A lui seul, le chiffre donne une idée de la violence du coup de frein infligé à notre économie. Dans le privé, un salarié sur cinq est désormais en chômage partiel. Divulgué, jeudi 2 avril, par la ministre du travail, Muriel Pénicaud, cet ordre de grandeur signifie que près de 4 millions de personnes (sur un peu moins de 20 millions) ont cessé leur activité ou ne l’exercent qu’en pointillé, tout en continuant de percevoir une très grande partie de leur rémunération grâce aux deniers publics. Du « jamais-vu », comme l’avait souligné, la veille, le chef du gouvernement, Edouard Philippe, alors qu’il était auditionné par la mission d’information de l’Assemblée nationale sur l’épidémie de Covid-19.
Cette situation inédite résulte d’un choix politique, qui vise à atténuer les incidences de la récession déclenchée par la crise sanitaire. L’exécutif a, en effet, voulu faciliter le recours à l’« activité partielle », le terme officiel pour désigner le dispositif. Dans cette optique, une ordonnance a été publiée au Journal officiel du 28 mars : elle prévoit notamment d’étendre cette mesure « à de nouvelles catégories » (assistantes maternelles, VRP, etc.) tout « en réduisant (…) le reste à charge » pour les patrons. Ainsi, le travailleur touche 84 % de son salaire net et l’employeur, de son côté, est dédommagé à 100 %, dans la limite de 4,5 smic (environ 4 800 euros net par mois). Le but est de « limiter les ruptures de contrats de travail » et de « préserver les compétences », dont le pays aura besoin lorsque la croissance repartira.
Les petites entreprises très touchées
Qui est concerné ? Une première réponse a été apportée, jeudi, grâce à livraison d’un « tableau de bord » coréalisé par les administrations centrales du ministère du travail (Dares, DGEFP) et par Pôle emploi. Une initiative, là aussi, sans précédent, puisqu’elle va se traduire par la présentation, chaque semaine, d’indicateurs afin de livrer des éclairages sur l’impact de la crise. Etant issues de l’exploitation de données journalières ou hebdomadaires, ces statistiques sont plus fragiles que celles diffusées en temps ordinaire, mais le but est de faire œuvre de transparence dans un contexte que la France n’a pas connu depuis la seconde guerre mondiale.
En moyenne, les demandes portent sur « 419 heures chômées (…) par salarié, soit près de douze semaines à 35 heures hebdomadaires ».
Un hommage est rendu le 11 janvier à Maxime Chery, qui a mis fin à ses jours dans le magasin de Vandoeuvre-lès-Nancy (Meurthe-et-Moselle). MANON KLEIN / MAXPPP
Lorsqu’il s’est ému auprès de l’Agence France-Presse, vendredi 20 mars, de l’absence de décontamination du rayon boulangerie après le confinement d’une de ses collègues, dont le conjoint était suspecté d’infection par le SARS-CoV-2, Mathieu Lamour, employé depuis douze ans par le magasin Leclerc de Saint-Etienne-du-Rouvray, dans la Seine-Maritime, et délégué CGT, a reçu de son employeur… une lettre. Ce courrier, Le Monde a pu consulter, lui indiquait que, à la suite de son « intention malveillante » de diffuser de « fausses nouvelles » et de « diffamer » l’entreprise, la direction prendra « les mesures qui s’imposent » et engagera des « actions en justice ».
« Ils ont mis des Plexiglas aux caisses, fournis du gel, mais, les employés n’ont pas de gants, explique le salarié. Et la direction nous a dit qu’elle n’en fournirait pas. Ils ont même mis des affichettes disant qu’il était inutile de mettre des gants sous prétexte d’une surcontamination » La prime de 1 000 euros – versée par certains groupes de la grande distrbution à l’appel du gouvernement pour les salariés mobilisés pendant la crise –, il en était encore moins question. Et quand certains employés ont voulu savoir comment exercer leur droit de retrait, « la direction a répondu que ceux qui exerceraient ce droit ne seraient pas payés », raconte M. Lamour.
« Le magasin applique la réglementation relative au droit de retrait,indique la direction nationale de l’enseigne E. Leclerc. Sa direction a pris des mesures de protection pour ses salariés, conformément à la recommandation du gouvernement. Le droit de retrait ne paraît donc pas, dans ce cas, justifiable, comme l’explicitent d’ailleurs les instructions du ministère du travail sur son site Internet. »
La direction précise être « d’accord sur le principe d’une prime », dont elle étudiera les modalités « dans les semaines qui viennent ». Elle souligne que pour les masques, « des livraisons sont programmées pour le magasin en fonction des arrivages » ; et que « pour ce qui est des gants, la médecine du travail a recommandé au magasin de privilégier le lavage des mains plutôt que le port des gants ».
Chaque magasin a son propre patron
S’ils adhèrent tous au Mouvement E. Leclerc, chaque magasin, franchisé, possède son propre patron. Un entrepreneur local, indépendant, gros pourvoyeur d’emplois peu qualifiés dans sa région, souvent à la tête de plusieurs supermarchés ou hypermarchés Leclerc, complétés parfois de drive, de stations-service, de magasins de bricolage… Fin mars, ils étaient 542 adhérents Leclerc pour 721 magasins en France. « Certains sont de vrais négriers, mais il y a aussi des patrons qui sont très bien », souligne un autre syndicaliste. Sur France Interle 18 mars, le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, avait mentionné que « des entreprises font pression sur les salariés pour être à leur poste, certains magasins Leclerc par exemple qui ne jouent pas le jeu ».
« Face à la fronde de plusieurs agents, La Poste a finalement décidé de réorganiser la tournée des facteurs pour limiter la distribution du courrier à trois jours d’affilée par semaine » (Photo: facteur à Lille, le 27 mars). Michel Spingler / AP
Caissiers, postiers, agents de la SNCF… Maintenus à leur poste de travail malgré la pandémie, ces travailleurs sont en première ligne face au Covid-19. Dans le podcast mensuel « Au turbin ! », consacré à la vie au travail, de la sociologue Amandine Mathivet, une factrice et une caissière témoignent de leur peur face au virus. Tandis que les mesures de protection mises en place par leurs employeurs sont jugées tardives ou lacunaires, leur droit de retrait est difficile à mobiliser.
