Immigration clandestine : « Les politiques prennent des positions martiales tout en sachant que tenir leurs promesses mettrait à mal des pans entiers de l’économie »

La lutte contre l’immigration clandestine est aujourd’hui considérée comme une priorité par plus de la moitié des Français et le Rassemblement national a mis ce combat au cœur de son programme.

Mais combien de familles seraient dans le désarroi sans ces « illégaux » qui prennent soin de leurs enfants et de leurs parents âgés ? Combien d’exploitations agricoles, de restaurants, de services de livraison seraient contraints de stopper leur activité ? Combien de chantiers s’arrêteraient ?

Ce n’est pas un hasard si la cheffe de l’exécutif italien, Giorgia Meloni, après s’être engagée haut et fort à réduire l’immigration, a ensuite suscité la venue de 450 000 étrangers pour répondre aux besoins de main-d’œuvre de l’Italie.

En réalité, les politiques ont intérêt à prendre des positions martiales sur ce thème de l’immigration clandestine, très porteur sur le plan électoral. Mais ils savent aussi que tenir leurs promesses et stopper vraiment ces arrivées mettrait à mal des pans entiers de l’économie et déséquilibrerait la société.

La multiplication des barrières à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, avec notamment le célèbre mur promu par Donald Trump, est un bon exemple de mesures spectaculaires prises pour impressionner le grand public, malgré une efficience discutable. Les recherches ont montré que le renforcement continu des contrôles à cette frontière avait suscité une hausse des tarifs pratiqués par les passeurs et augmenté les risques pris par les migrants, sans provoquer de diminution sensible du nombre d’entrées irrégulières sur le sol des Etats-Unis.

Un juteux business pour les mafias

De même, prôner en France, comme on le fait aujourd’hui, une multiplication des contrôles policiers aux frontières et dans l’espace public ne garantit pas des résultats probants. En effet, plus les clandestins craignent de se faire arrêter, plus ils se trouvent sous l’emprise des mafias qui leur font franchir les frontières. La peur les amène à céder à tous les rackets, permettant aux mafias de gagner davantage et incite donc celles-ci à développer encore plus leur juteux business.

Assécher le marché des passeurs nécessite une tout autre stratégie, beaucoup moins facile à « vendre » aux électeurs, et en particulier aux milieux économiques. Une des solutions les plus efficaces pour freiner l’immigration irrégulière serait en effet de multiplier les visas de travail tout en augmentant les effectifs de l’inspection du travail pour pouvoir repérer les employeurs de clandestins et les sanctionner (« Temporary foreign work permits : honing the tools to defeat smuggling », Emmanuelle Auriol, Alice Mesnard et Tiffanie Perrault, European Economic Review, vol. 160, 2023).

Il vous reste 45.26% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Chez Solidaires, un conflit interne illustre les difficultés du salariat militant

« Alors que mon employeur avait connaissance de mon harcèlement, il y a participé et l’a avivé pour me faire taire. J’ai eu cinq bureaux différents entre février 2020 et avril 2021. Cela me répugne d’être le salarié de ces gens, ce que je n’aurais jamais imaginé vu ce qu’ils défendent. » L’ambiance est fratricide, mardi 24 juin, quand Laurent Degousée déroule ce qu’il reproche à Solidaires, son ancien employeur, devant le conseil de prud’hommes de Paris : des conditions de travail invivables et des heures supplémentaires non payées.

Ce juriste de 52 ans, salarié depuis 2010 de l’union syndicale aux 100 000 adhérents et mis à disposition de sa fédération SUD-commerces et services, a saisi la juridiction pour obtenir la résiliation judiciaire de son contrat de travail, en raison de l’existence d’un harcèlement moral généralisé. Il a été licencié entre-temps, en avril, pour inaptitude d’origine professionnelle, notamment après plusieurs tentatives de suicide, dont une reconnue en accident du travail.

M. Degousée explique avoir d’abord été victime de dénigrement puis de menaces de la part de son homologue dans une autre structure de Solidaires, le syndicat SUD-commerces et services Ile-de-France – qui diffère de la fédération nationale du même nom. Depuis 2019, l’affaire secoue régulièrement les instances du syndicat. Les plaintes du salarié se sont accumulées, et, malgré les tentatives de résolution, le bureau national a fini par suspendre, en juin 2023, la fédération qu’animait M. Degousée pour « pratiques antidémocratiques ».

