Archive dans janvier 2024

« Abolir l’exploitation » : comprendre l’exploitation des travailleurs pour mieux la combattre

Le livre. Le concept d’exploitation connaît aujourd’hui une destinée contrastée. S’il est fréquemment utilisé dans le langage ordinaire pour dénoncer des expériences de l’injustice et de la domination (face aux stages faiblement rémunérés, à la condition des livreurs à domicile…), il serait désormais « largement discrédité dans les champs académiques de la philosophie sociale, de la théorie politique et des sciences sociales critiques », observe Emmanuel Renault.

Il est pourtant essentiel pour penser les conditions de travail et la question salariale aujourd’hui, selon le philosophe. Dans son dernier ouvrage, Abolir l’exploitation (La Découverte, 2023), le professeur à l’université Paris-Nanterre s’attache donc à replacer au centre du débat cet « outil puissant d’analyse et de combat ».

A travers son ouvrage, il propose ainsi une exploration minutieuse et érudite de ce terme, revenant sur ses origines, s’arrêtant sur les critiques dont il fait l’objet aujourd’hui, mettant en avant son apport dans « la lutte pour un monde plus juste », mais aussi dans la construction d’une pensée de gauche.

La France du XIXe siècle

La construction du concept d’exploitation prend place dans la France du XIXe siècle, en plein essor industriel. « Comme Babeuf, les saint-simoniens [porteurs de la doctrine de Saint-Simon (1760-1825)] dénoncent dans l’exploitation le fait que des “oisifs” accaparent la “sueur des travailleurs” » et « voient dans la propriété privée l’origine de l’exploitation », indique l’auteur.

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Progressivement, l’idée d’une exploitation de l’homme par l’homme va s’imposer « au sens de l’antagonisme entre les deux classes du monde industriel : la bourgeoisie et le prolétariat ». Le mouvement ouvrier français se saisit de ces différentes notions qui seront dans un second temps reprises par Karl Marx (1818-1883) – lequel en proposera une théorisation approfondie.

Au fil des pages, l’auteur présente les différentes critiques émises à l’encontre du concept d’exploitation. Il serait impossible de distinguer les situations relevant de l’exploitation et celles qui n’en relèvent pas. La notion d’exploitation buterait par ailleurs sur le fait que les salariés ne constituent plus « un ensemble homogène qui incarnerait l’injustice distributive »… M. Renault s’attache à les déconstruire avec méthode.

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Ce faisant, il dessine progressivement les contours du concept classique d’exploitation. Les travaux du sociologue américain Erik Olin Wright (1947-2019) lui permettant notamment de distinguer quelques lignes forces : le « bien-être inversé » (le bien-être matériel des exploiteurs dépend de la réduction du bien-être matériel des exploités), l’« exclusion des ressources productives » et l’« appropriation des efforts de travail ».

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Les femmes et les hommes sont-ils égaux face à l’avènement de l’intelligence artificielle dans les entreprises ?

Depuis l’arrivée de ChatGPT sur le marché, en novembre 2022, tout ou presque a été dit sur les risques et les dangers de ces outils d’intelligence artificielle générative (IAG) : suppressions massives d’emplois, pertes de créativité, faux profils, fausses images et informations, etc. Beaucoup a également été dit sur les avantages, notamment économiques, de cette IAG pour les entreprises. Rapide dans le traitement des informations ou capable de traduire dans toutes les langues, elle libère du temps qui peut être consacré à des tâches à plus forte valeur ajoutée, comme la rédaction automatique du compte rendu après une réunion.

Mais ces risques et ces avantages sont-ils les mêmes pour les femmes et les hommes ? Rien n’est moins sûr ! La première inégalité est celle du nombre dans le secteur du numérique – et donc de l’IA –, où les femmes sont sous-représentées. Bien que relativement dégenrés, les métiers liés aux technologies en général et au numérique en particulier souffrent de la sous-représentation des femmes dans les filières scientifiques et techniques.

Le « Pacte pour une intelligence artificielle égalitaire entre les hommes et les femmes », lancé par le Laboratoire de l’égalité, constate que les femmes ne représentent actuellement que 12 % des emplois du secteur, et souligne que leur absence « est une des raisons-clés du sexisme des algorithmes conçus et développés par et dans un univers masculin ».