Alors que des facteurs ont été parmi les premiers à faire valoir leur droit de retrait face au risque de contagion, le podcast laisse d’abord la parole à Martine, une factrice de 58 ans. « Bien sûr on est inquiets », témoigne la salariée, qui s’interroge sur l’intérêt de maintenir la distribution de courrier non indispensable : « On doit livrer beaucoup de paquets car les gens s’ennuient et commandent beaucoup sur Internet. (…) On nous laisse travailler, prendre des risques pour du courrier qui n’a pas toujours de l’importance. »
Si des consignes ont été émises par la direction de La Poste afin de préserver la santé de ses agents et limiter les risques de contagion – mise à disposition de gel hydroalcoolique, désinfection des postes de travail… –, leur respect s’avère très variable d’un établissement à un autre, selon Martine : « Il y a beaucoup de collègues en province qui n’ont pas de gel hydroalcoolique à disposition, pas de gants, pas de masques. »
La factrice s’est elle-même vue prise à partie par un supérieur hiérarchique parce qu’elle se servait du gel hydroalcoolique qui lui avait été fourni par son employeur lors de ses trajets pour se rendre au travail. Une utilisation qui relevait, selon son supérieur, d’un usage personnel.
Face à la fronde de plusieurs de ses agents, La Poste a finalement décidé de réorganiser la tournée des facteurs pour limiter la distribution du courrier à trois jours d’affilée par semaine. Une décision critiquée par des éditeurs de presse, mais aussi par des facteurs eux-mêmes, à en croire Martine : « Tout le monde espérait que ce soit un jour sur deux, histoire que le trafic ne soit pas trop lourd d’un coup. » Il est désormais question de réaugmenter la fréquence des tournées via des volontaires, mais aussi en ayant recours… à des intérimaires ou à des CDD, selon Les Echos. Moins susceptibles, sans doute, de protester contre leurs conditions de travail.
Le podcast donne ensuite la parole à Pauline, une jeune hôtesse de caisse travaillant chez Carrefour. Celle-ci revient sur les jours qui ont précédé l’annonce du confinement et les magasins pris d’assaut par les clients. « Il y avait un monde incroyable. Et on n’avait pas de gants, on n’avait pas de masques, le magasin ne filtrait pas les clients. »
Avec la crise due au coronavirus, le gouvernement a étendu le recours au chômage partiel, un dispositif qui permet aux entreprises de ralentir ou interrompre leur activité en cas de difficultés économiques. Pour mieux comprendre ce que cela permet en fonction des situations, Caroline André-Hesse, avocate associée au sein du cabinet d’affaires AyacheSalama, spécialiste du droit du travail, a répondu à vos questions lors d’un tchat, jeudi 2 avril.
Un chantier de construction à l’arrêt, à Gennevilliers (Hauts-de-Seine), le 2 avril. BENOIT TESSIER / REUTERS
MarkyMark : Je suis en période d’essai et mon employeur a mis mon service en chômage partiel. L’employeur peut-il se séparer de moi sans motif ? S’il me garde en chômage partiel, est-ce que ma période d’essai se poursuit-elle ?
L’employeur ne peut pas mettre un terme à la période d’essai du fait du placement en activité partielle. Il peut toutefois rompre la période d’essai pour un autre motif (lié aux compétences professionnelles, notamment). La difficulté réside ici dans le fait qu’il sera difficile pour le salarié, en cas de rupture de la période d’essai, de démontrer que la rupture de la période d’essai est exclusivement liée à la situation actuelle et pas à d’autres motifs.
En cas d’activité partielle totale, la cessation d’activité étant à l’initiative de l’employeur, la période d’essai continue à courir. Il sera toutefois sans doute dans l’intérêt des deux parties de convenir de la suspendre eu égard aux circonstances afin que chacun puisse apprécier si les conditions d’exercice des fonctions sont satisfaisantes.
Franck : Je suis intérimaire dans le bâtiment. L’agence est fermée depuis le confinement, idem pour les chantiers. Ai-je droit au chômage partiel ? Si oui, quand serais-je payé ? Sachant que je suis habituellement payé à la semaine.
L’agence d’intérim peut faire une demande d’activité partielle vous concernant. Le règlement de l’indemnité d’activité partielle s’effectuera en principe selon la périodicité habituelle, sauf à ce qu’il en soit disposé autrement, notamment par accord avec les organisations syndicales représentatives
FlyMeToTheMoon : J’aimerais savoir si le chômage partiel va m’obliger à partir plus tard à la retraite ?
Non, les périodes d’activité partielle sont comptabilisées dans le calcul des droits à la retraite.
Patrice : Ce dispositif de chômage partiel s’applique-t-il également aux trois versants de la fonction publique ?
Oui, sous réserve de certains aménagements.
Apprenti : Je suis en apprentissage et en chômage partiel depuis le 18 mars. J’ai touché environ 650 euros en mars alors que normalement je reçois 950 euros. Est-ce normal ?
Il résulte des dernières dispositions légales que les salariés en apprentissage bénéficient d’une indemnité au titre de l’activité partielle correspondant au pourcentage du smic qui leur est applicable. Vous devriez donc logiquement percevoir la même rémunération que d’habitude, mais sous la forme d’une indemnité d’activité partielle.
Emil : Je suis salarié en portage salarial et mon activité est massivement réduite depuis le début du confinement. Ai-je droit au dispositif du chômage partiel ?
Vous devriez logiquement pouvoir bénéficier du dispositif.
Alain 75 : Une entreprise peut-elle mettre une partie de ses salariés au chômage partiel et une autre non ?
Une entreprise peut tout à fait mettre une unité de production, un établissement ou un service en activité partielle. La mesure d’activité partielle doit toutefois demeurer une mesure collective, de sorte qu’au sein d’un même service, il n’est pas possible de placer uniquement certains salariés en activité partielle.
Rebecca L. : Est-ce qu’un employeur a le droit de licencier un salarié si l’administration refuse à cette entreprise le recours au chômage partiel en raison du type d’activité ?
A titre préliminaire, si la diminution voire la cessation d’activité est effective et subie par la société, la demande d’activité partielle devrait être validée par l’administration. Si tel n’était pas le cas, il en résulterait, pour la société, des difficultés économiques pouvant effectivement justifier un licenciement pour motif économique. Le gouvernement a fait état d’une interdiction de licencier des salariés en conséquence de la crise sanitaire actuelle. Aucun texte n’a toutefois été publié sur ce point à ce jour.
Francis de Lille : Peut-on cumuler le chômage partiel avec une autre activité, notamment agricole ?
Le contrat de travail est suspendu pendant la période d’activité partielle. De ce fait, il apparaît possible de cumuler un dispositif d’activité partielle avec un autre emploi. Cela suppose toutefois que le salarié en informe son employeur d’origine et respecte l’ensemble des obligations contractuelles qui sont les siennes (loyauté…).
Elsa : Existe-t-il des dispositifs d’aides pour les gérants d’entreprises ? Sommes-nous éligibles au chômage partiel ?
