Geoffroy Roux de Bézieux : « Le véritable plan de relance doit être massif »

Geoffroy Roux de Bézieux au siège du Medef, à Paris, le 12 mai.
Geoffroy Roux de Bézieux au siège du Medef, à Paris, le 12 mai. MICHAEL ZUMSTEIN/AGENCE VU POUR « LE MONDE »

Geoffroy Roux de Bézieux, président du Medef, plaide pour un plan de relance « massif » de la part du gouvernement, passant par un soutien à la compétitivité des entreprises, seul moyen, selon lui, pour que la crise économique ne se transforme pas en crise sociale.

Quand pensez-vous que la France retrouvera une activité économique « normale » ?

Il faudra sûrement de nombreux mois, ne serait-ce que parce que les mesures sanitaires vont peser sur l’offre comme sur la demande. Quand une chaîne automobile est nettoyée à chaque changement d’équipe, l’intervention prend une heure ou deux et la capacité de production diminue. Lorsqu’il y a moins de monde qui entre dans un magasin, le chiffre d’affaires baisse également. Plus globalement, malgré l’épargne forcée qui s’est constituée durant le confinement, il n’est pas du tout sûr que les consommateurs se précipitent pour dépenser tout de suite, car la question de la confiance dans l’avenir se posera.

Jugez-vous ces mesures sanitaires trop contraignantes ?

Je ne juge pas les mesures sanitaires, elles sont nécessaires. Mais ce qui est sûr, c’est qu’elles entraînent des surcoûts significatifs. Si ceux-ci sont temporaires, les entreprises pourront les absorber. Mais s’ils s’avèrent durables, une réflexion devra être conduite, car ils pourraient se traduire par un surcroît d’inflation qui ne sera pas supportable par tous les acteurs.

Que pensez-vous du choix de l’exécutif de commencer à réduire la voilure sur le chômage partiel dès juin ?

On ne peut pas avoir des millions de Français payés par la collectivité durant des mois. Mais commencer à diminuer le niveau de prise en charge le 1er juin serait une erreur majeure parce que, dans une quinzaine de jours, les entreprises tourneront encore à un rythme faible. Il faut maintenir en l’état le dispositif de chômage partiel jusqu’à l’été. Puis, à la rentrée, imaginer des mécanismes pour servir de passerelle afin de garder les effectifs et les compétences. Car si on arrête le chômage partiel, le risque, c’est le chômage tout court.

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Faut-il augmenter la durée du travail ?

Je ne crois pas que la question se pose de manière générale. La situation des entreprises va être très différenciée selon les branches. Dans certains secteurs, la demande peut être soutenue, mais les contraintes sanitaires font que la productivité baisse : ce sont dans ces secteurs-là que la question du « travailler plus » peut se poser, mais elle ne peut l’être qu’avec les salariés et entreprise par entreprise.

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Pour les DRH, la crise ne fait que commencer

« Une enquête réalisée du 2 au 7 avril par les éditions Tissot auprès de 160 professionnels des RH, pas moins de 90 % des sondés se déclarent proches de l’épuisement »
« Une enquête réalisée du 2 au 7 avril par les éditions Tissot auprès de 160 professionnels des RH, pas moins de 90 % des sondés se déclarent proches de l’épuisement » Ade Akinrujomu/Ikon Images / Photononstop

« Je reste joignable par téléphone et mail 7/7 » : depuis le début de la crise du Covid-19, Cécile Kebbal clôt tous ses mails par cette signature. Donner de son temps sans compter ? La question ne se pose même pas pour cette directrice des ressources humaines (DRH) énergique de la Manufacture d’histoires Deux-Ponts. Cette imprimerie implantée dans l’Isère emploie 130 salariés, dont une partie en télétravail depuis le début de la crise. Aux yeux de Cécile Kebbal, nécessité fait loi : « Vu le caractère exceptionnel de la situation, de ma propre initiative, j’ai très vite dit que j’étais disponible à tout moment pour répondre aux inquiétudes des salariés. »

Alors qu’ils lancent le chantier du déconfinement, les DRH demeurent sur tous les fronts. Tenus de protéger la santé des salariés tout en assurant la poursuite de l’activité, ils doivent malgré tout maintenir leur tête et celle de l’entreprise hors de l’eau. « Les DRH sont à 100 % à la manœuvre depuis fin février ! », s’exclame Benoît Serre, vice-président de l’Association nationale des DRH (Andrh). Une forte pression pèse sur leurs épaules.