A la barre, l’avocate de Solidaires, Isabelle Grelin, est claire : M. Degousée instrumentaliserait ce « conflit entre deux structures » pour faciliter son départ, puisqu’il s’est reconverti pour devenir avocat. « Il n’y a pas de harcèlement dans ce dossier. L’union syndicale a payé du matériel pour qu’il puisse télétravailler, a réglé le conflit et maintenu son salaire à 100 % pendant ses arrêts de travail. » « Tout est déformé. Il veut nous faire payer une grande souffrance dont nous ne sommes pas responsables. On a essayé d’apaiser la situation plusieurs fois », indique au Monde Murielle Guilbert, déléguée générale de Solidaires. Le délibéré est attendu le 16 septembre.

« C’est difficile de se mettre en position d’employeurs »

Certains éléments pointés par Laurent Degousée ne sont pas isolés : plusieurs conflits ont émergé ces dernières années chez Solidaires, aboutissant au départ en 2020 de deux salariés de sa branche Action des salariés du secteur associatif ou d’autres encore chez SUD-industrie. En jeu, chaque fois, le fait que l’union et ses fédérations n’assument pas leurs responsabilités d’employeur, alors qu’elles se battent au quotidien pour améliorer les conditions de travail. « Je n’ai pas eu de visite médicale depuis six ans, pas d’heures supplémentaires, pas de reconnaissance du forfait en jours et une surcharge de travail », décrit un employé.

Il vous reste 38.8% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

La reconnaissance faciale au centre du développement de certaines agences d’intérim

La compétition fait rage au sein du monde de l’intérim qui, ces dernières semaines, rivalise d’annonces en matière d’intelligence artificielle. La dernière en date, le 17 juin, qui a fait beaucoup de bruit et laissé la concurrence sceptique, étant celle du spécialiste de l’intérim numérique Gojob. Ce dernier a défrayé la chronique en déployant Gojob Aglaé, un nouvel assistant d’intelligence artificielle (IA) capable, selon Pascal Lorne, le PDG du groupe, de remplacer le travail de deux cents recruteurs, soit cent trente agences d’intérim traditionnelles.

« Notre déploiement de l’IA ne nous empêche pas de continuer à créer de nouvelles agences », constate de son côté Raymond Gomez, le patron du groupe de travail temporaire Proman, qui accélère lui aussi sur la voie numérique depuis son rachat, en novembre 2023, de la start-up d’intérim digital Iziwork. « Nous avons bien compris que l’on ne s’adressait plus de la même façon à des jeunes générations qui travaillent dans la tech qu’à des personnes dans la construction », justifie-t-il. « A ce stade, 80 % de notre activité passe par l’agence classique et 20 % par le digital, avec l’objectif de faire évoluer cette part à 35 % d’ici à 2025. »

Pour ce faire, l’entreprise déploie plusieurs innovations dont la toute dernière, Izicheck, une vérification d’identité instantanée qui est mise en œuvre depuis juin. « Iziwork met à disposition de ses entreprises clientes une nouvelle fonctionnalité sur son app[lication] qui, par un mécanisme de reconnaissance faciale du collaborateur intérimaire, permet de vérifier qu’il s’agit de la personne figurant sur les papiers présentés à l’entreprise », explique Alexandre Dardy, directeur général d’Iziwork.

Risques et bonnes pratiques

Concrètement, l’entreprise peut réaliser un selfie de l’intérimaire, qu’elle scanne pour s’assurer qu’il corresponde bien aux papiers stockés dans la base de l’agence. « En tant qu’employeur, nous risquons une condamnation pénale s’il y a usurpation d’identité, laquelle est parfois découverte lors d’accidents du travail », détaille M. Gomez, qui assure que la photo ne sera « pas gardée » par l’agence.

Ce type d’innovation, du fait de son caractère sensible, reste néanmoins soumis à la vigilance des autorités en charge de la protection de la vie privée. « Une telle vérification, en ce qu’elle repose sur l’utilisation de données personnelles, est soumise au RGPD [règlement général sur la protection des données] », rappelle-t-on à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL).