Léo : Je suis auto-entrepreneur. Puis-je avoir droit au chômage partiel ?
Non. Seuls les salariés sont éligibles au bénéfice du dispositif de l’activité partielle.
Phénomène : Qu’en est-il des professions libérales ?
Les professions libérales ne sont pas éligibles à l’activité partielle, sauf en ce qui concerne leur personnel salarié, sous réserve naturellement de rapporter la preuve d’une diminution d’activité subie par l’effet de la situation actuelle.
Heliette : Je m’occupe d’une association loi 1901. Nous avons déposé une demande de chômage partiel car nous faisons des visites dans les musées, fermés dès le 15 mars. Nous ne parvenons pas à finaliser la demande. Que faire, jusqu’à quelle date pourrons-nous remplir ce dossier ?
Vous ne parvenez sans doute pas à finaliser le dossier car vous n’avez pas dû recevoir votre courriel d’habilitation. En tout état de cause, vous disposez d’un délai de trente jours à compter du début de l’activité partielle pour déposer votre demande d’activité partielle.
La terrasse d’un café fermé dans les Jardins du Palais-Royal, à Paris, le 2 avril. THOMAS COEX / AFP
Soufia : Mon employeur m’a proposé à partir de la semaine prochaine un télétravail à mi-temps le matin et m’impose de solder tous mes RTT (12) ainsi que mes congés payés (6) sur tous les après-midi, de manière à ne pas perdre de salaire. Cela s’apparente-t-il à du chômage partiel ? Si oui, est-il possible que je télétravaille le matin alors que, selon la ministre, télétravail et chômage ne sont pas compatibles ?
Chomeurendevenir : Les salariés doivent-ils épuiser tous leurs congés, RTT ou CET avant de pouvoir prétendre au chômage partiel ?
L’employeur ne peut imposer que la prise de dix jours de RTT. Il peut également imposer la prise de six jours de congés payés sous réserve d’avoir un accord collectif en ce sens. Télétravail et activité partielle ne sont pas incompatibles, sous réserve que votre activité soit effectivement réduite. Vous pouvez, en effet, avoir moins d’activité en télétravail et donc travailler seulement à mi-temps.
La réduction de votre activité liée à la crise peut alors justifier une situation d’activité partielle sur la demi-journée pendant laquelle vous ne travaillez plus faute de travail suffisant. Naturellement, si vous travaillez en télétravail à temps plein, il n’est pas possible de vous placer en situation d’activité partielle à raison de 50 % du temps.
Isa : J’ai travaillé à temps plein tout le mois de mars (dont en télétravail à partir du confinement). Mon entreprise vient de m’apprendre qu’elle mettait en place un « chômage partiel rétroactif ». Je ne serai donc payé qu’à 80 % en mars. Est-ce légal ?
L’activité partielle peut être mise en place de manière rétroactive, mais cela suppose naturellement que le salarié ait effectivement travaillé à temps partiel ou ait effectivement été privé d’activité. Cela résulte des ordonnances publiées le 27 mars. L’employeur dispose d’un délai de 30 jours à compter du placement en activité partielle pour formuler une demande à ce titre auprès des directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte). Il n’est bien évidemment pas possible de placer rétroactivement en activité partielle des salariés ayant travaillé à temps plein sur la période considérée.
Mike : Je reviens sur la question d’Isa : cela signifie-t-il donc que l’on peut avoir travaillé à plein temps sur une période et, in fine, n’être rémunérée qu’à hauteur de 85 % de sa rémunération au titre de l’activité partielle ?
Non, ce n’est pas possible. Comme indiqué, si l’activité partielle peut être demandée de manière rétroactive, elle ne peut l’être que sous réserve qu’elle corresponde à une réalité, c’est-à-dire si vous n’avez pas travaillé du tout ou n’avez pas travaillé à temps plein. Si vous avez travaillé à temps plein, il n’y a pas lieu à activité partielle et vous devez être rémunéré dans les conditions habituelles de paie.
Jarod : Je suis stagiaire et ma convention ne prévoit pas de jours de congés. L’employeur peut-il malgré tout m’imposer les 6 jours d’interruption, en congés non rémunérés par exemple ?
Les stagiaires ne sont pas des salariés au sens du droit du travail. Il n’est donc pas possible de leur imposer la prise de congés payés (qu’ils n’ont pas par définition). De la même manière, votre employeur ne peut pas vous imposer la prise de congés sans solde.
Mariane : Mon entreprise a fait une demande de chômage partiel pour l’ensemble de ses employés mais mon service n’enregistre pas de baisse d’activité. Peut-il y avoir des abus ?
Il convient effectivement de justifier de la réalité de la réduction ou de l’interruption d’activité. Des explications à ce titre doivent être apportées lors de l’enregistrement de la demande auprès de la Direccte. En cas de contrôle ultérieur, l’employeur devra apporter tous les justificatifs utiles. En l’absence de diminution de l’activité, une demande d’activité partielle ne peut pas être justifiée et un contrôle sera sans doute opéré a posteriori par la Direccte.
Papa à plein temps : J’ai des enfants en bas âge (2 et 8 ans). Je peux télétravailler mais pas ma femme. Comme je peux télétravailler, je n’ai, semble-t-il, pas le droit au chômage partiel… ni de mettre la petite chez l’assistante maternelle, ce qui est quasiment impossible avec un enfant de cet âge à la maison. Quelles solutions ?
Je comprends que la situation doit être très difficile. Il n’en demeure pas moins qu’à partir du moment où vous pouvez exercer vos fonctions dans le cadre du télétravail, il n’est pas possible de bénéficier du dispositif de l’activité partielle ou bien des arrêts de travail pour garde d’enfants de moins de 16 ans…
Liza : Quel est le montant forfaitaire que l’employeur doit payer pour un employé en télétravail pour la participation aux frais : électricité, Wi-Fi ?
Il n’y a pas de montant prévu par la loi. Tout dépend des conditions de l’espèce, particulièrement exceptionnelles aujourd’hui.
Le salarié d’Amazon Chris Smalls proteste contre le manque de protection contre le Covid-19, devant un entrepôt de Staten Island, à New York, le 30 mars 2020. JEENAH MOON / REUTERS
Après la France, les Etats-Unis. Alors que les syndicats dénoncent, en France, les conditions de sécurité dans les entrepôts d’Amazon depuis le début du confinement, le leader de l’e-commerce fait face à une mobilisation croissante outre-Atlantique. Le licenciement de Chris Smalls, un employé coorganisateur d’un arrêt de travail dans un site de Staten Island, près de New York, concentre les protestations.
