« Le problème du sens au travail s’est constamment posée »
Le sociologue Patrice Flichy, spécialiste de notre rapport au travail, collaborera aux Rencontres économiques et sociétales d’Occitanie, le 14 mai à Montpellier.
Patrice Flichy est professeur expérimenté de sociologue à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée. Dernier livre paru : Les Nouvelles frontières du travail à l’ère numérique (Seuil, 2017).
Comment se définit le travail actuellement ?
C’est bien plus que le salariat. La séparation du capitalisme a été de diviser un travail professionnel salarié de ce que j’appelle l’« autre travail », qui enduit loisirs, passions, bricolage, jardinage, cuisine… Avec le digital on retrouve cette idée de continuum entre les tâches professionnelles et l’« autre travail ». Sur les plates-formes, chaque personne peut nouer des contacts avec des pairs inconnus et distants, appeler de nouvelles compétences acquises par autodidaxie. Autant d’expériences et de compétences que l’on peut réutiliser dans son activité salariée. Les frontières deviennent plus poreuses. Plutôt que de nous libérer du travail, nous essayons de libérer le travail.
Quelques entreprises ont du mal à recruter des jeunes diplômés, en quête de sens dans leur travail. Le digital y est-il pour quelque chose.
La question du sens au travail s’est continuellement posée. Dans la culture ouvrière, il y avait un sentiment d’interdépendance très fort, une culture de l’accomplissement de l’objet technique. Présentement, on est dans une société où les emplois de service dominent. Les emplois industriels font face à la robotisation. Là où l’ouvrier avait un rapport direct à la matière, actuellement il est face à des systèmes qu’il doit surveiller.
L’exigence de produire de plus en plus vite et l’intensification de la rivalité ont sacrifié le travail bien fait
Au lieu de parler de sens, je préfère évoquer d’investissement ou de promesse dans le travail. Dans de nombreux champs de l’économie, l’exigence de produire de plus en plus vite et l’augmentation de la compétition ont sacrifié le travail bien fait. C’est l’un des grands reproches qui sont faits actuellement par les salariés, et c’est la source de nombreuses insatisfactions : on n’a plus le temps de bien faire les choses. Or on sait que c’est un grandeur essentielle de l’investissement dans le travail.
Ce qui a changé aussi c’est que le compromis salarial n’est plus le même. On admettait un travail modérément satisfaisant contre la promesse d’une sécurité et d’une rémunération stable. Actuellement, lorsque les jeunes entrent sur le marché du travail, ils savent qu’ils vont enchaîner les CDD avant d’espérer décrocher un CDI. Face à cet itinéraire très précaire, beaucoup font le choix de l’indépendance, tout aussi précaire, mais source d’une sensation d’autonomie.
Dans votre livre vous parlez d’un grand envie d’accomplissement et d’affirmation de soi de la part des travailleurs…
Oui, cette demande d’autonomie est immense. Elle est liée à l’absence de démocratie dans l’entreprise. Les laborieux sont peu consultés, peu associés à l’organisation du travail, et souhaitent une modification majeure des règles du jeu dans l’entreprise. Dans une enquête réalisée par la CFDT, un quart des salariés apprécient qu’ils travaillent mieux « sans chef », et près des deux tiers que la hiérarchie ne leur apporte rien. Aussi, les trois quarts d’entre eux convoiteraient avoir plus d’autonomie.
Dans ces formalités, il n’est pas surprenant que le travail indépendant suscite un tel engouement. Le digital apporte les moyens de mettre en place cette revendication. On voit ainsi apparaître de nouvelles formes de travail extérieures au salariat qui permettent à des outsiders, à des amateurs en voie de professionnalisation de court-circuiter amplement l’organisation des professions : chauffeur VTC, livreur à vélo, plombier ou jardinier amateur, logeur Airbnb, etc.
Sommes-nous tous égaux devant ces nouvelles formes de travail ?
Non, pour les développeurs Web ou les professions intellectuelles, le statut de free-lance est très positif. Mais pour les ouvriers et les employés, les occasions du travail ouvert sont beaucoup plus restreintes. Les chauffeurs d’Uber sont un bon exemple des ambivalences du digital. Ils apprécient cette autonomie, de travailler ensemble pour plusieurs employeurs. Il y a chez eux une non-inclination à l’employeur.
Mais il est urgent que ces laborieux aient les mêmes droits sociaux que les salariés, surtout pour être couverts en cas d’accident du travail ou de chômage. Il est indispensable que ces travailleurs puissent s’organiser. C’est seulement via les organisations de travailleurs et la prise en compte des conflits sociaux que les droits augmentent.