Embauches, investissements : les chefs d’entreprise dans le brouillard

Dans la nouvelle usine BE WTR de production de bouteilles en verre et d’embouteillage d’eau locale, à Paris 18ᵉ, le 11 septembre 2024.

Une situation financière qui s’érode, une demande qui fléchit et des interrogations sur les mesures fiscales ou sociales qui seront prises par le gouvernement Barnier : les patrons de très petites et moyennes entreprises (TPE et PME) naviguent en plein brouillard. En conséquence, ils sont nombreux à renoncer ou à différer leurs décisions d’investissements ou d’embauches, indique le baromètre trimestriel Bpifrance-Rexecode, publié vendredi 15 novembre.

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Il y a un an, fin 2023, plus de la moitié des chefs d’entreprise interrogés comptaient investir dans le courant de l’année. Fin 2024, ce chiffre est tombé à 43 %, en recul de près de dix points, dans un contexte de dégradation de la trésorerie. C’est le « chiffre le plus faible en matière de projets d’investissements depuis 2018, année de la création du baromètre, hors Covid-19 », souligne Philippe Mutricy, directeur des études de Bpifrance, la banque publique d’investissement. Les projets d’embauches, eux, sont maintenus dans 46 % des cas, reportés ou annulés le reste du temps.

Cette révision à la baisse des projets est liée à la dégradation de la conjoncture : 60 % des patrons s’inquiètent d’un fléchissement de la demande, tandis que la consommation est toujours en berne en France. L’absence de certitudes face aux choix budgétaires et fiscaux, alors que le gouvernement Barnier cherche à faire 60 milliards d’euros d’économies budgétaires en 2025, se ressent fortement. « Or, l’incertitude est la pire des choses pour un chef d’entreprise : il a besoin de visibilité », rappelle M. Mutricy. L’une de leurs principales craintes concerne une possible hausse de l’impôt sur les sociétés, suivie d’une baisse des allègements de cotisations sociales sur les bas salaires, qui pourrait se traduire par une hausse du coût du travail.

Pas de dégradation significative

De leur côté, les entreprises de taille intermédiaire, qui n’entrent pas dans le champ de l’enquête de Bpifrance, n’échappent pas non plus à ces inquiétudes. Près d’une sur deux a vu son activité se replier sur l’année écoulée, et s’attend à ce que le chiffre d’affaires 2024 soit moins bon qu’en 2023, selon le baromètre réalisé par la Banque Palatine pour le Mouvement des entreprises de taille intermédiaire et publié jeudi 14 novembre.

Malgré ces préoccupations, et en dépit des difficultés traversées par l’industrie européenne – en particulier dans le secteur automobile –, les perspectives économiques ne se dégradent pas significativement, pour le moment. La Banque de France, qui observe également dans son enquête mensuelle de conjoncture, publiée mardi 12 novembre, que le contexte est marqué par « l’incertitude et l’attentisme », estime que l’activité sera « légèrement positive » au dernier trimestre de l’année, tandis que l’Institut national de la statistique et des études économiques table, pour sa part, sur une croissance nulle. La perspective d’une croissance de 1,1 % pour 2024 est maintenue.

Regain d’attractivité pour l’inspection du travail

La ministre du travail et de l’emploi, Astrid Panosyan-Bouvet, à Paris, le 6 novembre 2024.

Le redressement est notable. Après avoir perdu 16 % de ses effectifs entre 2015 et 2021, l’inspection du travail s’est un peu remplumée. Elle compte aujourd’hui en son sein 1 867 agents de contrôle, contre 1 758 fin 2023 et un peu plus de 1 700 en décembre 2022. C’est l’un des enseignements du bilan présenté, mercredi 13 novembre, par Pierre Ramain, le responsable de la Direction générale du travail (DGT), lors d’une conférence de presse. Cette administration, dont le rôle est essentiel pour faire respecter la loi dans les entreprises, semble en voie de résoudre la crise des vocations qui l’avait touchée il y a quelques années.