Mardi 31 mars, le maire démocrate de New York, Bill de Blasio, a déjà annoncé une enquête du responsable des droits de l’homme de la ville sur ce renvoi. La veille, la procureure de New York, Letitia James, a demandé une enquête sur cet acte « immoral et inhumain ». Elle doit être menée par le National Labor Relations Board, qui régit les conflits du travail.
De son côté, Amazon réfute tout lien entre le licenciement de M. Smalls et son activisme interne. Selon la direction, il a été mis en quarantaine préventive, parce qu’il a été en contact avec un malade du coronavirus. « Mais, malgré cette instruction de rester chez lui, payé, pendant quatorze jours, il est venu au travail,lundi 30 mars, mettant les équipes en danger », assure Amazon.
Un « rôle crucial » pour les confinés
Cette explication est jugée « ridicule » par M. Smalls, qui promet de continuer la mobilisation. Des employés de plusieurs sites d’Amazon ont eux aussi organisé des grèves ponctuelles : à Chicago, lundi, près de Detroit, mercredi, et dans le quartier du Queens, à New York, le 18 mars. Mardi, des salariés de la chaîne de supermarchés Whole Foods, filiale d’Amazon, ont eux aussi arrêté le travail. Eux aussi ont protesté contre des mesures de protection jugées insuffisantes et demandé l’extension du congé maladie rémunéré aux personnes qui présentent des symptômes, mais qui n’ont pas été testées. Auparavant, en Italie, les syndicats avaient lancé un mouvement de grève sur le site de Castel San Giovanni (au sud de Milan), durement touchée par le virus.
En réponse, Amazon estime que ces manifestations sont minoritaires et n’ont, aux Etats-Unis, rassemblé que quelques dizaines d’employés chacune – sur un total de 800 000 dans le monde. L’entreprise martèle avoir pris des mesures d’hygiène et de distanciation sociale, qui assurent la sécurité de ses employés. L’entreprise de Jeff Bezos a aussi augmenté temporairement le salaire horaire de 2 euros. Et a annoncé, jeudi 2 avril, avoir embauché 80 000 personnes sur les 100 000 prévues pour poursuivre l’activité malgré l’épidémie.
En France, un salarié de l’entrepôt de Brétigny-sur-Orge (Essonne), malade du Covid-19, a été placé en réanimation, mardi. Cette information, annoncée par la CGT mercredi, est confirmée par la direction. Trois autres salariés ont été officiellement diagnostiqués avec le coronavirus dans ce site et un autre à Saran (Loiret). « Mais il y a aussi des dizaines de cas suspectés », ajoute Alain Jeault, délégué central CGT. Ce dernier regrette que certains salariés malades ne soient pas testés.
L’absentéisme est très élevé en France, selon les syndicats, malgré le refus de la direction de payer les salariés qui se déclarent en droit de retrait. Il ne dépasse pas 20 % en incluant les congés pour garde d’enfants, assure la direction.
« On ne comprend pas qu’Amazon soit autorisé à poursuivre une activité aussi peu essentielle, faisant courir de tels risques aux salariés, a réagi, mercredi, Alma Dufour, chargée de campagne pour l’association Les Amis de la Terre, dans un communiqué, dénonçant une concurrence déloyale pour les petits commerces fermés.
« Une fois c’est blanc, une fois c’est noir »
« Le gouvernement ne doit pas attendre qu’il y ait un décès pour changer de ligne ! », ajoute l’ONG écologiste. Une référence aux propos de la ministre du travail, Muriel Pénicaud. « Amazon a changé une partie [des règles de sécurité], mais ça ne suffit pas, a déclaré la représentante du gouvernement, dimanche 29 mars, au Grand Jury RTL/Le Figaro/LCI. Donc, on ne lâche pas jusqu’à ce que ce soit les bonnes mesures pour protéger les salariés. » Mais Mme Pénicaud avait auparavant jugé les mesures sanitaires prises par Amazon satisfaisantes. « Une fois c’est blanc, une fois c’est noir », relativise Julien Vincent, délégué central CFDT.
Jeudi, Amazon a annoncé le début d’une distribution de masques pour les employés, à partir de vendredi 3 avril, partout dans le monde. Une revendication de longue date des syndicats. La direction répond toujours que le port du masque ne fait pas partie des recommandations de l’Organisation mondiale de santé, mais explique que l’évolution des stocks permet désormais de répondre à cette demande de certains salariés. L’entreprise de Jeff Bezos va aussi commencer à mettre en place des vérifications de la température des employés à l’entrée des sites. Une autre demande des représentants du personnel.
« Les mesures prises par Amazon ne règlent malheureusement toujours pas le problème de la possible transmission du virus par un support physique, comme les produits ou les bacs que les collègues doivent manipuler lors de la confection des colis », juge M. Vincent, de la CFDT.
L’intersyndicale réclame toujours la mise en chômage partiel de l’essentiel des salariés d’Amazon. Et envisage encore de porter plainte au pénal pour mise en danger de la vie d’autrui, au nom l’obligation d’assurer la sécurité des salariés prévue par le code du travail. « Prétendre être exonéré de vos obligations au prétexte d’appliquer les préconisations gouvernementales en matière de Covid-19 est une faute lourde », écrit M. Vincent dans un courriel adressé mercredi à la direction et au ministère du travail.
C’est un rappel sans frais. Tout agent public qui refuserait d’aller au travail ou qui abuserait du droit de retrait s’exposerait à des sanctions pouvant aller jusqu’à la révocation. Après avoir précisé le cadre juridique du droit de retrait dans une note du 23 mars, la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) en a diffusé une autre, le 31 mars, pour rappeler aux agents publics qu’ils ne peuvent abandonner leur poste sans s’exposer à des ennuis. Il s’agit d’« un rappel du droit comme dans plein d’autres domaines et qui était attendu par les chefs de service pouvant être confrontés à un refus de poste », explique Olivier Dussopt, secrétaire d’Etat chargé de la fonction publique.
La mise au point n’est pas théorique. S’estimant mal protégés contre le coronavirus, des fonctionnaires mobilisés ont déjà exercé, de manière sporadique, leur droit de retrait. C’est le cas de postiers, de CRS ou d’agents des finances publiques. Certains syndicats les y encouragent, considérant que l’administration ne prend pas toutes les précautions nécessaires.
De fait, a précisé la DGAFP, les fonctionnaires « ne peuvent légitimement exercer leur droit de retrait au seul motif d’une exposition au virus à l’origine de l’épidémie ». Pour autant, l’employeur est tenu de « mettre en place des mesures de protection adaptées sans lesquelles les agents concernés pourraient faire valoir leur droit de retrait », selon cette note de l’administration. Et dès lors que celles-ci sont assurées, le fonctionnaire ne peut se soustraire à ses obligations.