Il vous reste 41.89% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

HR Path, spécialiste de la numérisation des ressources humaines, lève un demi-milliard d’euros

C’est, à ce jour, la deuxième plus grosse levée de fonds réalisée cette année par une entreprise française. Avec un tour de table de 500 millions d’euros annoncé jeudi 4 juillet, la société HR Path, spécialiste de la numérisation des ressources humaines, n’est dépassée pour l’instant que par le champion français de l’intelligence artificielle Mistral AI et ses 600 millions d’euros annoncés le 11 juin.

En rejoignant le cercle réduit des sociétés qui ont réussi des levées de fonds d’un demi-milliard d’euros ou plus (850 millions pour Verkor en septembre 2023, 580 millions pour Sorare en septembre 2021), HR Path se fait un nom sur la scène des start-up tricolores.

François Boulet rechigne pourtant à utiliser ce qualificatif pour une société déjà bien établie : il l’a créée en 2009 avec Cyril Courtin, avec qui il la codirige toujours. De plus, la PME ne propose pas un modèle économique à risque, typique des jeunes pousses. « Quand les investisseurs travaillent avec des start-up, ils ignorent s’ils vont faire un “fois dix” ou tout perdre. Avec nous, ils savent qu’au bout de quatre ans, ils vont pouvoir doubler de manière quasiment assurée », promet M. Boulet.

Leader en France

En France, HR Path s’est imposée comme le leader de son secteur, celui des systèmes d’information des ressources humaines. Son activité consiste pour l’essentiel (70 % de ses revenus) à installer chez ses clients des logiciels consacrés à des fonctions telles que la gestion de la paye, le suivi des parcours professionnels, la formation. A ce titre, elle est revendeur de licences des grands éditeurs de logiciels (SAP, Oracle…). Elle a aussi développé sa propre gamme de logiciels, fait du conseil aux entreprises (10 % de ses revenus) et propose à ses clients de prendre en charge la production de leurs bulletins de paie (350 000 par mois).

Bien que HR Path soit déjà présente dans vingt-deux pays, la majorité de ses revenus (55 %) proviennent de France, où elle compte parmi ses plus grands clients les principaux acteurs du pétrole et des laboratoires pharmaceutiques du CAC 40, 80 % du SBF 120 et des entreprises publiques telles que La Poste.

Mais pour M. Boulet, cette proportion est amenée à s’inverser, et la conquête de nouveaux marchés à l’étranger est désormais sa priorité. Sont visés prioritairement l’Amérique du Nord et du Sud, mais aussi l’Allemagne et le Royaume-Uni. « Devenir global dans cette activité et aller croiser le fer avec les grands Américains c’est assez excitant », avance M. Boulet. Derrière la formule, sont visés ses principaux concurrents Accenture, IBM ou Mercer.

Il vous reste 34.04% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

« Du pain et des jeux » : de l’importance de redéfinir les usages du temps

Lors d’une conférence à Madrid, en 1930, John Maynard Keynes trace des « perspectives économiques pour nos petits-enfants ». L’économiste britannique porte son regard sur le siècle suivant. En 2030, le progrès technique aura, selon lui, permis de réduire considérablement le temps consacré chaque jour au travail. A ses yeux, trois heures quotidiennes devraient être alors suffisantes pour satisfaire les besoins humains. La prophétie de Keynes s’accompagne d’un questionnement profond : que ferons-nous du temps ainsi libéré ?

Près d’un siècle plus tard, Pierre-Noël Giraud se saisit de cette question des usages du temps. Dans Du pain et des jeux, le professeur d’économie émérite à Mines Paris et à Dauphine PSL nous montre tout d’abord que, si les prévisions de Keynes n’ont pas été atteintes, « nous avons produit [au cours du XXe siècle] huit fois plus et produit bien autre chose, tout en divisant par deux le temps de travail marchand par habitant ».

Il montre plus largement au fil des pages la place variable accordée à différentes activités (réalisation de tâches productives, occupation du temps libre…) dans la vie des hommes, de l’âge de pierre à la période contemporaine, mais aussi l’évolution de leur rapport au temps. Un temps qu’il estime être « notre seule ressource rare » et une source d’importants enjeux. Le « groupe dominant », n’a-t-il pas fait en sorte à travers les siècles de « contrôler le temps libre du peuple » pour éviter qu’il ne « s’instrui[se], s’organi[se] et se révolt[e] » ?