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A en croire une enquête express réalisée du 2 au 7 avril par les éditions Tissot auprès de 160 professionnels des ressources humaines, pas moins de 90 % des sondés se déclarent proches de l’épuisement. Le sujet est sensible : tenus à la réserve, plusieurs DRH que nous avons sollicités ont décliné notre demande ou requis l’anonymat. « On est les oubliés de la seconde ligne », soupire Sandrine (son prénom a été modifié), la directrice des ressources humaines d’une PME de 300 personnes, qui évoque une charge de travail « assez impressionnante ».

Une myriade de textes

Elle a d’ailleurs répondu à notre demande d’interview un dimanche. « Il y a eu des tas de petits trucs auxquels il a fallu apporter des réponses et qui, mis bout à bout, ont rallongé les journées, renchérit Cécile, une autre DRH (son prénom a également été modifié) : intégrer les nouveaux collaborateurs, faire livrer du matériel aux salariés en télétravail… A chaque fois, il faut apporter une solution nouvelle. »

Le casse-tête paraît sans fin. « Les DRH doivent à la fois gérer l’urgence et réfléchir au long terme », souligne Marc François-Brazier, de Deloitte Capital Humain. De plus, « dans les groupes internationaux, il faut prendre en compte au niveau de chaque pays le stade de la pandémie, les mesures en place… » Dès les prémices du confinement, les DRH ont été tenus d’apporter des réponses aux risques courus par les salariés sur leur lieu de travail, alors qu’eux-mêmes naviguaient à vue : « Début mars, on a sollicité la médecine du travail, qui n’était pas du tout au fait de ce qu’il fallait faire, témoigne Cécile Kebbal. Finalement, on a pris nous-mêmes l’initiative d’acheter du gel hydroalcoolique et de faire des stocks de masques. »

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Licenciement confiné : double peine pour le salarié

« Nathalie va à l’entretien, où elle ne trouve que le gardien qui lui dit que le site est fermé. »
« Nathalie va à l’entretien, où elle ne trouve que le gardien qui lui dit que le site est fermé. » Smetek / Photononstop

Carnet de bureau. « Je vais probablement quitter cette boîte et chercher ailleurs », confie Nathalie, sous le couvert de l’anonymat. A 52 ans, ingénieur d’études chez Hilti France, la filiale de l’entreprise d’outillage pour le BTP fondée au Lichtenstein en 1941, elle vient d’avoir la confirmation de son licenciement par lettre recommandée, sans avoir pu s’expliquer de vive voix avec son employeur, sans entretien préalable.

Entrée en janvier 2019 dans l’entreprise, après quatre mois de période d’essai réussie, l’intégration à l’équipe ne s’est pas très bien passée et l’a rapidement menée à la dépression. A son retour en mi-temps thérapeutique, Nathalie a été mutée dans un service qui ne correspondait pas à sa spécialité, la mettant à la fois en position de faiblesse professionnelle et d’isolement. La situation s’est dégradée, instaurant une forte relation de défiance.

Début mars, « un matin, j’arrive, mon badge ne fonctionnait plus », raconte-t-elle. Un courrier recommandé la convoquant à un entretien préalable le 23 mars l’attendait dans sa boîte aux lettres qu’elle n’avait pas encore ouverte. Nathalie était « dispensée d’activité ». Elle aurait bien aimé s’expliquer, répondre aux motifs avancés par l‘entreprise pour la licencier, se faire assister pour argumenter.

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Mais le 16 mars, Emmanuel Macron annonçait aux Français qu’ils devaient désormais rester confinés. Qu’allait devenir l’entretien préalable ? Tout le monde a commencé à se réorganiser pour poursuivre le cours de l’activité à distance.

Le site est fermé

« L’employeur aurait dû vous convoquer à un entretien préalable au sein de l’entreprise. Il doit cependant (…) s’assurer du respect des gestes barrières et garantir la distanciation. Les circonstances actuelles ne sont pas un motif, en soi, pour reporter ou annuler cet entretien. L’employeur, devait donc, sous réserve de l’appréciation souveraine des tribunaux, le maintenir », répond l’inspection du travail.