Quelles sont les sanctions ? Il peut s’agir d’une retenue sur le salaire, laquelle n’est soumise à aucune procédure particulière. « Une absence injustifiée, le refus d’exécuter une partie de ses tâches, la méconnaissance des instructions pour l’exécution des fonctions ainsi que le refus d’assumer un service supplémentaire en dehors des horaires normaux, lorsque ce service est justifié par l’urgence et la nécessité de service pour assurer la continuité du service public » peuvent également entraîner une sanction disciplinaire. En la matière, précise la DGAFP, celles qui sont les plus adaptées sont l’avertissement, le blâme, l’exclusion temporaire de fonctions de un à trois jours. Mais cela peut même aller, dans les cas extrêmes, jusqu’à la radiation des cadres de la fonction publique lors d’un « abandon de poste », si l’agent a « disparu » sans motif valable.
L’entrée de l’usine Bosch d’Onet-le-Château (Aveyron), en janvier 2018. JOSE A. TORRES / AFP
La sécurité des salariés doit primer sur la continuité de l’activité. Pas question de tergiverser, alors que la pandémie due au coronavirus continue de se propager. C’est la position adoptée par l’intersyndicale CGT, SUD, CFE-CGC Bosch située à Onet-le-Château (Aveyron). « On ne veut pas redémarrer, tant que le pic de l’épidémie n’est pas atteint », déclare Yannick Anglarès, secrétaire CGT de l’usine spécialisée dans la fabrication d’injecteurs pour moteurs diesel, qui emploie 1 400 personnes, dont 900 ouvriers. « Nos produits ne sont pas vitaux, ils peuvent attendre un peu.»
La veille de la fermeture du site, décidée le 17 mars, « les salariés inquiets se sont rassemblés et ont fait savoir à la direction qu’ils ne voulaient pas travailler », raconte Jérôme Pouget, délégué SUD. « Les syndicats ont brandi la menace du droit de retrait imminent si elle ne faisait pas le nécessaire. »
Depuis deux semaines, une équipe composée de salariés, de cadres et de responsables d’ateliers s’active sur place pour mettre en place des mesures de protection sur les chaînes de fabrication. Mais cela ne suffit pas à rassurer. « Il n’y a quasiment pas de masques et de gel hydroalcoolique, précise M. Pouget. Or, nous sommes amenés à transmettre les pièces de main à main, et tous les opérateurs touchent les surfaces par lesquelles le virus se propage. »
« La direction est responsable, pas nous »
« Tant qu’il y a des craintes, on freine des deux pieds et on ne valide pas les décisions. La direction est alors responsable, pas nous», prévient M. Anglarès. La reprise partielle de la production était actée pour le 25 mars, avant d’être repoussée au 30 mars, puis au lundi 6 avril.
De son côté, la direction estime que « les besoins des clients justifient une ouverture progressive du site ». « Certains se sont manifestés, affirme Patrick Meillaud, directeur économique. Nous sommes confrontés à une situation inédite, extraordinaire. En tant qu’industriel, on s’adapte du mieux que l’on peut. »
« La riposte se coordonne et s’organise. C’est inédit dans le milieu », se félicite Gaëtan Gracia, délégué syndical
Aux Ateliers Haute-Garonne (AHG), entreprise de 250 salariés installée à Flourens (Haute-Garonne), la CGT a multiplié les recours afin que l’activité cesse. « J’ai déposé deux droits d’alerte, l’un pour danger grave et imminent, afin que les personnes fragiles puissent rentrer chez elles. Le second, en cas de risque grave sur la santé publique, explique Gaëtan Gracia, délégué syndical. J’ai effectué une tournée pour rencontrer les collègues, un à un. Je les ai motivés à exercer leur droit de retrait et à organiser collectivement un débrayage. Et, le soir [lundi 16 mars], on a monté un plan de bataille sur WhatsApp pour demander à la direction l’arrêt de l’activité. » Mardi 17 mars, la production de rivets pleins pour l’aéronautique est en pause. Dans quelle mesure la pression exercée par la CGT a-t-elle pesé dans cette décision ? AHG n’a pas souhaité nous répondre.
Quelques jours plus tard, l’activité reprenait a minima, avec la mise en place d’un plan de redémarrage progressif en trois phases.
Décision « monstrueuse », « criminelle et stupide »
La CGT de ce sous-traitant, qui regrette le choix du groupe « de faire reprendre le travail à marche forcée », ne baisse pas les bras. Le syndicat et 21 organisations syndicales de l’aéronautique ont signé, le 26 mars, un texte pour réclamer, « dans l’urgence, l’arrêt de toutes les productions non essentielles sur les sites » du secteur. « La riposte se coordonne et s’organise. C’est inédit dans le milieu », se félicite Gaëtan Gracia.
Une démarche à laquelle s’est associée la CGT Latécoère, qui qualifie la décision de la direction de reprendre la production de « monstrueuse », « criminelle et stupide». Le 24 mars, une soixantaine de compagnons volontaires ont repris le travail dans trois usines de la branche aérostructures à Gimont (Gers), Toulouse et Montredon, en banlieue toulousaine. « On encourage les salariés à ne pas travailler », indique Florent Coste, délégué CGT. Consulté lors d’un comité social et économique la veille de la réouverture, le troisième syndicat a rendu un avis défavorable. La CFE-CGC, syndicat majoritaire, s’est abstenue.
« Les mesures de protection sanitaires sont conformes aux besoins et adéquates à la reprise », souligne Thierry Ynglada, délégué CFE-CGC. « Le seul problème est les moyens : nous n’avons pas de stocks de masques et de gels pour tous les salariés», tempère-t-il. Le syndicat a aussi fait valoir un autre argument. « La santé de notre entreprise est loin d’être mirobolante. Si on ne livre pas, le groupe ne dispose pas de trésorerie. Alors, comment faire ?», s’interroge-t-il. « Contracter la maladie ou perdre notre travail ? On demande à nos actionnaires et à l’Etat d’assurer la pérennité de nos salaires. »
« Le risque juridique est toutefois limité, s’agissant des salariés non protégés, à une irrégularité de procédure sanctionnée par des dommages-intérêts d’un montant maximum d’un mois de salaire. » Harry Haysom/Ikon Images / Photononstop
Question de droit social. Les circonstances actuelles liées à la pandémie due au coronavirus conduisent de nombreux employeurs à s’interroger sur la possibilité de recourir à la visioconférence dans le cadre de l’entretien préalable, même si les mesures de restriction de déplacement ne semblent pas, a priori, interdire en tant que telles la tenue d’un entretien préalable physique.