Le principal risque de cette sous-représentation est celui de l’invisibilisation progressive des femmes dans de nombreux métiers du numérique. A l’heure où l’IAG s’impose rapidement à tous les niveaux des entreprises, « il faut que les femmes soient représentées et actives dans tous les métiers liés à l’IA, notamment pour débiaiser les algorithmes, inclure toutes les diversités, enlever les stéréotypes…, insiste Hélène Deckx van Ruys, directrice RSE et copilote du groupe IA au Laboratoire de l’égalité. Faute de quoi, les biais perdureront et seront amplifiés ».

Une situation complexe

C’est déjà le cas dans une zone mal connue du monde du travail, celle de la préparation des données dont se nourrissent les modèles d’IAG. Paola Tubaro, directrice de recherche au CNRS, spécialiste de l’économie des plates-formes numériques, s’est intéressée aux travailleurs de l’ombre, qui effectuent des microtâches sur des plates-formes numériques pour entraîner des outils comme ChatGPT, partout dans le monde et notamment en Afrique.

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« Ce sont des tâches dégenrées, qui nécessitent juste des compétences basiques et qui peuvent être effectuées par n’importe qui, même à domicile, ce qui pourrait convenir à beaucoup de femmes. Pourtant, là aussi, elles sont minoritaires. Loin de réduire les inégalités entre hommes et femmes, ces travaux les exacerbent, résume-t-elle. Non seulement ils ajoutent une charge supplémentaire aux femmes, qui gèrent déjà la vie domestique et familiale, mais comme elles le font occasionnellement, elles réalisent des tâches de moins haut niveau et gagnent moins que les hommes. » Conséquence, les centres de préparation des données en Afrique francophone emploient aujourd’hui majoritairement des hommes.

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Quel travail désirable à l’horizon 2050 ?

Carnet de bureau. Osons rêver que d’ici à 2050 le travail sera… une passion ? un métier où l’on s’investit en parallèle d’une vie privée épanouie ? une activité qui permette de passer d’une mission à l’autre toujours plus instructive, tantôt salarié, tantôt en indépendant ? un emploi « augmenté » par l’intelligence artificielle ?

Les études prospectives sur le travail ne manquent pas. De l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) à l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), en passant par l’Association pour l’emploi des cadres (APEC), les chercheurs et les statisticiens s’efforcent d’anticiper le monde de demain.

Intensification de la pénibilité, déstabilisation de l’emploi salarié, destruction de postes, fragilisation du sens du travail, les grandes tendances préfigurent souvent une version sombre de l’avenir nourrie par la part d’inconnu des transformations en cours. Il est, en effet, plus facile de percevoir ce que les nouvelles technologies vont détruire que ce à quoi elles vont donner naissance.

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La dernière note du Fonds monétaire international sur l’impact de l’intelligence artificielle (IA) sur l’emploi, publiée le 14 janvier, chiffre à presque 40 % l’emploi mondial « exposé à l’IA, avec un risque plus grand pour les économies avancées (…). Soixante pour cent des métiers [y] sont exposés. » Quant aux avantages à en tirer, l’institution indique que les économies avancées sont les mieux placées pour exploiter les bénéfices de l’IA, mais ne donne pas de chiffres. On sait ce qu’on perd, pas ce qu’on gagne.

Un concours de récits désirables

L’analyse prospective « Le Travail en 2040 », présentée par l’INRS fin novembre 2023, annonce, de son côté, une perte d’autonomie des salariés dans l’organisation de leur travail. « En 2040 (…), le management intermédiaire pourrait être en partie remplacé par les algorithmes, qui dicteraient en flux tendu leurs instructions aux salariés. Couplée avec la flexibilisation des emplois, cette évolution risque à la fois d’éroder encore davantage l’autonomie et la professionnalité des personnes, et de renforcer leur isolement », explique l’économiste Thomas Coutrot dans un entretien à l’INRS. L’essor d’un management algorithmique nous promet ainsi de faire monter d’un cran le niveau de contrôle et de stress des salariés, alors même qu’un sur deux s’estime déjà « en état de stress », selon l’enquête du 18 janvier du cabinet Qualisocial.

« Ce qu’on a mis des décennies à construire, j’ai l’impression qu’on le détruit », a réagi Jean-Marie Branstett, membre de la commission des accidents du travail et des maladies professionnelles pour Force ouvrière, lors de la présentation des travaux de l’INRS. « Les modèles hypercontrôlants sont antinomiques avec l’évolution en cours », relativisait Benoît Serre, vice-président de l’Association nationale des DRH.