Travailler autrement

Aux yeux de Pierre-Noël Giraud, les enjeux de l’usage du temps apparaissent justement, aujourd’hui, considérables. Cela « au regard des trois grands défis que l’avenir nous lance, à savoir : modifier profondément notre rapport à la nature afin de la soigner et de la préserver ; maîtriser la révolution informatique ; réduire des inégalités devenues excessives et cumulatives ». Les ignorer et ne pas les résoudre nous plongerait dans « un scénario détestable » : « nombre d’hommes deviendraient “inutiles” au système économique », sous l’effet des mutations numériques et en l’absence d’accès à un dispositif efficace de formation. Il faudrait donc leur apporter une assistance (« leur donner du pain »). Leur temps libre serait occupé par des « jeux » fournis par les plates-formes numériques.

La thèse de l’auteur est qu’un usage redéfini du temps peut permettre de sortir de cette impasse. Le temps dégagé dans les organisations du fait de « l’accélération du progrès technique » (en particulier le déploiement de l’intelligence artificielle) doit être mis à profit. Un vaste mouvement de translation des travailleurs et de leur temps pourrait s’effectuer en direction des activités de soins (de la nature et des autres). Cela impliquerait un imposant dispositif de formation – « à notre portée grâce à la révolution informatique », dit l’auteur. Cela imposerait, aussi, de rendre plus attractif ce secteur des soins (en ne le confiant plus au secteur privé, en y proposant des relations de travail enrichies).

Il vous reste 18.89% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Paris 2024 : une niche pour l’emploi cadre, très parisienne et pas vraiment pour les jeunes

Près de 1 500 offres d’emploi associées aux Jeux olympiques et paralympiques ont été publiées par le secteur privé sur le site de l’Association pour l’emploi des cadres (APEC) de 2019 à 2023. C’est une niche sur le marché cadre – 2,5 millions d’annonces ont été diffusées sur apec.fr en 2023 – avec des caractéristiques bien à elle. L’« offre JO 2024 » compte en effet essentiellement des contrats courts, révèle l’étude APEC « L’impact des JOP 2024 sur l’emploi cadre » parue le 4 juillet.

56 % des emplois cadres proposés en 2023 pour l’événement sont en CDD. Ce qui paraît logique pour un événement est très atypique pour la population cadre : c’est dix fois plus que pour l’ensemble des offres habituellement proposées. La part des emplois temporaires est toutefois très variable selon les secteurs : elle varie de 22 % pour la fonction commerciale, commerce et ventes, à 80 % voire plus pour les fonctions communication, création et culture, et logistique et transports.

La brièveté des contrats n’est pas pour autant compensée par une hausse du niveau de rémunération. Le salaire brut annuel médian proposé dans les offres d’emploi « JO » est de 42 000 euros brut, contre 43 000 pour l’ensemble des annonces adressées aux cadres. Avec des premiers niveaux de rémunération inférieurs à la norme, à 22 500 euros au lieu de 28 000 dans la communication, et 28 000 au lieu de 30 500 pour les fonctions commerciales. Les premiers niveaux de salaires sont en revanche mieux-disants en ingénierie, informatique et dans la logistique, où ils marquent le plus grand écart : 37 500 euros annuels contre 32 000.

Les embauches de cadres pour préparer et organiser les Jeux se concentrent en 2023 sur quelques fonctions : 23 % des offres concernent les commerciaux, 14 % l’informatique et les systèmes d’information et 11 % les études, la recherche et développement. « Les profils techniques ont davantage été sollicités en amont de l’événement », précise l’APEC. Et dans la dernière ligne droite ce sont les offres dans la communication, la création et la culture qui ont augmenté, pour représenter 11 % du total, contre 5 % l’année précédente.

