« La marchandisation de l’éthique est indispensable au fonctionnement du capitalisme contemporain »
En expulsant 10 millions d’Américains de leur domicile et en faisant trembler l’édifice de l’économie mondiale, la crise financière de 2008 aura sonné le glas d’une conduite managériale orientée vers le profit à court terme. La création de valeur actionnariale, hier encore incontournable pour les entreprises cotées, enseignée comme une évidence dans les écoles de management, a disparu du vocabulaire gestionnaire. Pas une entreprise qui ne s’engage, dans ses discours et ses modes de reddition de comptes, à œuvrer en faveur de ses parties prenantes, dans le souci du bien commun. Pas un investisseur qui ne soit socialement responsable, à commencer par les plus puissants d’entre eux, comme en témoignent les exhortations renouvelées de Larry Fink, PDG de BlackRock, dans sa lettre annuelle aux dirigeants. Nous serions donc entrés dans l’ère de la « responsabilité sociale » des entreprises.
Pourtant, la planète brûle, la pauvreté et la précarité augmentent. Les catastrophes écologiques et les révoltes sociales font désormais partie de notre quotidien. Avons-nous vraiment « sociétalisé » l’économie, au sens où l’entendait l’économiste hongrois Karl Polanyi (1886-1964) dans son ouvrage La Grande Transformation, qui porte, dès sa publication en 1944, une critique majeure de l’économie de marché ?
La sociétalisation de l’économie est fondée, pour Polanyi, sur des principes éthiques de réciprocité et de redistribution. Des principes s’appliquant aux relations humaines et qui peuvent s’étendre à l’ensemble du vivant et de la nature, dans une lecture écologique de son œuvre (« Men and things : Karl Polanyi, primitive accumulation, and their relevance to a radical green political economy », Scott Prudham, Environment and Planning A, n° 45/7, 2013).
C’est en marchandisant, d’une manière qu’il considère comme étant fictive ou artificielle, les éléments vitaux pour la société que sont le travail, la nature et la monnaie que l’économie de marché opère son œuvre destructrice. La civilisation qui s’érige au XIXe siècle est économique dans un sens différent et unique, nous dit Polanyi, du fait qu’elle a choisi de se fonder sur un motif rarement perçu comme valide dans l’histoire des sociétés humaines, et qui n’a certainement jamais été élevé au rang de justification des comportements de la vie quotidienne, à savoir le gain. Ses avertissements quant aux effets dévastateurs de l’emprise du marché sur le social, la nature, et l’économie elle-même, résonnent aujourd’hui de manière prophétique.
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