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Pas d’anticipation du licenciement de la femme enceinte

Droit social. Le droit du travail s’efforce de protéger les femmes enceintes ou qui viennent d’accoucher. Ainsi, à partir de la remise en main propre ou de l’envoi par lettre recommandée à l’employeur d’un certificat médical de grossesse, au plus tard dans les quinze jours suivant la notification du licenciement, toute salariée enceinte est protégée contre le licenciement.

Cette protection est toutefois à géométrie variable. Après la période d’essai et avant la date légale du congé maternité, la protection est dite « relative » : le licenciement d’une femme enceinte est possible, mais uniquement si la salariée a commis une faute grave, ou s’il est impossible de maintenir son contrat de travail pour un motif étranger à la grossesse (par exemple pour un motif économique avéré évidemment).

Durant le congé légal de maternité et les congés payés pris immédiatement après celui-ci, y compris lors d’un arrêt de travail lié à un état pathologique de grossesse attesté par un certificat médical, la protection contre le licenciement est « absolue » : l’employeur n’a pas le droit de rompre le contrat de travail de la salariée, quel qu’en soit le motif. Lors d’une troisième période de dix semaines, la protection est de nouveau « relative ».

Protection absolue

La question s’est posée de savoir quelle est l’étendue de ces interdictions faites aux employeurs de rompre le contrat de travail, au sens de l’article L. 1225-4 du code du travail, qui organise la matière.

La chambre sociale de la Cour de cassation est venue préciser récemment qu’un employeur ne peut pas envoyer une convocation à un entretien préalable à un licenciement à une femme pendant son congé maternité, période de protection absolue, quand bien même la date de l’entretien serait fixée à son retour, et ce, même si la rupture du contrat de travail est justifiée pour un motif économique (Cass. soc. 29 novembre 2023 n° 22-15.794).

Cette extension de la protection des femmes enceintes est motivée par une lecture des textes français « à la lumière de l’article 10 de la directive de l’Union européenne 92/85 du 19 octobre 1992 » visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleuses enceintes, accouchées ou allaitantes.

En effet, la Cour de justice des communautés européennes (devenue Cour de justice de l’Union européenne), en 2007 déjà, avait estimé que ce texte fait obstacle non seulement aux licenciements pendant cette période, mais également aux mesures préparatoires à ces licenciements (CJCE 11 octobre 2007. Aff. C-460/06).

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Aux Etats-Unis, les médias plongés dans la crise, du « Los Angeles Times » à « Sports Illustrated »

Lors d’une manifestation contre les licenciements au « Los Angeles Times », à Los Angeles (Etats-Unis), le 19 janvier 2024.

Etre racheté par un milliardaire ne suffit pas. C’est l’amère expérience vécue par le Los Angeles Times, aux prises avec une perte de ses recettes et une érosion de ses ventes. Le quotidien du sud de la Californie avait été racheté en 2018 pour 500 millions de dollars (460 millions d’euros) par l’entrepreneur de la biotech Patrick Soon-Shiong. Le quotidien a connu, vendredi 19 janvier, la première grève depuis sa fondation en 1881. En cause, un prochain plan social qui fait suite à la suppression de 70 postes dans la salle de rédaction en juin 2023.

En 2023, le journal, qui compte quelque 500 000 abonnés numériques, a ainsi perdu de 30 millions à 40 millions de dollars. Son directeur de la rédaction, Kevin Merida, a jeté l’éponge début janvier. En cause, les résultats décevants, l’absence d’accord salarial avec le syndicat de la presse depuis plus d’un an et des frictions avec la rédaction sur le conflit israélo-palestinien : lorsqu’en novembre une trentaine de journalistes du Los Angeles Times ont signé une pétition « exhort[ant] à l’intégrité dans la couverture médiatique occidentale des atrocités commises par Israël contre les Palestiniens », Kevin Merida leur a interdit de couvrir le conflit pour trois mois.