La priorité est donnée aux plus expérimentés. En effet, cette niche d’opportunités, concentrées à 80 % en Île-de-France, n’accueille pas tout le monde. Les jeunes diplômés n’étaient pas vraiment attendus pour encadrer l’événement : seules 22 % des offres publiées sur la période 2019-2022 ont été ouvertes à ces profils, contre 31 % pour l’ensemble des offres. Un choix de candidats expérimentés que l’APEC explique par « la complexité des opérations à coordonner » pour un événement à si « grande échelle » que les Jeux olympiques. Pour les employeurs, c’est avant tout une bonne carte de visite pour « attirer et recruter des cadres afin de les garder pour d’autres missions », estime l’APEC.

Législatives 2024 : sur le lieu de travail, un choc politique et un débat souvent impossible

1er tour des élections législatives, dans le bureau de vote salle François-Sala, dans le 2e arrondissement de Lyon, le 30 juin 2024.

« Depuis la dissolution [de l’Assemblée nationale, le 9 juin], c’est devenu “open bar” : la majorité de mes collègues français ramènent le débat sur l’insécurité, la racaille, et le fait que le Rassemblement national [RN] va mettre les méchants en taule. Il n’y a pas de débat possible. » Chauffeur de bus transfrontalier au Luxembourg, vivant près de Longwy (Meurthe-et-Moselle), Damien (les personnes citées dont le nom de famille n’apparaît pas ont souhaité garder l’anonymat) se désespère de la récente libération d’une parole raciste et homophobe, qu’il n’arrive pas à comprendre. « Au dépôt, on a des profils de l’Europe entière, qui viennent tous au Luxembourg pour gagner des sous. Sur la moitié de Français, certains gagnent 3 800 euros net par mois et ont toujours un problème avec les descendants d’immigrés, qui, en France, arrivent péniblement à 1 400 euros. Ils oublient qu’ils passent eux-mêmes une frontière tous les jours. »

La dissolution de l’Assemblée nationale et l’annonce des élections législatives ont été un choc pour de nombreux travailleurs. Certains racontent leur incrédulité quand ils se sont rendus au boulot le lundi 10 juin. « On n’en a pas parlé tout de suite. Depuis, tout le monde se toise et se demande : et si elle ou lui avait voté RN ? », constate Benjamin, contractuel à l’accueil d’une résidence universitaire.

Selon une enquête Ipsos, 37 % des salariés français (40 % de ceux du privé, 33 % de ceux du public) ont donné leur voix au RN au premier tour, et 57 % des ouvriers. C’est le cas d’Hervé, décolleteur en Franche-Comté : « Ça fait deux ans que je vote RN, mais j’avoue que, maintenant, j’ose en parler. Dans mon usine, tout le monde galère, alors on est une majorité à avoir voté Bardella. »

« Sidération », « silence radio »

A la machine à café, à la pause déjeuner ou en sortant de l’usine, le sujet politique intéresse ou préoccupe bien davantage que lors des précédents scrutins. Le code du travail garantit la liberté d’expression des salariés, y compris sur des sujets politiques. L’employeur ne peut l’entraver, mais il peut la restreindre si cela est justifié par la nature de la tâche à accomplir (par exemple, en cas de contact avec le public). Un salarié peut être sanctionné, s’il fait preuve de propos injurieux ou de prosélytisme, et si cela porte préjudice à la bonne marche de l’entreprise.

Mais s’intéresser aux législatives ne veut pas dire en débattre ouvertement. La majorité des salariés et fonctionnaires que Le Monde a interrogés font plutôt état, depuis le 9 juin, d’un « silence radio », d’une ambiance lourde, teintée de gêne et d’inquiétude.

Il vous reste 60% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

« On ne peut pas se permettre d’être en désaccord », pour les jeunes cadres, l’épreuve des discussions politiques à la machine à café

Amir (tous les prénoms ont été modifiés) a pris ses précautions avant de décrocher : il s’est installé dans une salle insonorisée mais préfère encore parler tout bas. « Je n’ai pas envie de faire de vagues, ni qu’on me stigmatise ou qu’on me donne des trucs ingrats », souffle-t-il. A 24 ans, cet étudiant en école de commerce, franco-algérien, est en stage à la Société générale depuis quelques mois.

A la suite de l’annonce de la dissolution, Amir a senti le vent tourner dans son open space, frappé d’observer « la banalisation du RN [Rassemblement national] parmi une population très aisée et éduquée ». D’ordinaire, son équipe échangeait « surtout des banalités ». « Les discussions sont plus électriques désormais », raconte celui qui a voté pour le Nouveau Front populaire au premier tour des législatives.