Si la Cour de cassation a eu l’occasion de juger, il y a relativement longtemps, qu’un entretien téléphonique ne saurait remplacer l’entretien préalable prévu par le code du travail (Cass.soc., 14 novembre 1991, n° 90-44.195), semblant ainsi privilégier la tenue d’un entretien physique, elle n’a en revanche jamais statué sur la question de la validité du recours à la visioconférence.
Seuls quelques juges du fond se sont prononcés sur cette question sans parvenir à un consensus. Certains semblent admettre le recours à ce procédé mais ont toutefois jugé l’entretien préalable irrégulier estimant, soit que l’employeur ne démontrait ni la force majeure, ni l’accord du salarié permettant le recours à la visioconférence, soit que la technique utilisée ne permettait pas de s’assurer avec certitude de l’identité des personnes qui y assistent.
Un texte de 1973
D’autres semblent en revanche exclure le recours à la visioconférence dans le cadre de l’entretien préalable aux motifs que le code du travail ne prévoirait pas une telle possibilité, pas plus qu’il ne permettrait de déroger à la tenue d’un entretien physique.
Le recours à la visioconférence en matière d’entretien préalable est donc loin de faire l’unanimité en jurisprudence. Le risque juridique est toutefois limité, s’agissant des salariés non protégés, à une irrégularité de procédure sanctionnée par des dommages-intérêts d’un montant maximum d’un mois de salaire (article L.1235-2 du code du travail).
Un des arguments qui milite contre le recours à ce procédé, est textuel. Il est fondé sur l’article R.1232-1 du code du travail qui prévoit que la convocation à entretien préalable « précise […] le lieu de cet entretien ». Si cette référence au « lieu » suggère la nécessité d’une rencontre physique entre l’employeur et le salarié, il convient de rappeler que ce texte est issu du décret n° 73-1048 du 15 novembre 1973, époque où la visioconférence n’existait pas.
Cependant, le juge, chargé de l’application des textes, peut adopter une démarche pragmatique. C’est d’ailleurs ce qu’il a fait concernant le recours à la visioconférence pour les réunions du comité d’entreprise ce, bien avant qu’il ne soit prévu par le code du travail (cf. notamment CE, 9 septembre 2010, n° 327250 ; Cass.soc., 26 octobre 2011, n° 10-20.918, tandis que le recours à ce procédé n’a été envisagé par le législateur qu’avec la loi Rebsamen du 17 août 2015 – cf. loi n° 2015 – 994, article 17).
La prudence reste de mise
Aussi, compte tenu des circonstances exceptionnelles auxquelles nous sommes actuellement confrontés, le juge devrait pouvoir justifier le recours à la visioconférence dans le cadre de l’entretien préalable, afin de ne pas restreindre de manière disproportionnée le pouvoir de direction de l’employeur.
Néanmoins, en l’absence de jurisprudence unanime sur ce sujet, la prudence reste de mise. Pour les employeurs qui souhaiteraient, en raison des circonstances exceptionnelles actuelles, avoir recours à ce procédé, il serait préférable de : recueillir tout d’abord l’accord exprès du salarié concernant le recours à la visioconférence ; et de prévoir l’utilisation d’un dispositif permettant d’identifier avec certitude les personnes participant à l’entretien préalable.
Enfin, s’agissant de la question de l’assistance du salarié lors de l’entretien préalable, celle-ci ne devrait pas poser de difficulté particulière puisque « l’assistant » du salarié devrait, tout comme le salarié concerné, pouvoir participer à l’entretien en se connectant à la visioconférence à distance, qu’il appartienne ou non au personnel de l’entreprise.
Par Blandine Allix, avocate associée, et Marine Palin, avocate.
La pandémie de Covid-19 a eu raison de l’enseigne André. Boris Saragaglia, PDG de Spartoo qui détient la filiale de chaussures depuis 2018, l’assure. « C’est la fermeture des magasins au 16 mars en France qui a accéléré notre chute », a expliqué le cofondateur, lors d’un point presse téléphonique, quelques minutes après avoir informé ses 600 salariés de la validation du placement de l’entreprise en redressement judiciaire par le tribunal de commerce de Grenoble, mercredi 1er avril. « Sans la crise du coronavirus, ça se serait passé autrement », confirme un salarié sous couvert d’anonymat.
Fondée à la fin du XIXe siècle à Paris par un industriel alsacien de la chaussure bon marché, l’enseigne était vacillante depuis des années. Elle a d’abord été laminée par la mode des sneakers qui a détourné sa clientèle vers les boutiques de baskets et les sites de vente en ligne de chaussures de sport. Dès lors, en 2017, Vivarte, sa maison mère, a cherché à se séparer de cette chaîne déficitaire. Un accord est conclu avec Spartoo début 2018. Ses pertes nettes qui s’élevaient alors à 20 millions d’euros, ont atteint 10 millions en 2019, pour un chiffre d’affaires de l’ordre de 100 millions. « Spartoo avait du injecter 13 millions d’euros à son compte courant l’an dernier », assure M.Saragaglia.
Et, manifestement, les actionnaires de Spartoo – ses fondateurs à hauteur de 25 % et des fonds d’investissements (A Plus Finance, CM-CIC Capital Privé, Highland Capital Partners, Endeavour Vision et Sofina) à hauteur de 75 % – n’ont pas souhaité réinvestir dans André. Après le mouvement des « gilets jaunes » de 2018 et la grève des transports en commun en décembre 2019 qui ont plombé l’activité de l’enseigne, la fermeture des 150 points de vente de l’enseigne au 16 mars, à la suite de l’adoption des mesures de confinement dans l’Hexagone, a entraîné la perte de 250 000 euros de chiffre d’affaires par jour.
« 4 millions d’euros perdus par mois »
Et ce sans certitude de pouvoir rouvrir prochainement. « 4 millions d’euros perdus par mois, ce n’est pas tenable », estime M. Saragaglia. Les échéances de paiement de chaussures commandées en Italie, Espagne et au Portugal pour un montant de 10 millions d’euros prévus en mars et avril ont aussi incité le PDG à « chercher de l’air ». Ce dernier dit avoir demandé un prêt à la Banque publique d’investissement (BPI) pour pouvoir solder ses problèmes de trésorerie. En vain. La banque d’Etat « n’a pas donné suite à mon dossier », précise-t-il, sans « même » en avoir obtenu les « raisons ». Le 23 mars, l’entreprise a déclaré être en cessation de paiement. L’ouverture de cette procédure permet d’assurer le paiement des salaires des employés d’André à partir du 31 mars par l’AGS, régime de garantie de salaires.