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Comme de nombreux autres services de l’Etat, l’inspection du travail a vu le nombre de ses agents décroître durant la dernière décennie. Cette baisse s’inscrit dans un mouvement global visant à maîtriser les dépenses de masse salariale. Mais elle a été particulièrement forte pour les fonctionnaires placés sous l’autorité de la DGT. En outre, des difficultés se sont posées pour renouveler les équipes. Dans un rapport publié fin février, la Cour des comptes a conclu que l’inspection du travail souffrait d’un « déficit d’attractivité », mis en évidence par la chute du nombre de personnes passant le concours pour intégrer ce corps de fonctionnaires (− 47 % entre 2015 et 2019).

La situation s’est cependant améliorée, d’après la DGT, grâce aux mesures prises pour valoriser le métier : campagne de promotion sur les réseaux sociaux et à l’occasion de salons, création d’un « réseau d’ambassadeurs » parmi les agents de contrôle, etc. « Ça nous a permis de renverser la tendance », a souligné, mercredi, M. Ramain. Le nombre de candidats au concours s’est accru et 418 agents de contrôle ont été recrutés en 2023-2024, ce qui était le bienvenu pour un service où il y a une part importante d’individus proches du terme de leur carrière.

Une « multiplication récente » des incidents

M. Ramain est également revenu sur la question de la sécurité des agents de contrôle, que la ministre du travail, Astrid Panosyan-Bouvet, avait abordée, une semaine auparavant, lors d’une audition à l’Assemblée nationale. « Depuis ma nomination, avait-elle dit, c’est un fait qui m’a marquée : il ne s’est pas passé une semaine sans que des inspecteurs du travail soient agressés physiquement, verbalement, lors de leurs inspections. Avec une forme d’accommodement, on doit dire, et de tolérance dans l’opinion publique qui n’est absolument pas acceptable. »

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Climat : « Les collectifs de salariés sont de plus en plus nombreux à vouloir s’attaquer aux objectifs de croissance affichés par leur entreprise »

La COP29 vient de démarrer et elle est déjà critiquée. De nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer des résultats probables très en deçà des enjeux et questionnent l’utilité de ces grands rassemblements. Fatigués d’attendre des signes forts des dirigeants, beaucoup de citoyens tentent d’agir à leur niveau, mais, de plus en plus, ce sont aussi les salariés qui se mobilisent, ambitionnant de transformer les entreprises de l’intérieur.

Des collectifs de salariés se multiplient ainsi, de manière discrète mais rapide. On en trouve aujourd’hui dans plus de 120 entreprises en France, dont plus de la moitié des sociétés du CAC40 et quasiment tous les grands cabinets de conseil. Certains fédèrent jusqu’à 2 000 salariés. Portant un nom reflétant leurs valeurs (Go Green, Green Place to Work, Planet A), ils ont déjà engagé des centaines d’actions concrètes favorisant des transitions vers des modèles plus responsables.

Un objectif de formation

Ces collectifs contribuent à sensibiliser les salariés de leurs entreprises aux enjeux socioécologiques et aux nécessaires évolutions comportementales. Beaucoup animent en interne des « fresques du climat ». Chez Essilor, ils interviennent y compris dans les filiales internationales. L’inscription de ces ateliers au plan de développement des compétences permet d’en faire un objectif de formation de l’entreprise.

Les interventions pour promouvoir et faciliter les écogestes sont aussi fréquentes : installation de fontaines à eau, organisation du tri sélectif, promotion du vélo… Chez Michelin, des guides des bonnes pratiques écologiques ont été coconçus et diffusés avec le service RSE (responsabilité sociétale des entreprises). Chez EDF, plus de 550 000 gobelets ont été économisés à l’initiative des salariés, avec autant de déchets en moins.

Les collectifs prennent aussi contact avec différents services de l’entreprise pour modifier les processus internes. L’objectif peut être de diminuer les émissions liées au transport. Chez Deloitte, le programme Shift & Go a permis de réduire de 20 % les trajets effectués par les consultants de la division développement durable. Le collectif Emergence de Serge Ferrari a obtenu la mise à disposition d’une flotte de vélos électriques pour réaliser les trajets entre différents sites de l’entreprise.

