« Il faut définir en droit ce que sont les engagements d’une entreprise responsable »
Le droit des sociétés a fabriqué, au nom de la liberté d’entreprendre, une puissance d’action sans principe de responsabilité, dénoncent, dans une tribune au « Monde », Kevin Levillain et Blanche Segrestin, les lauréats du Prix du livre RH 2019, créé par Syntec Recrutement en partenariat avec « Le Monde » et Sciences Po.
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Tribune. Qu’est-ce qu’une entreprise responsable ? Et qu’est-ce que « bien diriger » une entreprise ? Ces questions sont incontournables dans un monde où les entreprises ont développé des puissances d’innovation, mais aussi souvent de détérioration, à l’échelle de la planète. Elles appellent un profond effort de renouvellement théorique et doctrinal.
Il faut partir d’un constat : en droit, la notion d’« entreprise responsable » n’a pas de fondement. Si le droit du travail ou de l’environnement est venu imposer des règles de comportement aux entreprises, celles-ci ne sont tenues, comme tout citoyen, que de respecter la loi. Au-delà, c’est le principe fondateur de la liberté d’entreprendre qui prévaut. De sorte que le droit s’abstient autant que possible de dire ce qu’est la « bonne gestion » d’une entreprise. L’employeur est seul juge du bien-fondé de ses décisions. Et sauf situation particulière, le juge ne peut les remettre en cause.
Pour encadrer l’action des dirigeants, le droit établit en revanche des mécanismes de contrôle et des règles de pouvoir au sein des entreprises. C’est l’assemblée générale des actionnaires qui contrôle, en dernier recours, l’action des dirigeants. Or les actionnaires, dans la mesure où ils délèguent la gestion, sont censés ne pas s’immiscer dans les choix de gestion. Ils bénéficient d’une responsabilité limitée. Le droit des sociétés a donc fabriqué, au nom de la liberté d’entreprendre, une puissance d’action sans principe de responsabilité, puisque la gestion des dirigeants ne peut être mise en cause juridiquement (sauf action contraire à la loi) et qu’elle est contrôlée par ceux qui en sont présumés irresponsables.
Un schéma devenu intenable
Un tel schéma a pu fonctionner durant une partie du XXe siècle, mais il est devenu aujourd’hui intenable. D’une part, les actionnaires des entreprises cotées en Bourse se sont considérablement transformés. Les investisseurs institutionnels sont devenus des organisations très sophistiquées, qui investissent dans des portefeuilles très larges de sociétés en automatisant souvent les décisions d’investissement sur des critères financiers. Ils sont donc, par construction, peu intéressés par l’activité des entreprises et leurs éventuelles conséquences sociales ou environnementales.
D’autre part, la puissance des entreprises a changé d’ampleur et d’échelle. Il faut abandonner l’idée que l’entreprise est un simple agent économique qui crée des emplois et fait circuler des marchandises. L’action des entreprises, et pas seulement celle des plus grandes, est devenue déterminante dans la construction des sociétés, des Etats et du bien-être humain. La controverse actuelle sur la puissance des GAFA n’en est que l’exemple le plus connu.