Le cofondateur de Spartoo avait racheté André pour doter son site internet d’un réseau de magasins. En 2017, l’entrepreneur avait également racheté GBB, marque de chaussures pour enfants, jusque-là détenu par Kindy. Et, Spartoo a aussi repris les chaussons Easy Peasy, lors de sa mise en liquidation judiciaire, fin 2019.
Lancée voilà dix-huit mois, la stratégie consistait à monter un réseau de vente mixte, présent sur Internet, avec une offre de 400 000 modèles pour toute la famille, et des boutiques dans les centres commerciaux et les meilleurs emplacements de centre-ville. André est notamment très présent à Paris.
Spartoo réalise aujourd’hui la moitié de ses 250 millions d’euros de vente grâce à ses magasins. M. Saragaglia jure que son « projet industriel » demeure pertinent. L’entrepreneur de 38 ans, qui s’était lancé dans la vente en ligne, à la sortie de HEC, après les Mines, assure œuvrer à un « plan B » pour « combiner les énergies » et relancer les ventes d’André. Quitte à opérer avec un « nombre drastiquement inférieur de magasins ». Le PDG n’entend toutefois pas préciser son projet de poursuite d’activité, alors que la période d’observation de l’entreprise s’ouvre dans ce « contexte ubuesque ». Depuis mi-mars, l’enseigne André ne réalise aucun chiffre d’affaires.
Contre le coronavirus, le gouvernement a dégainé son arme législative favorite : les ordonnances. Cette procédure, qui permet à l’exécutif de prendre des mesures rapidement, a cette fois-ci été utilisée en application de la loi d’urgence sanitaire promulguée le 23 mars.
L’exécutif a en effet adopté les 25 et 27 mars une série de textes dans les domaines de la justice, de la santé, du social et de l’économie. Au nombre de 30, ces ordonnances doivent, en théorie, permettre de mieux faire face aux conséquences de l’épidémie de Covid-19.
Que contiennent ces ordonnances ?
Ces ordonnances ont été prises en deux temps. Vingt-cinq textes ont d’abord été présentés en conseil des ministres le 25 mars. Ils visent, entre autres, à : – protéger les petites entreprises afin qu’elles ne soient pas pénalisées en cas de retard de paiement de loyers, de factures d’électricité, de gaz, ou d’eau ; – mettre en place un fonds de solidarité pour les petites sociétés et les indépendants ; – assouplir les conditions de garde d’enfants auprès d’assistants maternels ; – prolonger les indemnités des chômeurs dont les droits sont arrivés à expiration en mars ; – Repousserla trêve hivernale au 31 mai.
Cinq textes supplémentaires ont ensuite complété cet arsenal législatif, le 27 mars. Ils apportent de nouvelles règles concernant les entreprises en difficulté, précisent les modalités pour les personnes ayant eu recours au chômage partiel et renseignent sur les possibilités d’aménagements concernant l’organisation d’examens et de concours.
Que vont-elles changer dans le domaine du travail ?
Parmi ces 30 ordonnances, plusieurs réforment le code du travail. Elles octroient, sous certaines conditions, une plus grande liberté aux employeurs concernant les congés payés et les jours RTT. La durée du temps de travail et les règles du travail dominical (sur la base du volontariat) sont également bouleversées. La durée quotidienne maximale de travail peut passer à douze heures, contre dix actuellement. Certains patrons pourront aussi augmenter la durée hebdomadaire de travail jusqu’à soixante heures, contre quarante-huit heures actuellement. Le temps de repos quotidien minimal entre deux journées peut, quant à lui, être réduit de onze à neuf heures consécutives. Ces nouveaux aménagements ciblent en particulier les entreprises « relevant de secteurs d’activités particulièrement nécessaires à la sécurité de la nation et à la continuité de la vie économique et sociale ».
Un autre volet de ces ordonnances porte sur l’allocation-chômage. La durée d’indemnisation est ainsi prolongée chez les bénéficiaires arrivés en fin de droit à compter du 12 mars. Une ordonnance soumise par la ministre du travail, Muriel Pénicaud, vient également préciser les modalités concernant le recours au chômage partiel.
Un employeur peut-il imposer des jours de congés ?
Désormais, les employeurs peuvent fixer ou différer la prise de congés de leurs salariés pour des périodes ne pouvant excéder six jours ouvrables, et sous réserve de négocier un accord de branche ou d’entreprise. Cette mesure doit, selon le gouvernement, « permettre aux entreprises et aux salariés d’adapter les conditions de travail pour faciliter la continuité de l’activité ». Autre disposition, les employeurs ne sont plus tenus de respecter le délai de prévenance habituellement fixé à un mois. Ils doivent à présent respecter un délai « d’au moins un jour franc » pour prévenir leurs employés. A noter que la période d’imposition des congés payés imposés court jusqu’au 31 décembre 2020.
De plus, les entreprises pourront imposer dans une limite de dix jours les jours de repos comme « la mobilisation (…) de jours octroyés dans le cadre de RTT et de jours affectés sur un compte épargne-temps ». Et dans ce cas précis, nul besoin d’accord préalable avec les représentants des salariés.
Pourquoi le gouvernement facilite-t-il le recours au chômage partiel ?
Le chômage partiel, ou activité partielle, est un dispositif qui permet aux entreprises de ralentir ou interrompre leur activité en cas de difficultés économiques. La propagation de l’épidémie de Covid-19, et le confinement qui a suivi, ont contraint de nombreuses sociétés à y avoir recours. Les salariés placés en activité partielle peuvent ainsi toucher une indemnisation compensant la perte de rémunération liée à l’arrêt partiel ou total de leur travail. Ce dispositif permet d’éviter un licenciement économique. Quant aux salariés, ils voient leur contrat suspendu, et non pas rompu.
Le recours au chômage partiel a été étendu par le gouvernement, au travers de ces ordonnances, afin d’encourager les entreprises à y avoir recours et espérer amortir les effets de la crise. La France s’est inspirée de l’Allemagne. Lors de la crise de 2008, le gouvernement allemand avait eu recours au chômage partiel, afin de maintenir la main-d’œuvre et protéger l’économie allemande, avec un certain succès.
Près de 337 000 entreprises, soit 3,6 millions de Français, avaient déposé au 31 mars un dossier pour avoir recours à ce dispositif. « L’industrie, l’hébergement et restauration, la construction et le commerce non alimentaire », font partie des secteurs les plus concernés, selon la ministre du travail, Muriel Pénicaud.
Que changent les ordonnances sur ce dispositif ?