Mais, à partir du 16 mars, la communication entre Nathalie et Hilti devient très instable. Les échanges par courrier ou par mail arrivent dans le désordre. Nathalie, confinée à Bezons (Val-d’Oise), reçoit d’abord des courriers à son adresse de Courbevoie, où elle ne passe que tous les trois jours. Hilti lui fait savoir par mail que « les règles du confinement (…) rendent impossible la tenue de l’entretien physique [du 23 mars] » et l’invite « à faire part de ses commentaires (…) par retour de courriel ».

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Etre délégué en période de distanciation sociale

« Si le télétravail se développe, notre code du travail va devoir s’adapter en donnant aux syndicats un droit d’accès à la messagerie électronique de l’entreprise »
« Si le télétravail se développe, notre code du travail va devoir s’adapter en donnant aux syndicats un droit d’accès à la messagerie électronique de l’entreprise » Ingram / Photononstop

Droit social. En cette période de distanciation sociale obligée, comment les représentants du personnel peuvent-ils prendre contact avec des salariés pour accomplir leur mission ? Si l’ordonnance du 1er avril 2020 s’est légitimement occupée du fonctionnement du comité social et économique (CSE) – visioconférence, messagerie instantanée –, rien de tel concernant les délégués.

Un bon dialogue social sous forme d’intelligence collective étant essentiel en ces temps de déconfinement, comment concilier les règles impératives d’urgence sanitaire avec la liberté de circulation, dont bénéficie tout représentant du personnel ?

Hier, l’ouvrier ou la vendeuse quittaient leur poste pour aller discuter avec des salariés sur leur temps et leur lieu de travail. Aujourd’hui, entre la banalisation du télétravail et le chômage partiel, c’est moins évident.

Il n’existe pour autant aucun « vide juridique ». Trois exemples. Pour le membre du CSE quittant hier son poste pour aller dans les bureaux prendre contact avec ses camarades, rien de nouveau. Entre éclatement des sites et collaborateurs nomades, bien avant la pandémie, la « liberté de circulation » de nombre de délégués s’exerçait déjà grâce aux autoroutes de l’information.

Alors le délégué télétravailleur prendra ses « heures de délégation » sur son temps de travail, échangeant de chez lui par téléphone ou messagerie instantanée. Il pourra même dépasser son quota d’heures mensuel, car cette pandémie constitue une « circonstance exceptionnelle ».

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Le deuxième exemple expose la question du principe de « libre circulation » (physique) en période d’urgence sanitaire. Réponse avec l’ordonnance du tribunal judiciaire de Saint-Etienne (Loire) du 27 avril 2020, saisi par un délégué syndical CGT en télétravail s’étant vu interdire tout accès à une usine en chômage partiel.

Le code du travail doit s’adapter

Le juge rappelle d’abord l’obligation générale du strict respect des règles sanitaires : « La limitation de la liberté de circulation des représentants doit s’apprécier dans le cadre de l’ordre juridique exceptionnel et provisoire résultant de l’état d’urgence sanitaire limitant de façon générale la liberté de circulation. »

Le droit étant devenu la science de la conciliation, conséquence classique : les restrictions patronales « à cette liberté fondamentale étaient-elles proportionnées » ? En l’espèce non, car la communication syndicale sur la messagerie de l’entreprise était interdite (en l’absence d’accord collectif, la loi autorise seulement le syndicat à disposer d’un panneau sur l’intranet).

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Coronavirus : « L’inégalité devant le numérique devient un facteur majeur d’exclusion »

Tribune. L’épidémie du Covid-19, au-delà de ses effets dramatiques, et son corollaire, le confinement, révèlent à quel point la révolution numérique que nous connaissons transforme nos vies. Qui aurait imaginé un basculement aussi subit et aussi général ? Il est certain par exemple que le télétravail ne rentrera pas dans sa boîte.

Chez Capgemini, plus de 95 % des collaborateurs télétravaillent en étant tout aussi efficaces. Et de nombreuses entreprises ont réussi le même basculement. Mais si, selon une note publiée par Terra Nova, le 6 avril, près des deux tiers des télétravailleurs considèrent qu’ils ont plutôt eu de la facilité à travailler à distance et que cette expérience a renforcé les liens de confiance avec leur manager, elle est aussi à l’origine d’une nouvelle forme de discrimination puisqu’elle est loin de concerner tous les emplois.