Une gestion plus responsable du numérique est par ailleurs visée en lien avec les directions des systèmes d’information : plan d’action contre la pollution numérique, achat d’équipements informatiques reconditionnés ou rafraîchissement écoresponsable des sites Web… Autre exemple, le collectif de l’Agence française de développement (AFD) a obtenu l’intégration de 50 % de produits bio et locaux dans les contrats de restauration.

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« Le Dialogue social sous contrôle » : la négociation collective comme outil managérial

C’est l’histoire d’une lente décentralisation de la négociation collective, observée en France depuis maintenant une trentaine d’années. Dans l’ouvrage collectif Le Dialogue social sous contrôle (PUF), une dizaine de chercheurs auscultent avec un œil critique cette mue et la volonté constante de l’Etat, réforme après réforme, de moderniser les relations professionnelles et les règles du travail.

Coordonné par Baptiste Giraud, maître de conférences en science politique à Aix-Marseille Université, et Jérôme Pélisse, professeur des universités en sociologie à Sciences Po, l’essai est l’occasion pour les auteurs de donner à voir sur ce qu’ils considèrent comme une « entreprise de mise sous contrôle étatique et patronal », à la faveur en particulier du « renforcement du rôle dévolu aux négociations d’entreprise dans la production des règles du rapport salarial (rémunération, organisation du temps de travail, conditions de travail) ».

L’étude des évolutions du paritarisme est l’occasion pour Jean-Pascal Higelé, maître de conférences en sociologie à l’université de Lorraine, de souligner l’emprise progressive de l’Etat sur la protection sociale. « Le régime général de Sécurité sociale va en effet peu à peu s’étatiser », avec, entre autres, une fiscalisation des ressources dans les années 1990, avec un nouvel impôt, la contribution sociale généralisée (CSG). L’auteur souligne aussi un même mouvement de domination sur l’assurance-chômage. Il conclut : « Il semble bien que le paritarisme ne serve plus à négocier grand-chose face à un Etat devenu hégémonique. »

L’ouvrage s’intéresse en outre au lent glissement du dialogue social des branches vers les organisations, « la négociation collective d’entreprise [étant] pensée aujourd’hui comme l’alpha et l’oméga des politiques du travail et de l’emploi », notent les deux coordinateurs de l’ouvrage. Le « principe de faveur », qui établissait que l’accord d’entreprise ne pouvait être que plus favorable aux salariés que l’accord de branche, sera battu en brèche.

La représentation du personnel affaiblie

In fine, ces négociations au cœur des entreprises sont devenues un « outil managérial, largement contrôlé par les employeurs et mis au service des objectifs de compétitivité des entreprises ». Des directions qui « maîtrisent l’agenda, les enjeux et les périmètres des négociations et sont en capacité d’en faire des usages beaucoup plus offensifs ».

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La mobilité, un frein persistant à l’insertion professionnelle des jeunes

« Dans la préparation de commandes, on démarre tôt le matin ou tard le soir, car il faut livrer rapidement les clients. Avec ces horaires décalés, les transports publics ne suffisent pas. J’ai dû refuser des offres d’emploi, faute de pouvoir me déplacer par mes propres moyens », explique Emilie, 22 ans, qui réside dans l’agglomération lyonnaise.

Mais la jeune femme espère bientôt sortir du chômage : elle a bénéficié d’un accompagnement financier qui lui a déjà permis de passer son permis. Lui reste à acheter une voiture…

Emilie n’est pas un cas isolé : dans un sondage OpinionWay pour la fondation Apprentis d’Auteuil, publié le 14 novembre et réalisé auprès d’un échantillon représentatif de 2 001 jeunes de 18 à 25 ans, 76 % des sondés disent avoir déjà renoncé à un emploi ou une formation pour une question de mobilité. Dans le détail, 61 % des personnes concernées invoquent des horaires inadaptés ou un manque d’accessibilité des transports publics, 56 % l’absence d’un moyen de transport personnel.