Arrivé en France à 18 ans, l’Algérois issu d’un milieu bourgeois avait plutôt l’habitude que l’on souligne son jeune âge dans des contextes professionnels. « Je n’avais jamais eu le sentiment que mes collègues me voyaient comme un Arabe », dit-il, fatigué de les entendre dénoncer « les gauchistes » et relayer des fake news. Sa stratégie, quoi qu’il arrive, comme nombre de jeunes interrogés : hocher la tête, baisser les yeux, se mettre en retrait. « Je termine dans quelques semaines, je me dis que ça va passer. Pour décompresser et tourner ça en dérision, j’envoie chaque commentaire ou petit truc haineux à ma famille. Mon père m’a toujours dit de ne pas réagir aux remarques. Et il vaut mieux ne pas parler politique au travail. »

« Rester opaque »

Ce sujet perçu comme tabou, les jeunes cadres l’ont bien intégré à l’épreuve de la machine à café. La nouvelle génération opte pour la discrétion au bureau. Consciente, notamment, de son statut dans la hiérarchie. Dans le public comme dans le privé. « C’est compliqué du fait de ma “juniorité”, témoigne Célestin, 26 ans, en poste depuis deux petits mois dans un fonds d’investissement. On a besoin d’en parler pour montrer à nos supérieurs que l’on comprend les enjeux associés aux élections dans notre secteur : l’impact sur le monde de la finance a été brutal. En même temps, il faut savoir rester opaque sur nos opinions personnelles, on ne peut pas se permettre d’être en désaccord. »

A l’annonce de la dissolution, le 9 juin, Célestin s’est engagé pour la première fois en allant tracter pour Renaissance, le parti d’Emmanuel Macron. « Ecoanxieux », il se dit de « centre gauche » et n’ose échanger qu’avec le collègue avec qui il partage son bureau. « C’est mon supérieur hiérarchique mais il a 40 ans, précise-t-il. On avait discuté des programmes avant les européennes et j’avais compris qu’on était du même bord : ça facilite le dialogue. » Le reste du temps, à la cantine, la politique semble un non-sujet − « alors que c’est tout sauf un non-sujet ! s’agace le jeune homme. On fait les autruches, on met ça sous le tapis. Je commence à en avoir un peu marre de parler des vacances d’été ».

Il vous reste 42.81% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Des entreprises éphémères au service de l’emploi des seniors

« Cette expérience m’a permis de sortir de l’isolement et de retrouver une dynamique dans ma recherche d’emploi », apprécie Benoît Jarry, 55 ans. Formateur pour adultes durant vingt ans, il s’est retrouvé « le bec dans l’eau » l’été 2023. Se sont ensuivis de longs mois de recherches infructueuses, durant lesquels on lui a bien fait comprendre qu’il était « trop vieux ». Aussi, lorsque France Travail lui a proposé de rejoindre une entreprise éphémère, à Fréjus, dans le Var, il a décidé de tenter l’expérience. « C’était l’occasion d’échanger avec d’autres personnes dans mon cas. »

Depuis la création des entreprises éphémères en 2015, cinquante éditions (qui peuvent s’adresser à différents âges et différents profils) ont été organisées dans toute la France. Les participants, sélectionnés par France Travail, conservent leur statut de demandeur d’emploi. D’avril à juin, trois éditions spéciales destinées aux plus de 55 ans se sont déroulées en Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) : à Marseille, à Fréjus/Saint-Raphaël et à Nice.

« Il s’agit d’une aventure collective pour créer une impulsion », résume Didier Krief, le cocréateur du concept. Le principe de cette vraie fausse entreprise est de rassembler durant six semaines une cinquantaine de seniors qui créent ensemble une entreprise fictive, en lui donnant un nom et en créant un logo. Celle-ci est organisée autour de quatre services : ressources humaines (définition du projet professionnel, entraînement aux entretiens…), communication (webradio, plateau télé, communication externe…), relations entreprises (détection des besoins de recrutement) et web (data), où se côtoient différents profils de demandeurs d’emploi : de l’opérateur en logistique au directeur administratif et financier par exemple.