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Cette révolution numérique, qui concerne-t-elle alors ? En fait, on n’imagine pas le nombre de populations qui restent au bord de la route, et qui ne sont pas prêtes de la rejoindre si nous n’agissons pas. Le Covid-19 met en lumière les inégalités qu’entraîne ce basculement. Le baromètre du numérique indiquait en décembre 2019 que 12 % des Français n’ont pas Internet. Ce chiffre prend aujourd’hui une dimension particulière.

L’absence d’Internet accélère l’exclusion sociale

Trois populations sont particulièrement concernées, les jeunes – pour des raisons financières – les personnes âgées – par manque d’intérêt, disent-ils –, et le monde rural – ce qui s’explique en partie par des questions de qualité du réseau et d’équipement, un Français sur deux vivant hors des grandes villes n’estimant pas sa connexion satisfaisante.

Ce constat est valable en France comme à l’étranger.

Selon une enquête et des sondages menés, par nos équipes, en France, en Allemagne, en Suède, aux Etats Unis, en Angleterre mais aussi en Inde, le manque d’accès aux outils numériques catalyse aujourd’hui l’exclusion sociale en limitant l’accès aux services publics, ou à la mobilité professionnelle.

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Les personnes âgées n’en sont pas les seules victimes ! 56 % des non-connectés à Internet depuis plus d’un an dans la tranche d’âge 22 à 36 ans déclarent que le coût de l’équipement ou de l’abonnement est la raison principale pour laquelle ils ont décroché des réseaux. Et ils ne sont pas nécessairement sans emploi, puisqu’un tiers des personnes non connectées sont employées à temps plein !

Les pistes pour réduire la fracture numérique

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Les contrastes de l’innovation sociale

« Du Social business à l’économie sociale et solidaire. Critique de l’innovation sociale », sous la direction de Maïté Juan, Jean-Louis Laville et Joan Subirats (Erès, 336 pages, 28.50 euros).
« Du Social business à l’économie sociale et solidaire. Critique de l’innovation sociale », sous la direction de Maïté Juan, Jean-Louis Laville et Joan Subirats (Erès, 336 pages, 28.50 euros).

Le livre. Méfiez-vous de l’éloge unanime de l’innovation sociale : le consensus autour de sa virtuosité dérive de la variété de représentations et de pratiques englobées sous cette appellation. « Cette polysémie permet à de nombreux auteurs de se ranger sous une même bannière alors qu’ils ont des références et des orientations distinctes, voire divergentes », soulignent Maïté Juan et Jean-Louis Laville dans Du social business et à l’économie solidaire (Erès), un ouvrage que la docteure en sociologie et le professeur au Conservatoire national des arts et métiers dirigent avec le professeur en sciences politiques Joan Subirats.

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Deux acceptions contrastées de l’innovation sociale se font face.

La première version, « qui peut être qualifiée de faible », aménage le système existant et valorise l’entreprise privée dans sa capacité à trouver de nouvelles solutions aux problèmes de société.

La seconde version affiche une visée transformatrice et prône, en réaction à la démesure du capitalisme marchand, une articulation inédite entre pouvoirs publics et société civile pour répondre aux défis écologiques et sociaux. Depuis quelques années, des restrictions budgétaires importantes ont favorisé la première version. Cette « instrumentalisation de l’innovation sociale par le néolibéralisme » est détaillée dans la première partie de l’ouvrage, qui décrit le tournant néolibéral de l’innovation sociale grâce à des contributions sur l’Amérique du Nord, l’Asie et l’Europe.

Un gage de changement

Expérimentations démocratiques œuvrant à la création de services d’utilité sociale, à la mobilisation des sans-voix, à la mise en œuvre des modalités alternatives de consommation, ou encore à des formes d’autogouvernement citoyen… la seconde version n’a pas disparu pour autant. « Très présentes sur le terrain, les initiatives citoyennes sont délaissées au profit de démarches plus managériales et pourtant beaucoup moins répandues. » Ce « déni de démocratie en matière d’innovation sociale » est développé dans la deuxième partie de l’ouvrage.