Des raisons financières

Cet empêchement a aussi des raisons financières : 54 % des jeunes se plaignent du prix de l’essence, 43 % de celui des tickets ou de l’abonnement pour les transports en commun. Ces difficultés peuvent aussi compromettre leur maintien en formation ou en poste : 66 % des sondés ont déjà raté un examen, un rendez-vous professionnel, subi un renvoi de cours ou un licenciement du fait d’un problème de transport.

Les 18-25 ans étiquetés « NEET » (« Not in Education, Employment or Training », selon l’acronyme anglais, qui désigne les personnes ni en emploi, ni en études, ni en formation) sont encore plus mal lotis : 83 % d’entre eux affirment avoir renoncé à un emploi ou à une formation du fait d’un problème de mobilité. Ce qui n’est guère étonnant car « ils cumulent les handicaps », analyse Pascal Borniche, directeur régional Nord-Est de la fondation Apprentis d’Auteuil, qui les accompagne.

Du fait de la flambée des prix de l’immobilier, les familles modestes, dont les NEET sont souvent issus et qui les hébergent encore, résident souvent dans des aires excentrées où les transports publics se font rares. Moins qualifiés que les autres jeunes, ils n’ont accès qu’à des emplois industriels ou de services (logistique, commerce, entretien…) assortis d’horaires décalés dans des zones périphériques commerciales ou industrielles tout aussi mal desservies.

Dans cette configuration, décrocher un poste nécessite une voiture, mais ils se heurtent alors à un obstacle financier : leurs parents peinent à financer leur permis, l’achat d’un véhicule ou l’essence.

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Très légère hausse du chômage au troisième trimestre

Devant un comptoir de Pôle emploi, à Bordeaux, le 8 février 2022.

La conjoncture économique difficile que connaît la France actuellement n’a pour l’instant pas d’effet significatif sur les chiffres du chômage. Au troisième trimestre, le nombre de chômeurs, au sens du Bureau international du travail (BIT) – définition plus stricte que celle des demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi –, a certes augmenté, mais de façon très mesurée : 35 000 personnes en plus sur l’ensemble du territoire (outre-mer compris, sauf Mayotte) par rapport au trimestre précédent.

Selon les données diffusées mercredi 13 novembre par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), le taux de chômage est donc quasi stable (+ 0,1 %) et s’établit désormais à 7,4 % de la population active, soit 2,3 millions de chômeurs. Il retrouve ainsi son niveau d’il y a un an.

Dans le détail, les situations diffèrent selon les catégories d’âge. La mauvaise nouvelle concerne les jeunes. Le taux de chômage des 15-24 ans augmente en effet de 1,8 point par rapport au second trimestre, à 19,7 %. Sur un an, la hausse est encore plus nette (+ 2,4 points), atteignant ainsi son niveau le plus élevé depuis début 2021. Pour les 25-49 ans, le taux de chômage est quasi stable (– 0,1 point) sur le trimestre et baisse de 0,2 point sur un an, à 6,6 %. Enfin, pour les 50 ans ou plus, le taux de chômage diminue de 0,3 point sur le trimestre (0,5 point sur un an), à 4,7 %, son plus bas niveau depuis fin 2008.

Vers un retournement en 2025

Concernant les seniors, le taux d’emploi des 50-64 ans augmente de nouveau nettement : + 0,7 point sur le trimestre – en hausse de 2 points sur un an. Il atteint 68,8 %, son plus haut niveau depuis que l’Insee le mesure, en 1975. En particulier, le taux d’emploi des 55-64 ans augmente de 0,7 point sur le trimestre et de 2,2 points sur un an, à 60,8 %. Une bonne nouvelle alors que la France est à la traîne sur ce point comparé à ses voisins européens. Pour améliorer la situation, les partenaires sociaux doivent justement conclure une négociation sur l’emploi des seniors en fin de semaine.

Cette stagnation du troisième trimestre n’est pas vraiment une surprise puisque les effets positifs des Jeux olympiques et paralympiques sur l’emploi observés en début d’année sont retombés, tandis que les difficultés que rencontrent les entreprises en cette fin d’année n’ont pas encore eu de conséquences sur le marché de l’emploi. Si plus de 1 million d’emplois ont été créés en quatre ans et demi, tout le monde se prépare désormais à un retournement de situation, surtout en 2025.

