rapport 2023 offre un panorama contrasté. Sans surprise, les pays du Nord (Suède, Pays-Bas, Danemark) sont en tête du classement, tandis que la France est à la sixième place, avec un score de 76 sur 100. S’ils affichent des résultats inférieurs à la moyenne européenne, le Portugal, l’Italie, Malte ou encore la Grèce ont enregistré de nettes avancées ces dernières années, tandis que la Hongrie, la Roumanie ou la Pologne stagnent.

Dans le détail, les progrès sont notables en matière de temps accordé au soin (des enfants ou des parents) et aux tâches domestiques, où l’indice a bondi de 9,6 points par rapport à 2022. Cela, moins parce que les hommes en font plus… que parce que les femmes sont un peu moins impliquées dans les travaux ménagers non rémunérés en général, notamment en raison du recours croissant à des aides extérieures, comme les services de livraison à domicile.

Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Prix Nobel d’économie : Claudia Goldin, « Femina economicus »

« Il ne s’agit donc pas d’un changement structurel », regrette le rapport, citant au passage la Prix Nobel d’économie 2023, Claudia Goldin : « Nous n’aurons jamais l’égalité des sexes tant que nous n’aurons pas également l’équité dans les couples. » Selon l’étude, 63 % des Européennes déclarent préparer les repas tous les jours à la maison, contre 36 % seulement des Européens.

Il y a également du mieux en matière de représentation dans les instances de pouvoir (+ 1,9 point) : la présence des femmes à la tête des organes dirigeants des entreprises ou des parlements progresse, grâce aux diverses lois nationales sur la parité. A l’exemple de la loi Copé-Zimmermann en France qui, depuis 2011, oblige les grandes entreprises à nommer au moins 40 % de femmes au sein de leur conseil d’administration.

Il vous reste 24.7% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Sénateurs et députés trouvent un accord sur le projet de loi « pour le plein-emploi »

Le député (Parti socialiste) du Calvados Arthur Delaporte, lors d’une discussion du projet de loi « pour le plein-emploi », à l’Assemblée nationale, le 27 septembre 2023.

Le suspens était mince et l’accord a été vite conclu. Les sept députés et sept sénateurs réunis en commission mixte paritaire (CMP), lundi 23 octobre, ont trouvé un compromis en à peine une heure et demie sur le projet de loi « pour le plein-emploi » – soit un taux de 5 % de la population active au chômage, contre 7,1 % actuellement.

L’entente ne faisait que peu de doute après les concessions faites par le gouvernement aux députés du parti Les Républicains (LR) lors de l’examen du texte qui réorganise le service de l’emploi et de l’insertion et réforme le revenu de solidarité active (RSA). Certains points ont cependant fait l’objet d’ajustements.

Malgré les réticences des sénateurs, l’accord de la CMP consacre le changement de nom de Pôle emploi en France Travail, comme le souhaitait le président de la République, Emmanuel Macron. Un nouveau nom pour l’opérateur auquel seront désormais inscrits tous les demandeurs d’emploi, y compris les bénéficiaires du RSA, qui devront signer un « contrat d’engagement ». Ce dernier est défait de son caractère « réciproque », comme cela avait été ajouté par l’opposition de gauche à l’Assemblée nationale. « Le contrat d’engagement réciproque était celui signé par les allocataires du RSA », justifie la sénatrice (LR) de l’Aisne Pascale Gruny. Aux yeux de la rapporteure du texte, « un contrat engage forcément les deux parties qui l’ont signé ».

Un contrat qui engagera les bénéficiaires du RSA à la mesure phare de ce projet de loi : les heures d’activité conditionnant le versement de l’allocation. Alors que le gouvernement n’en avait pas inscrit le principe dans le texte initial, après l’accord entre sénateurs et députés les allocataires devront s’acquitter d’« au moins quinze heures » d’activité hebdomadaires, sans borne haute, pour toucher les 607 euros mensuels (pour une personne seule). Une durée qui pourra être minorée « pour des raisons liées à la situation individuelle de l’intéressé », notamment s’il fait face à de trop sérieux freins à l’emploi. « Mais cela ne pourra pas être zéro non plus », précise le député (Horizons) du Nord et rapporteur du texte, Paul Christophe. Seules « les personnes rencontrant des difficultés particulières et avérées, en raison de leur état de santé, de leur handicap » ou les parents isolés « sans solution de garde pour un enfant de moins de 12 ans » peuvent être exclus du dispositif.