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Engagées dans une lutte pour leur reconnaissance, ces initiatives se heurtent « aux mécanismes technocratiques dans la gouvernance des territoires, excluant les citoyens ordinaires du débat public, ainsi qu’à des logiques d’évaluation quantitative qui ne permettent pas de mesurer finement leur utilité sociale ». La mise en visibilité de ces expérimentations dépendrait alors de l’avènement de nouvelles relations entre science et société, aptes à mettre en valeur la pluralité des formes de connaissance. « Les recherches participatives, en plein essor, peuvent jouer ce rôle car elles interrogent le monopole de l’expert dans la production et la validation du savoir. »

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« Le risque est réel que la distanciation sociale soit synonyme de dégradation des conditions de travail »

Tribune. Depuis la fin du mois d’avril, la communication gouvernementale s’emploie à substituer au terme de « distanciation sociale » celui de « distanciation physique », comme pour atténuer les fractures sociales que la crise sanitaire révèle et accentue. Le terme de « distanciation sociale » s’est pourtant peu à peu imposé dans les esprits pour décrire une situation d’éloignement sanitaire qui risque de s’inscrire dans la durée. Car pour les salariés, une chose est certaine : le déconfinement n’induit pas un retour à la vie d’avant.

Tout d’abord, la plupart des cadres vont rester confinés chez eux, et près de 70 % d’entre eux semblent s’en accommoder, si l’on en croit une récente enquête IFOP pour Securex. Malgré cet engouement, il est en réalité tout sauf évident d’évaluer la perception individuelle du confinement, tant les situations personnelle et professionnelle de chacun ont pu être différentes.

Désengagement, conflits

Il serait en effet présomptueux de confondre sans distinction les situations des collaborateurs qui ont apprécié de pouvoir se rapprocher de leur famille, de ceux qui sont épuisés par la succession ininterrompue de conférences téléphoniques, de ceux qui ont souffert de l’isolement et ont hâte de retrouver un lien de proximité avec leurs collègues, ou de ceux qui sont inquiets pour leur avenir professionnel.

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Par ailleurs, dans les sites de production, dans les transports, dans les commerces, un grand nombre de salariés s’apprêtent à reprendre le travail, lorsqu’ils l’ont arrêté, avec une crainte légitime pour leur santé et la dégradation potentielle de leurs conditions de travail. Ces salariés vont devoir s’approprier de nouvelles normes de travail qui peuvent changer radicalement le déroulement de leurs journées : distance physique, gestes barrières, port du masque, désinfections régulières, ou encore usage restreint de la climatisation.

Dans ce contexte, le risque est réel que le terme de distanciation sociale soit synonyme de dégradation des conditions de travail pour les salariés les plus fragiles et d’isolement contraint pour de nombreux cadres. Le danger ici est de voir apparaître un monde du travail plus que jamais réceptacle des inégalités sociales, avec en corollaire d’inévitables situations de désengagement ou de conflits.

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Malgré ces craintes légitimes, des manifestations de solidarité ont émaillé ces dernières semaines le quotidien de nombreuses entreprises et de plus en plus de voix s’élèvent pour penser le monde du travail de demain. A tel point que nous pouvons nous attendre à une mutation profonde des leviers d’engagement au travail : plus que jamais, les salariés désireront travailler pour des entreprises dont l’utilité sociale ne se limite pas à une déclaration de bonnes intentions, et attendront de la part de leur management davantage de considération.

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« Dans la présente crise sanitaire, la France élitaire vient de montrer ses limites »

Tribune. Nés l’un et l’autre au XVIIIe siècle mais d’origines philosophiques différentes, le mouvement des Physiocrates et celui des Saint-Simoniens se retrouveraient aujourd’hui, dans cette crise du Covid-19, pour constater que l’utilité sociale des caissières, des éboueurs, des routiers et des porteurs missionnés par les plates-formes a été déterminante pour permettre de survivre à une société blessée.

Alors que l’utilité sociale de centaines de milliers de consultants et d’une kyrielle d’autres jobs interstitiels a pour principal intérêt de permettre à ceux qui les tiennent de subvenir à leurs propres besoins ; sans même parler de ces millions de cadres dont la présence, dans le secteur public ou le secteur privé, n’est, la plupart du temps, justifiée qu’en raison de choix organisationnels qui privilégient de lourdes structures hiérarchiques.