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Handicap : en milieu protégé, les manageurs sont obligés de donner la priorité à l’humain

A la blanchisserie industrielle de Bailleul (Nord), en avril 2024.

C’est un rituel incontournable au sein de l’établissement et service d’accompagnement par le travail (ESAT) Les Ateliers de la Lys, à La Chapelle-d’Armentières (Nord). Chaque matin, avant que les activités du pôle logistique débutent, Guillaume Hanzelin retrouve les sept travailleurs qu’il encadre. C’est le moment de « l’humeur du jour ». Les discussions s’engagent, souvent informelles, et vont lui permettre de comprendre dans quel état d’esprit se trouvent les membres de son équipe.

Tous sont en situation de handicap mental ou psychique et peuvent avoir « des jours moins bons, où il leur sera plus difficile de travailler », comme le résume la directrice de l’ESAT, Laura Plazanet. « C’est une étape indispensable, explique M. Hanzelin. Avec l’expérience, même un simple bonjour peut nous donner une indication et nous permettre de réviser, pour la journée, l’organisation du travail au sein de notre service. »

C’est là tout l’enjeu de ce rituel et, au-delà, de la fine connaissance que les moniteurs d’ESAT acquièrent des travailleurs qu’ils encadrent : être capable d’adapter en permanence le travail demandé aux personnes en situation de handicap. « C’est la clé de voûte des ESAT : les humains sont au centre », poursuit M. Hanzelin.

De fait, ces établissements médico-sociaux, par leur raison d’être, rebattent les cartes de l’organisation du travail et de ses finalités. « Le travail est, ici, un moyen, explique Philippe Niogret, à la tête du pôle Arc-en-ciel dans les Bouches-du-Rhône, qui compte deux ESAT. Il permet d’accompagner les personnes que nous accueillons, de favoriser leur prise d’autonomie. Et s’il y a un objet professionnel au sein des ESAT, le développement personnel a aussi une place importante. »

A l’écart de toute pression

« Le travail n’y est pas conçu comme une fin en soi, mais comme un support de développement des habiletés et de socialisation, confirme Monique Combes-Joret, professeure en sciences de gestion à l’université Reims-Champagne-Ardenne. Il n’est pas prioritairement, ou uniquement, orienté vers une production à fournir avec des impératifs de délais et de coûts. » Pour preuve, afin de tenir les personnes en situation de handicap à l’écart de toute pression, « il est fréquent que des manageurs refusent une commande urgente passée par un client », indique-t-elle.

« L’humain au centre » : ce changement de paradigme, revendiqué par rapport aux entreprises de l’économie marchande, implique d’importantes évolutions dans le management pratiqué au sein de ces établissements.

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Le télétravail limite-t-il la créativité collective ?

Entreprises. Amazon, Google, Meta ou Starbucks ont décidé de mettre fin au télétravail total – et, le plus souvent, de limiter celui-ci à deux jours par semaine au maximum. Ces grandes entreprises mettent en avant le danger que le télétravail fait peser sur leur capacité d’innovation et sur la cohésion de leur culture.

Ce revirement a pu surprendre, car de toutes les prophéties sur le « monde d’après » que la pandémie de Covid-19 a suscitées, l’extension du télétravail est la seule à s’être pleinement réalisée. En outre, les enquêtes ont confirmé, dans un grand nombre de pays, la forte adhésion des salariés à ce mode d’organisation. Les limitations du télétravail ont, de ce fait, donné lieu à de nombreux débats, voire à des menaces de démission de certains salariés, tout en soulignant les recherches encore à conduire pour en éclairer les effets.