D’autres grands médias sont aussi dans la tempête, comme le Washington Post, racheté en 2013 pour 250 millions de dollars par Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, ou le magazine hebdomadaire Time, repris par Marc Benioff, l’un des fondateurs de Salesforce, pour 190 millions en 2018. Ainsi, selon une enquête du New York Times, le Washington Post est retombé durement après avoir profité de la mobilisation du lectorat dans les années Trump (« La démocratie meurt dans les ténèbres », avait ajouté le quotidien en guise de devise) et aurait perdu 100 millions de dollars en 2023. Le journal, qui révéla le scandale du Watergate en 1972, a réduit ses effectifs de 240 personnes sur 2 000, se séparant de certaines de ses plumes.

Paysage sinistré

Time, lui, perdrait quelque 20 millions de dollars. Interrogé par le New York Times, le spécialiste et entrepreneur des médias Ken Doctor note que les milliardaires ayant investi dans les médias montrent « de plus grands signes de fatigue » : « Les très riches ont beaucoup de mal à perdre de l’argent année après année, même s’ils en ont les moyens. »

Quelques journaux s’en sortent. Bien sûr, le New York Times avec plus de 10 millions d’abonnés (9,4 millions numériques et 670 000 print, 2,5 milliards de chiffre d’affaires et 194 millions de bénéfices) ou le quotidien économique Wall Street Journal avec ses 4 millions d’abonnés (3,4 millions numériques, 560 000 en version papier), leaders de leur marché et profitant de la logique « le gagnant prend tout ». Localement, le Boston Globe enregistrerait aussi des bénéfices.

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Ces start-up qui tentent de passer « de l’artisanal à l’industriel »

Le directeur général de la banque publique d’investissement Bpifrance, Nicolas Dufourcq, lors d’une conférence de presse à Paris, le 30 janvier 2020.

Delphine Felder-Flesch l’avoue, « basculer dans le monde industriel est pour elle un grand saut dans le vide ». A 46 ans, cette scientifique du Centre national de la recherche scientifique, titulaire d’un doctorat de chimie organique supramoléculaire, ne se destinait pas à devenir un jour cheffe d’entreprise. Depuis 2019, pourtant, elle est à la tête de Superbranche, une start-up strasbourgeoise qui développe des nanoparticules capables de diagnostiquer et de traiter des tumeurs cancéreuses.

Lire la chronique : Article réservé à nos abonnés Les ressorts de la croissance des start-up

Sa société de biotechnologie s’apprête à passer au niveau industriel avec la création en 2026 d’une usine de production. « Après plusieurs années de recherche, on a mis au point un procédé unique de fabrication de nos nanomatériaux qui exige qu’on produise nous-mêmes si on veut les mettre sur le marché, donc qu’on industrialise », explique l’ancienne chercheuse. Une levée de fonds est en cours auprès d’investisseurs publics et privés, et sa start-up de sept salariés devrait à terme quadrupler ses effectifs.

Superbranche fait partie de la promotion 2023-2024 de la cinquantaine de start-up industrielles qui participent au programme « d’accélération » de Bpifrance, la banque publique d’investissement chargée par l’Etat de financer et de développer des entreprises. Les start-up dites « industrielles » – qui, dans leur développement, doivent passer par une hausse importante de leurs volumes de production et donc par des procédés industriels – font partie des acteurs économiques particulièrement mis en avant par le gouvernement pour participer à la réindustrialisation de la France.

Crever le plafond de verre

Bpifrance dispose d’un fonds d’investissement spécifique, intitulé « Sociétés de projets industriels » (SPI), dont le montant a été porté en 2022 à 1 milliard d’euros, tiré des 54 milliards d’euros du plan gouvernemental France 2030, pour financer des start-up et PME innovantes. Mais l’intervention de l’opérateur public n’est pas que financière. Son programme d’accélération, créé en 2015 et véritablement déployé depuis 2018, vise aussi à aider ces entreprises à maîtriser leur développement, avec des suivis qui durent entre douze et vingt-quatre mois selon les besoins.

Lire le décryptage : Article réservé à nos abonnés Pourquoi les start-up sont confrontées à la frilosité des investisseurs

« On apporte à la fois du conseil en formation et en audit pour les dirigeants, on les met aussi en relation avec d’autres partenaires ou investisseurs. Notre rôle consiste à faciliter leurs projets en amont et à les sécuriser en aval de la phase industrielle », explique Guillaume Mortelier, directeur exécutif chargé de l’accompagnement chez Bpifrance. Quelque 4 500 start-up ont ainsi été « accélérées » depuis 2018.

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