La gauche parle de « travail gratuit » ou de « travail forcé »

Promesse de campagne d’Emmanuel Macron, la mesure provoque depuis le départ une forte opposition de la gauche et des organisations de salariés, qui y voient du « travail gratuit » ou du « travail forcé » pour les allocataires.

Il vous reste 57.58% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

« Que sait-on du travail ? » : les « travailleurs du clic » les plus actifs sont en majorité des femmes précaires

72,1 % : c’est la part de femmes parmi les usagers les plus intensifs d’une plate-forme de microtravail en ligne, selon une étude menée en 2018 auprès des utilisateurs du site Foule Factory. Les sociologues Pauline Barraud de Lagerie, Julien Gros, Luc Sigalo Santos ont divisé les travailleurs en quatre classes en fonction de leur temps et de leur fréquence de connexion sur ce site, des moins actifs (classe 1) aux plus actifs (classe 4). Parmi cette classe 4, les femmes sont donc surreprésentées, mais c’est tout particulièrement le cas de celles en situation d’inactivité, au chômage ou à la retraite : elles représentent 43 % de la catégorie, contre 19 % de l’ensemble des travailleurs interrogés.

Comment expliquer cette surreprésentation ? Les chercheurs reviennent sur leurs principaux résultats, dans le cadre du projet de médiation scientifique « Que sait-on du travail ?  » du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (Liepp), diffusé en collaboration avec les Presses de Sciences Po sur la chaîne Emploi du site Lemonde.fr.

Les « travailleurs du clic » ont émergé au milieu des années 2000, avec le phénomène du « crowdworking » : une entreprise donneuse d’ordre découpe des missions en un grand nombre de petites tâches, exécutables rapidement et derrière leur écran par des « microtravailleurs ». Pour quelques centimes, ces derniers réalisent des sondages ou cliquent sur des images. Ils ne sont ni indépendants ni salariés, car la contrepartie financière est présentée « non pas comme une rémunération mais comme une compensation ou un dédommagement ».

En se concentrant sur une plate-forme réservée aux résidents français, les chercheurs veulent comprendre l’intérêt de ce « travail en miettes » dans un pays à fort pouvoir d’achat et doté d’une bonne protection sociale. En effet, les gains des utilisateurs sont ridicules, quelle que soit leur fréquence de connexion : les deux tiers des répondants déclarent ainsi gagner moins de cinq euros par mois, et seulement un sur dix plus de dix euros. De rares personnes atteignent cinquante euros.

Une image brouillée de la situation

Si cette somme est un revenu de complément pour une majorité d’utilisateurs – 60 % d’entre eux se connectent moins d’une fois par semaine –, les sociologues distinguent « une première ligne très minoritaire d’usagers intensifs, plus précaires et avec beaucoup plus de femmes », pour qui l’argent récolté est tout de même un enjeu. 5 % des répondants restent sur le site plusieurs heures par jour : ils constituent la « classe 4 », peu nombreuse, mais qui réalise en réalité la majeure partie des missions disponibles.

Il vous reste 22.66% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

« Qui veut gagner des centimes ? Les microtravailleurs : derrière une foule de passage, une première ligne de précaires »

[Qui sont réellement les microtravailleurs français ? Pauline Barraud de Lagerie est maîtresse de conférences en sociologie à l’université Paris-Dauphine-PSL et membre de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso, UMR CNRS-Inrae). Ses recherches portent principalement sur les entreprises multinationales et la régulation de leurs chaînes d’approvisionnement. Julien Gros est chargé de recherche au CNRS, affilié au Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires (Lisst, UMR université de Toulouse Jean-Jaurès-CNRS-Ehess-Ensfea-Institut national universitaire Champollion). Ses recherches portent principalement sur la stratification de l’emploi en France, plus précisément de l’emploi indépendant, et sur sa quantification par la statistique publique. Luc Sigalo Santos est maître de conférences en science politique à Aix-Marseille-Université, chercheur au Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (LEST, UMR AMU-CNRS) et associé au laboratoire Triangle (Lyon). Outre ses travaux sur le crowdworking, ses recherches, qui articulent sociologies de l’action publique et du travail, portent sur l’encadrement institutionnel des parcours professionnels.]