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Qu’il faille mieux reconnaître ceux qui rendent un véritable service vital à la société, alors qu’ils ont été si longtemps considérés comme « des gens qui ne sont rien » (pour reprendre l’étonnante locution du président de la République), voilà qui commence à percoler dans toutes les machines à penser et à décider du pays. Bonne nouvelle ; la notion d’utilité sociale fait son chemin dans la plupart des camps politiques.

Une conception française coloniale

Mais saurons-nous nous attaquer aussi, et avec la même lucide énergie, à l’effet France Télécom ? On s’en souvient : les juges ont condamné l’ancien président de France Télécom et son équipe rapprochée pour « harcèlement moral institutionnel » lors de leur gestion de l’entreprise en 2007-2008. Un an de prison dont huit mois avec sursis. On ne sait encore ce qui sera décidé en appel. Mais en toute hypothèse, ne tirons pas sur le pianiste : le mode de gestion de Didier Lombard ne fait que traduire à l’extrême une conception française, quelque peu coloniale, de la hiérarchie.

L’organisation pyramidale crée en effet, chez ceux que leurs responsabilités situent vers le haut, le sentiment qu’ils sont supérieurs à ceux que l’organigramme place en dessous d’eux. Par « supérieurs », on veut bien dire… « supérieurs » ; ipso facto les autres sont inférieurs – en intelligence, en statut social, en capacités, en crédibilité…

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C’est évidemment ridicule : dans une organisation, tout le monde ne joue pas le même rôle, n’assume pas les mêmes responsabilités, ne prend pas les mêmes risques, ne touche pas le même salaire, mais tous sont à égalité en citoyenneté, égaux en humanité. On se rappelle la belle phrase d’Emmanuel Lévinas : « Je n’écoute quelqu’un que si je constate qu’il me considère comme un égal. » (Liberté et commandement, Coll. Essais, 1994).

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A Creil, dans les trains bondés : « J’ai peur de tomber malade, mais je n’ai pas d’autre choix que d’aller travailler »

Ekram Marofhkailp vient prendre le train à la gare de Creil pour se rendre à Beauvais, le 11 mai.
Ekram Marofhkailp vient prendre le train à la gare de Creil pour se rendre à Beauvais, le 11 mai. BENJAMIN GIRETTE POUR « LE MONDE »

Dans l’un des innombrables cercles tracés au sol de la gare de Creil (Oise), Matty Kourroma patiente avec discipline avant l’arrivée du TER de 6 h 30 qui l’emmènera vers Paris. L’agente d’entretien n’a jamais cessé de travailler depuis le début du confinement. Aujourd’hui, c’est avec crainte qu’elle observe les centaines de voyageurs affluer sur le quai. « Je dois faire attention car j’ai des enfants à la maison. J’ai peur de tomber malade, mais je n’ai pas d’autre choix que d’aller travailler pour eux », confie-t-elle en esquissant un sourire.

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Le train approche. Le haut-parleur avertit : « Ceci est un train court. » Les places sont limitées. La foule inonde le quai. Les usagers qui tentaient tant bien que mal de respecter les distances de sécurité se retrouvent à jouer des coudes pour monter à bord. Tous partagent le même objectif : ne pas arriver en retard au travail. Les rames se remplissent jusqu’à être bondées et les trente minutes de trajet qui les séparent de Paris se feront souvent debout, collés les uns aux autres.

Chaque jour, près de 18 000 habitants de la commune font l’aller-retour pour la capitale. Jeddi Mongi, 56 ans, est agent d’entretien depuis six ans à la gare de Creil. Armé de son balai, il assiste au spectacle du déconfinement, amusé par les cafouillages d’organisation et la confusion des usagers. Il avoue être rassuré par la signalisation au sol pour garantir les mesures de distanciation sociale entre les voyageurs. « C’est pour notre sécurité et ça fait plaisir de revoir passer tant de monde », dit-il.