Le télétravail est devenu en peu d’années un phénomène de masse. En Europe et aux Etats-Unis, entre 30 % et 60 % des entreprises y ont recours. Les arguments en sa faveur sont connus. Pour les salariés, il supprime les contraintes de déplacement et permet des choix de vie inédits (nomades, « tracanciers », tiers-lieux distanciés). Mais il n’est accessible qu’à une minorité d’entre eux. Pour les entreprises, le télétravail permet d’importants gains de place et l’accès à des compétences mondialement disséminées. Il est, en outre, congruent avec la transformation numérique des métiers et à la croissance des travailleurs de l’information.

Syndicats et pouvoirs publics ont rapidement cerné les dangers du télétravail pour les salariés : isolement psychologique des travailleurs, inadaptation des domiciles ou dangers pour la vie privée. Dangers que tentent principalement de prévenir les règlements et conventions qui encadrent cette forme d’activité.

Peu propice aux interactions informelles

En revanche, les implications organisationnelles et les défis des transformations induites par le télétravail n’ont pas été au centre des débats publics. Les limitations du télétravail signalent certainement une tendance à la reprise du contrôle direct du travail. Mais les déclarations des grands patrons craignant qu’un télétravail trop étendu ne mette en danger la créativité collective ou la culture de l’entreprise n’ont pu être aisément contestées.

Quel est l’effet réel du télétravail, total ou partiel, sur la vie collective et les performances des équipes ? Quelles relations peuvent s’installer entre les télétravailleurs et les salariés qui n’ont pas cette possibilité ? L’imposition d’un jour ou deux de présence suffit-elle pour limiter les risques de tensions internes ou la rigidité communicationnelle des échanges à distance ?

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Management : la fin de « l’entreprise communautaire »

Depuis une dizaine d’années, on assiste, en France et dans nombre de pays occidentaux, à la fin d’un modèle de grande entreprise qui a dominé pendant des décennies le monde industriel et tertiaire, singulièrement durant la période des « trente glorieuses ».

Cette forme, que l’on peut qualifier de « communautaire », se réfère à certaines grandes organisations bureaucratiques caractérisées notamment par des carrières longues, souvent sécurisées, accompagnées d’avantages sociaux importants favorisant l’intégration durable de ses membres, sur fond d’une culture collective globalement partagée. L’expression « entreprise-providence » peut être également mobilisée pour la caractériser.

L’arrivée du capitalisme actionnarial

On peut trouver en partie les racines conceptuelles de ce modèle d’entreprise dans l’ouvrage du juriste Adolf Berle (1895-1971) et de l’économiste Gardiner Means (1896-1988) publié en 1932 aux Etats-Unis, The Modern Corporation and Private Property. Les auteurs y décrivent l’émancipation des dirigeants d’entreprise au détriment des actionnaires dispersés, amorçant ainsi la « révolution managériale » qui, en donnant aux manageurs le contrôle de l’organisation de la firme, impose de nouvelles formes de coordination d’un nombre croissant de salariés.

L’économiste John Kenneth Galbraith (1908-2006) prolongera et éclairera ce courant en développant dans son ouvrage majeur, The New Industrial State, publié en 1967 (Gallimard, 1968 pour la version française, rééd. 1989), le concept de « technostructure ».

Ce modèle a subi une première remise en cause importante et sévère à la fin des années 1970, avec l’arrivée du capitalisme actionnarial, modèle simplificateur théorisé par les « boys » de l’école de Chicago, autour de Milton Friedman (1912-2006), sur la base de ce qui deviendra un best-seller, publié dès 1962, et largement réédité en 1982 et 2002, Capitalism and Freedom (Flammarion, 2019, pour l’édition française).

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Cette approche sera approfondie par les universitaires Michael Jensen et William Meckling sous la forme de la « théorie de l’agence », dès 1976. Mais ce capitalisme actionnarial a surtout été adoubé et institutionnalisé par l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher (1925-2013) en Grande Bretagne (1979) et de Ronald Reagan (1911-2004) aux Etats-Unis (1981), sur fond de mondialisation de l’économie.

Individualisation poussée

Mais la véritable transformation se situe au milieu des années 2010, avec l’impératif alors incontournable de la « numérisation », véhiculé notamment par les puissants acteurs que sont les grands cabinets de conseil mondiaux.

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