« Les ouvriers ne sont plus dans les usines »
S’appuyant sur l’analyse de l’activiste américaine Tamara Draut, le capital-risqueur Nicolas Colin explique, dans sa chronique au « Monde », que les ouvriers occupent désormais majoritairement des emplois de service. Un bas salaire, peu syndiqués, ils sont invisibles pour les pouvoirs publics.
Chronique « Transformations ». Que fait un ministre quand il veut évoquer l’emploi ? Il se rend dans une usine et enfile un casque de chantier. Non que la majorité des ouvriers soient à l’usine : les ouvriers dans l’industrie représentent à peine deux emplois sur dix en France. Réciproquement, l’image de la chaîne d’assemblage continue de dominer notre représentation du monde du travail. Et cette nostalgie des « cols-bleus » est un problème tant elle nous empêche de comprendre l’économie d’aujourd’hui.
Dans son livre Sleeping Giant : How the New Working Class Will Transform America (Doubleday, 2016, non traduit), l’activiste américaine Tamara Draut nous appel à faire un voyage passionnant dans le monde des nouveaux travailleurs – qui ne travaillent plus à l’usine, mais dans les secteurs de service de proximité. Comme elle l’explique, la fonction des travailleurs hier était le plus souvent de « fabriquer des choses ». Aujourd’hui, c’est plutôt de « prendre soin des gens et de les servir ».
Le passage numérique explique cette mutation. Les emplois industriels disparaissent car ils sont faciles à délocaliser ou à automatiser. Leur raréfaction, accélérée par le numérique, est la conséquence ultime de l’organisation scientifique du travail – celle-là même qui a longtemps rendu les ouvriers plus productifs et a permis d’améliorer leur condition pendant les Trente Glorieuses. Les travailleurs des services de proximité, quant à eux, ne sont pas menacés par la transition numérique car le cœur de leur métier, c’est d’interférer avec d’autres personnes. Et il est quasiment impossible de délocaliser ou d’automatiser ces innombrables interactions humaines du quotidien.
Des emplois de mauvaise qualité
Pourquoi cette nouvelle classe de travailleurs, celle des services de proximité, n’est-elle pas pour autant reconnue et valorisée ? S’ils avaient lu Tamara Draut, nos ministres, au lieu de hanter les usines, iraient parler d’emploi là où se trouvent les travailleurs aujourd’hui : dans les crèches et les hôpitaux, derrière les comptoirs des magasins, dans les cuisines des restaurants ou au centre de formation des chauffeurs Uber à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) – bref, dans tous ces secteurs de service, plutôt urbains, où se concentrent les emplois. Mais il y a trois problèmes.
Le premier, c’est que les emplois dans ces secteurs sont encore de mauvaise qualité. Les salaires y sont bas, le management est rétrograde, les horaires sont décalés et les conventions collectives protègent peu les travailleurs. Il y a donc une réticence, de la part de nos dirigeants, à chanter les louanges des services de proximité. Personne ne souhaite assumer la façon, souvent très mauvaise, dont les entreprises traitent leurs employés dans des secteurs comme la restauration ou les services à la personne.