Un train vient d'arriver en gare de Creil, de nombreux voyageurs se dirigent vers la sortie, le 11 mai.
Un train vient d’arriver en gare de Creil, de nombreux voyageurs se dirigent vers la sortie, le 11 mai. BENJAMIN GIRETTE POUR « LE MONDE »

« Ça va être trop dur de revivre ça tous les jours »

Dans le hall principal, une immense file d’attente s’est dressée avant l’accès au guichet. Au milieu, Samba Ida a été surprise de l’affluence et des multiples contrôles qui ralentissent le fonctionnement de la gare. « Je n’étais pas au courant de la mise en place de ces mesures. Je pensais pouvoir partir comme tous les matins pour arriver à l’heure. » L’auxiliaire de vie creilloise a raté son premier train pour rejoindre l’établissement de santé du 14e arrondissement de Paris où elle s’apprête à enchaîner dix heures de travail, comme lors des semaines passées. « Il y a toujours eu du monde qui partait de Creil pour Paris, mais là on est aussi nombreux qu’avant le confinement. »

Aussitôt son billet de train en poche, elle se précipite vers les portes battantes pour accéder au quai. Elle se retrouve face à une dizaine d’agents SNCF qui aident les passagers et leur rappellent les documents à avoir sur eux. Pour le transport express régional (TER), en plus d’un titre de transport et de l’attestation employeur, un bon téléchargé sur Internet est obligatoire pour monter à bord. « L’idée est de pouvoir évaluer le nombre d’usagers pour adapter les trains mis à disposition au flux », explique l’une des contrôleuses SNCF. Rares sont ceux qui possèdent ce précieux sésame. Alors les agents sont sollicités de toute part et se penchent sur les téléphones des uns et des autres pour guider la démarche. « C’est les premiers jours, donc nous sommes compréhensifs. On fait de la pédagogie. »

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Covid-19 : pour les saisonniers, « le manque de visibilité est terrible »

Emmanuelle, cuisinière, devait reprendre un emploi à Nantes pour la saison, le 5 mai à Indre (Pays de la Loire).
Emmanuelle, cuisinière, devait reprendre un emploi à Nantes pour la saison, le 5 mai à Indre (Pays de la Loire). THEOPHILE TROSSAT POUR « LE MONDE »

Pour le million de personnes qui, chaque année, font les saisons, l’été 2020 s’annonce à haut risque. En 2019, près de la moitié des saisonniers ont exercé leur activité dans les secteurs de la restauration, de l’hébergement et des loisirs, principalement sur les lieux de vacances, selon les données compilées par la Dares, la direction chargée de la recherche au ministère du travail, fin décembre. Et une part non négligeable (15 %) dans le commerce. Environ un quart ont été embauchés pour effectuer des travaux de cueillette de fruits ou les vendanges. Or, si les opportunités de contrats dans l’agriculture existent bel et bien, sur le littoral ou dans les lieux touristiques, il en va tout autrement en raison des conséquences de la pandémie de Covid-19.

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Alors qu’hôtels et restaurants font travailler 150 000 saisonniers l’hiver et 300 000 l’été, le marché est aujourd’hui au point mort, en l’absence de consignes gouvernementales sur ce qui sera autorisé ou non durant l’été. « Tous les recrutements sont suspendus, faute de visibilité, déclare Thierry Grégoire, président de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie (UMIH)-saisonniers. Et puis, lorsque nous le pourrons, nous ne rouvrirons pas dans les mêmes conditions. » Le respect des règles de distanciation, notamment dans les restaurants, va réduire les flux de clientèle, avec sans doute un impact sur les effectifs des établissements. Selon M. Grégoire, même en cas de réouverture, « environ 75 % seulement des saisonniers du secteur pourraient trouver du travail cet été ».

« Ce n’est pas la faute de l’Etat, mais le manque de visibilité est terrible », confirme Damien Dejoie, directeur de l’office de tourisme de La Baule et de la presqu’île de Guérande, qui accueille 550 000 personnes à l’année. « Lors de la marée noire de l’Erika [en décembre 1999], au moins, on savait qu’on allait s’en sortir, on avait une estimation du temps du chantier de nettoyage. Là, on est dans le flou. On se prépare comme on peut, sans savoir quelle sera la situation sanitaire d’ici deux à trois mois. On essaie de trouver des solutions pour éviter la casse. »

En avril 2020, Pôle emploi n’a enregistré sur sa plate-forme Mobilisation emploi que 3 800 nouvelles offres d’emploi saisonniers, un chiffre en recul de 71 % par rapport à avril 2019

M. Dejoie lui-même « retarde au maximum le recrutement » de la trentaine de saisonniers censés étoffer ses équipes au cours de la saison estivale : « J’attends de savoir quels vont être nos besoins en termes d’accueil et dans quelles conditions on va rouvrir. Et forcément, la même problématique se pose pour tous les acteurs du secteur touristique. »

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