Les grandes « lois de l’économie », façonnées pour servir une vision du monde
Gouvernance. Un lieu commun de la pensée managériale oppose les tenants du réalisme économique aux utopistes et aux rêveurs. Tandis que ces derniers sont censés ignorer ou ne comprendre qu’à moitié les « lois de l’économie », les réalistes les connaissent et savent que l’on ne peut pas y déroger sans péril.
Le malheur du temps vient peut-être du fait que ce supposé savoir économique n’en est pas toujours un. C’est ce que nous suggère Thierry Pauchant, professeur à HEC Montréal, dans un récent ouvrage malicieusement intitulé Adam Smith, l’antidote ultime au capitalisme (Dunod, 208 pages, 19,90 euros).
Pour les tenants des « lois de l’économie », Adam Smith (1723-1790) est un père fondateur qui a établi le moteur de l’économie capitaliste dans l’homme calculateur, cherchant d’abord son profit plutôt que le bien commun. Grâce à une mystérieuse « main invisible », l’utilité collective serait maximisée non seulement malgré, mais même grâce à la poursuite aveugle et individualiste des intérêts privés. Ainsi, même quand l’égoïsme sévit, la prospérité est assurée.
Un objectif moral
Or, Thierry Pauchant, à la suite d’autres économistes, montre de manière convaincante qu’Adam Smith n’a jamais écrit cela. Héritier d’une tradition libérale humaniste, il a défendu le contraire dans ses deux livres majeurs et complémentaires, Théorie des sentiments moraux (1759) et La Richesse des nations (1776).
Pour lui, l’économie doit poursuivre un objectif moral visant à permettre aux humains d’acquérir le maximum de capacités de développement personnel dans le respect de la vie collective, fondée sur une commune sympathie. Ainsi a-t-il aussi bien critiqué une division du travail abrutissante que le commerce enclin à instaurer des monopoles ou les actionnaires à demander des profits abusifs.
La vulgate élémentaire à laquelle il a été peu à peu réduit exprime finalement l’exact contraire de ce qu’il a défendu. Une telle réinterprétation a, bien sûr, une fonction : elle permet de recouvrir du prestige d’un « grand économiste » les comportements des égoïstes et des prédateurs, qu’il avait en réalité dénoncés. Le retournement est rendu possible par la crédulité publique : qui lit encore Adam Smith, sinon quelques spécialistes ?
Une simple tautologie
L’exemple invite à réfléchir, car on pourrait généraliser le phénomène : les supposées « lois de l’économie » invoquées pour justifier des pratiques ne sont souvent que des formules sans fondement sérieux, mais qui permettent de s’exempter de réflexion éthique en invoquant la haute autorité de quelque grand penseur.
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