Développé par des plates-formes numériques faisant office d’intermédiaire, le « crowdsourcing » de microtâches, aussi appelé « crowdworking », consiste à découper la mission d’une entreprise donneuse d’ordre en petites tâches et à en confier l’exécution à une foule de « microtravailleurs » en ligne (« crowdworkers »).

C’est ainsi que des entreprises peuvent sous-traiter à des internautes, rémunérés chacun quelques centimes, de vastes projets de traitement de données décomposées en microtâches (identification d’image, recherches Internet, sondages, etc.). Auprès des entreprises clientes, les plates-formes de crowdworking mettent en avant la possibilité de faire réaliser à moindre coût des tâches chronophages et rébarbatives qui, sans cela, risqueraient d’épuiser leurs équipes.

Aux microtravailleurs, les plates-formes promettent un complément de revenu ludique, accessible à tout le monde et à toute heure, au seul moyen d’un accès à internet : plutôt que de jouer au Solitaire ou de flâner sur Internet, ces derniers sont invités à mettre à profit un peu de leur temps en échange d’une petite compensation financière. Comme le résume un juriste américain, « chaque salle d’attente et chaque arrêt de bus deviennent un espace temporaire de travail » (Alek Felstiner, 2011, page 155).

Il vous reste 89.36% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

« Notre responsabilité est d’accompagner le déploiement de normes suffisamment complètes pour permettre aux entreprises et aux investisseurs d’agir pour la planète »

La façon dont les entreprises doivent rendre compte de leurs rapports entre leurs activités et l’environnement – le « reporting durable » – fait actuellement l’objet de controverses importantes dans le monde des juristes, des comptables et des experts de l’environnement. Un débat à bas bruit, alors que l’enjeu est fondamental pour atteindre les objectifs de décarbonation et de transition assignés par les gouvernements et les accords internationaux sur le climat.

Dans une tribune récente, Emmanuel Faber s’étonne des choix faits par l’Union européenne, avec l’adoption, le 16 décembre 2022, de la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), entrée en application à partir du 1er janvier 2024, choix dont il dénonce le simplisme (« Comptabilité d’entreprise : “Exiger que la matérialité s’étende au-delà du domaine économique est en réalité simpliste” », Le Monde du 10 octobre).

Approche ambitieuse

A rebours de ces choix, il met en avant la décision prise par l’International Sustainability Standards Board (ISSB), l’organisme international de normalisation qu’il préside, de s’en tenir à une mesure de la « matérialité financière », c’est-à-dire à mesurer la manière dont les bouleversements climatiques en cours peuvent influencer la capacité de l’entreprise à générer des profits. Cette approche raisonne à sens unique, en laissant de côté l’impact de l’activité économique sur le changement climatique.

Emmanuel Faber a raison sur un point : l’approche européenne est ambitieuse. Elle implique en effet de prendre en compte deux types de matérialité : la matérialité financière, à laquelle s’ajoute (et non se substitue) la matérialité d’impact. Il s’agit de rendre compte des conséquences du changement climatique sur le modèle d’affaires de l’entreprise, mais aussi des effets « matériels » de l’activité de l’entreprise sur son environnement. L’ambition est alors double : permettre aux entreprises d’adapter leur modèle (matérialité financière) et les inciter à réduire leur impact (matérialité d’impact).

Pourtant, selon Emmanuel Faber, cette démarche est triplement illusoire. Tout d’abord, parce que cette matérialité d’impact n’intéresserait pas les investisseurs, et serait hors périmètre pour les marchés financiers. C’est pour le moins discutable. La décision d’investissement est prise en fonction de la trajectoire attendue de l’entreprise, de ses risques et de ses perspectives.

Cette trajectoire s’évalue au regard de nombreuses informations, sans exclure a priori l’une des deux matérialités. La normalisation de la double matérialité a ainsi l’objectif de rendre fiable et comparable une information complexe et actuellement disparate, permettant à tout actionnaire d’avoir accès à des indicateurs vérifiés et de prendre une décision éclairée. La confiance dans les marchés financiers ne peut qu’en être renforcée.

Il vous reste 57.44% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.