L’objectif est que chaque participant − appelé « associé » − retrouve à terme une solution professionnelle durable : CDI, CDD de plus de six mois… « Le concept est de miser sur la force du groupe, explique Didier Krief, puisque les 50 chercheurs d’emploi unissent leurs efforts pour décrocher un poste non seulement pour eux, mais aussi pour leurs collègues. Ce sens du collectif est encore plus fort chez les seniors. »

Des discussions, pas de CV

Des coachs accompagnent les « associés » au quotidien pour travailler sur leur CV, réfléchir à leur projet professionnel ou encore leur apprendre à se présenter efficacement. Une aide particulièrement appréciée par Valérie Masurel, 56 ans, qui a participé à la session de Marseille : « Je me suis vraiment sentie soutenue et la simulation des entretiens avec les coachs m’a été très utile », souligne celle qui vient de décrocher en juin un CDD de six mois dans un centre d’hébergement d’urgence, par son propre réseau. « Nous aidons les seniors à identifier leurs croyances limitantes – par exemple, “je suis trop cher” − qui font qu’ils s’excluent d’eux-mêmes en ne candidatant pas à certaines offres d’emploi », explique Jérémy Valency, coach et référent opérationnel sur les opérations seniors de Marseille et de Fréjus.

Il vous reste 49.31% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.

Comment l’entreprise peut protéger les salariés du racisme ordinaire

Carnet de bureau. La lettre de propos racistes reçue par Karim Rissouli à son domicile, mardi 25 juin, devrait servir d’alerte à tous ceux susceptibles de lutter contre une banalisation de la parole raciste au travail. Car c’est d’abord au travail que le journaliste de France 5 recevait des injures : « Ce n’est pas la première fois que je reçois ce genre d’insultes. Ça m’arrive régulièrement au bureau. Souvent on en rigole d’ailleurs, entre collègues, c’est le moyen de dédramatiser », témoigne-t-il dans son interview accordée au média en ligne Brut. Mais « quand ça arrive chez soi, il y a une forme de violence supérieure ».

L’expression raciste n’est pas une opinion. C’est une infraction, voire un délit lorsqu’elle est publique : l’injure publique à caractère discriminatoire est passible d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. L’enjeu est de taille : en 2023, la Commission nationale consultative des droits de l’homme a enregistré 5 000 infractions à caractère raciste, xénophobe ou antireligieux, et 8 500 crimes ou délits, en hausse de 32 % sur un an, selon le rapport de la CNCDH publié le 27 juin.

Au-delà du simple respect du droit, il s’agit de lutter contre la violence qui affecte durablement le salarié et porte atteinte à l’entreprise, qu’elle soit exercée par des clients, des fournisseurs ou des collègues. Dans son essai Le Racisme ordinaire au travail (Editions Erès, 192 pages, 18 euros), la psychologue Marie-France Custos-Lucidi relate les ravages provoqués par des petites phrases du type « Moi pas comprendre toi » adressées à plusieurs reprises à une salariée métisse par sa directrice. Ce n’est ni de l’humour ni inoffensif, mais un acte de pure violence commis, dans ce cas, pour instaurer un rapport de domination. Comment l’entreprise peut-elle en protéger les salariés ?

« Ce n’est pas normal »

Approuvé par une récente décision de justice, Enedis a par exemple mis fin au contrat de travail d’un employé qui avait lancé à un collègue : « Je ne serre pas la main aux Noirs. » Des propos outrageux assimilés à des faits graves « qui ont un impact sur la santé et la sécurité des salariés », a souligné l’employeur à celui qui se défendait de les avoir prononcés « dans le but de plaisanter ».

La mécanique discriminatoire – idée reçue, stéréotype, préjugé, discrimination – particulièrement insidieuse dans des relations de subordination propres au milieu du travail peut pourtant être enrayée avant la sanction. « Pour le manageur comme pour le salarié, la prévention passe par l’intervention sur le choix des mots à la fois pour identifier les violences et pour ne rien laisser passer. Car la violence sournoise sur le lieu du travail passe par une distorsion du langage », explique le sociologue Thomas Périlleux, auteur du Travail à vif (Editions Erès, 2023, 280 pages).

Il vous reste 14.98% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.