Mesurer les effets du télétravail
Editorial du « Monde ». Il est encore trop tôt pour mesurer les effets de l’épidémie de Covid-19 sur l’organisation de notre société. Mais il est un domaine sur lequel son impact a été à la fois immédiat et spectaculaire : l’organisation du travail. Le premier confinement, décrété à la mi-mars, a eu pour conséquence d’imposer la quasi-généralisation du télétravail là où il était possible, alors que la pratique était restée jusque-là marginale. En mai 2020, 40 % des salariés des sociétés de plus de dix personnes ont travaillé à distance, selon une récente étude du groupe Malakoff Humanis.
Le deuxième confinement, décidé en novembre lors de la deuxième vague, a banalisé la pratique, incitant les partenaires sociaux à conclure, en un temps record, une négociation visant à encadrer son développement, notamment en matière de protection des données, de respect du temps de travail et de droit à la déconnexion. Les discussions, engagées le 3 novembre, ont débouché, trois semaines plus tard, sur un accord national professionnel (ANI), avalisé par toutes les parties prenantes, à l’exception de la CGT.
Le surgissement d’un événement dramatique aura ainsi eu raison des réticences qui contribuaient jusqu’à présent à attacher la très grande majorité des salariés à leur lieu de travail : à la crainte des employeurs de perdre le contrôle sur leurs effectifs répondait celle des salariés de s’isoler du collectif. L’ampleur qu’a prise, en 2020, la généralisation du télétravail ouvre des perspectives de transformation dans l’ensemble du champ social.
Risques de burn-out
Le management, d’abord, se trouve bousculé, car de nombreux chefs d’entreprise ont été surpris par l’autonomie de leurs équipes et s’interrogent aujourd’hui sur la pertinence de maintenir une organisation du travail encore très verticale. En quelques mois, le rôle du bureau s’est trouvé remis en cause, obligeant tout un pan du secteur immobilier à repenser son modèle. A terme et s’il se prolonge, l’essor du télétravail peut aussi favoriser l’aménagement du territoire en faisant migrer une partie des salariés des métropoles vers les villes moyennes. Il peut enfin aider à lutter contre l’engorgement des transports, au moment où les pouvoirs publics cherchent à promouvoir un mode de développement plus durable. Selon une récente étude de la région Ile-de-France, une journée de télétravail ferait baisser de 13 % les déplacements.
Les effets pervers ne doivent cependant pas être sous-évalués. Pour peu que le logement soit mal adapté, le travail à distance, vécu par les uns comme une libération, devient un enfer pour les autres. Existent aussi des risques de burn-out, d’effacement des limites entre vie professionnelle et vie personnelle, ou d’isolement. C’est pourquoi l’expérience, si elle doit se prolonger au-delà de la crise sanitaire, nécessite de la souplesse. Les partenaires sociaux semblent, heureusement, l’avoir compris.
L’autre effet est de creuser davantage, sur le marché du travail, le fossé qui sépare les cadres des autres travailleurs. Alors que les premiers ont très massivement télétravaillé, les employés et les ouvriers n’ont pu le faire que marginalement. Glorifiés lors du premier confinement, les agents d’entretien, caissières, livreurs, transporteurs routiers qui avaient montré, par leur présence, combien ils étaient essentiels au pays ont aujourd’hui des raisons d’être amers : on les a oubliés.
D’autres travailleurs, dont la profession ne s’exerce pas davantage à distance, ont passé en 2020 de long mois en chômage partiel, certains perdant au passage une partie de leur salaire. Si elles ne sont pas reconnues et traitées, ces nouvelles inégalités risquent d’alimenter un fort et compréhensible ressentiment social.