La crise sanitaire actuelle permet ainsi aux employeurs de déposer un dossier auprès des directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte). Un décret, pris le 25 mars, « relatif à l’activité partielle », réduit les délais d’instruction et permet « une procédure simplifiée ». Désormais, un employeur a jusqu’à trente jours pour faire une demande en ligne. En cas d’absence de réponse sous quarante-huit heures, la demande est considérée comme accordée. Les dossiers seront contrôlés a posteriori. Auparavant, il fallait consulter le Comité social et économique (CSE) avant la mise en place de l’activité partielle. Désormais, les employeurs disposent de deux mois après le recours pour demander avis. Autre changement, l’autorisation de chômage partiel pour une entreprise peut courir pour une durée maximum de douze mois (au lieu de six).
Une ordonnance supplémentaire a élargi le dispositif aux assistants maternels, employés à domicile, ainsi qu’aux salariés ayant un temps de travail décompté en jours (et non en heures), qui en étaient jusqu’alors exclus.
Mais le recours au dispositif n’a pas été facilité pour tout le monde. De nombreux couacs ont été constatés, et certains employeurs ont témoigné de la difficulté à valider leur requête. D’autres témoignages rapportent aussi que certaines entreprises ont profité de ce dispositif pour faire des économies sur le dos des salariés.
Un salarié mis en chômage partiel peut-il perdre son salaire ?
Non, mais il ne touchera pas la même rémunération. Son indemnisation correspond à 70 % de sa rémunération brute, soit environ 84 % de sa rémunération nette si l’on tient compte du fait qu’elle n’est pas assujettie aux cotisations et contributions sociales. Il y a donc là une perte de revenus, mis à part pour les travailleurs au niveau du smic, qui toucheront l’équivalent de 100 % de leur salaire net.
L’employeur verse l’indemnité à ses salariés. L’Etat le rembourse par la suite, après acceptation du dossier, pour les rémunérations allant jusqu’à 4,5 fois le smic horaire brut (les sommes au-delà sont à la charge de l’employeur). Le chômage partiel est plus favorable que les indemnités octroyées aux demandeurs d’emploi en temps normal, ces derniers percevant en moyenne 72 % de leur rémunération nette, selon l’Unédic.
Si je travaille à mi-temps, puis-je avoir recours au chômage partiel ?
Oui, les salariés en temps partiel peuvent également avoir recours au chômage partiel, à l’instar des travailleurs saisonniers, intérimaires ou en CDD. Les limites de ce dispositif sont fixées par la date de fin du contrat. Par exemple, si un hôtel dans lequel travaillait un travailleur saisonnier a été contraint de fermer ses portes, celui-ci peut bénéficier du dispositif jusqu’à la date de fin prévue par son contrat.
Est-il possible de cumuler un second emploi en chômage partiel ?
Un salarié dans cette situation ne peut être contraint de télétravailler par son employeur. C’est « totalement illégal », a rappelé Muriel Pénicaud, tout en prévenant que ces abus seraient « lourdement sanctionnés ». De plus, les entreprises reconnues coupables devront « rembourser intégralement les sommes perçues au titre du chômage partiel » etne pourront plus « bénéficier, pendant une durée maximale de cinq ans, d’aides publiques en matière d’emploi ou de formation professionnelle ».
En revanche, le gouvernement autorise quelques exceptions. Les salariés en chômage partiel peuvent prêter main-forte aux agriculteurs pour la récolte des fruits et légumes. Cette dérogation permet de répondre à l’appel des agriculteurs qui ont besoin de 200 000 personnes pour travailler dans les champs. Dans un communiqué, le ministère de l’agriculture précise que le salarié peut cumuler son indemnité d’activité partielle avec le salaire de son nouveau contrat, « sous réserve que son employeur initial lui donne son accord pour respecter un délai de prévenance de sept jours avant la reprise du travail. » A la date du 30 mars, près de 150 000 volontaires ont déjà répondu présents.
Un salarié revenu d’un chômage partiel peut-il être contraint de travailler en lieu et place de ses vacances d’été ?
Cette question s’inscrit dans la perspective d’une hypothétique fin de confinement avant l’été. Une entreprise qui reprendrait une pleine activité pourrait-elle empêcher ses salariés de prendre des vacances afin de rattraper le retard accumulé ? Jointe par Le Monde, l’avocate Caroline André-Hesse, spécialisée en droit du travail, rappelleque « douze jours doivent être pris au titre des congés d’été entre le 1er mai et le 31 octobre » et que « la prise de congés se fait en accord avec l’employeur, selon les nécessités du service ». Dès lors qu’une entreprise se retrouve face à un surcroît d’activité due à l’épidémie de Covid-19, et qui nécessite que le salarié soit présent, « oui, il y a une possibilité pour l’employeur de s’opposer à la prise de congés par le salarié ».
L’avocate précise toutefois que si l’employé pose des congés en dehors de la période légale, il a droit à des jours de fractionnement : « Il s’agit de jours de congés additionnels pour compenser le préjudice consécutif à l’impossibilité de prendre ses jours. »
Ces dérogations vont-elles rester « exceptionnelles » ?
Ces ordonnances sont des mesures d’exception destinées à être temporaires. Beaucoup sont valables jusqu’au 31 décembre 2020. « Chaque secteur d’activité concerné par ces dérogations fera l’objet d’un décret, dont la validité sera définie sur une période strictement limitée », avait précisé Muriel Pénicaud, dans un courrier adressé le 26 mars au leader de la CFDT, Laurent Berger.
Pour Caroline André-Hesse, il n’est pas anormal que le gouvernement ait fixé aussi loin la date limite d’application de plusieurs ordonnances : « Admettons que l’on sorte de cet état d’urgence et du confinement fin avril, toutes les entreprises ne vont pas reprendre une activité normale tout de suite. » L’avocate précise :
« Il était donc nécessaire de mettre en place un sas de décompression pour les entreprises, afin de leur permettre de bénéficier des souplesses liées à la situation en matière d’activité partielle. Notamment, pour faire face à une réduction d’activité qui se poursuivrait postérieurement à la période du confinement. »
Cette échéance lointaine, alors même que la loi instaure un état d’urgence sanitaire jusqu’au 24 mai, fait craindre à la CFDT et à la CGT une pérennisation de ces mesures.Une crainte partagée par l’avocat Raphaël Kempf dans une tribune publiée dans nos colonnes dans laquelle il dénonce « une loi scélérate ». Selon lui, le gouvernement s’autorise, via cette crise et des ordonnances prises « dans la plus grande opacité », à « tester des mécanismes profondément dérogatoires au droit commun et attentatoires aux principes fondamentaux de notre Etat de droit. »