Les DRH veulent remettre du bon sens dans l’organisation du télétravail

En septembre, Amazon a annoncé la fin radicale du travail à distance. En France, quelques exemples de recul émergent, et révèlent la tension entre des employeurs pour qui « le télétravail nuirait à la cohésion d’équipe, à la productivité et à la créativité, sans qu’il y ait aucune étude documentée au niveau macroéconomique », et des salariés qui vantent « le gain en autonomie et en qualité de vie au travail ».

C’est en ces termes que Laurent Cappelletti, professeur de sciences de gestion au Conservatoire national des arts et métiers, a amorcé les rencontres RH, le rendez-vous mensuel de l’actualité du management, créé par Le Monde et organisé en partenariat avec l’Association pour l’emploi des cadres (APEC) et l’Association nationale des DRH (ANDRH), qui se sont tenues à Bordeaux, jeudi 21 novembre.

« Il n’y a pas de retour en arrière. C’est devenu une composante structurelle de l’organisation du travail », rappelle Valérie Fenaux, déléguée de l’APEC en Nouvelle-Aquitaine. L’organisme a interrogé les cadres en mars : deux tiers d’entre eux ont au moins un jour par semaine, un quart plus de deux jours, et 45 % seraient prêts à changer d’entreprise en cas de retour de leur direction sur le travail à distance.

Une fois ce constat fait, les entreprises peuvent-elles revenir sur ce que les salariés concernés considèrent comme un « nouvel acquis social très fort » ? Ce sont les mots de Marion Haramburu, responsable ressources humaines (RRH) chez Ubisoft, qui parle en connaissance de cause : en octobre, suite à son annonce du retour des équipes trois jours par semaine sur site, l’éditeur de jeux vidéo a vu naître une grève inédite. « La majorité des équipes font de la création pure, la question s’est posée de renforcer la créativité, de recréer du collectif. Mais cela a été mal reçu, la marche est haute pour bouger ne serait-ce que d’un jour. »

Des chartes et des accords

Au sortir du Covid, certaines entreprises se sont peut-être fait piéger en allant trop loin : « Le télétravail a permis de nouveaux modes d’organisation, mais on a été dans un excès après la crise sanitaire. On a ouvert les vannes, et on vient le réguler », résume Audrey Guidez, présidente de l’ANDRH Nouvelle-Aquitaine, et DRH de l’information de France Télévisions.

L’encadrement par des chartes et des accords est la première étape pour réguler le télétravail. « La volumétrie est validée depuis le Covid, un jour par semaine pour ceux en contact avec le terrain, deux pour les fonctions support, mais les modalités sont venues dans un second temps, explique Aurélie Planet, RRH à la chambre de commerce et d’industrie (CCI) de Gironde. Notre premier accord n’était pas adapté à tous les métiers, maintenant les jours ne sont plus forcément fixes. En revanche, il est interdit pendant les vacances scolaires, au retour ou juste avant des congés. »

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Confrontés au vieillissement de leur personnel, les fabricants français du luxe peinent à recruter

Lors de l’événement Les De(ux) mains du luxe, organisé par le Comité Colbert, à l’occasion du Carrefour de l’orientation, à Cholet (Maine-et-Loire), le 22 novembre 2024.

La tente du Comité Colbert a été montée sur le parking du parc des expositions de Cholet (Maine-et-Loire), face aux véhicules blindés de l’armée de terre, qui recrute 16 000 militaires d’active, et au pavillon dévolu aux emplois dans la police. L’association de promotion du luxe a choisi ce « Carrefour de l’orientation des métiers et de l’entreprise » pour présenter les « métiers de la main » et promouvoir les formations ouvertes aux collégiens et lycéens.

Vendredi 22 novembre, dès 9 heures, une colonne de cars déverse des centaines d’adolescents de la région, bassin important de production de mode en France. La foule est dense. En trois jours, près de 16 000 personnes sont venues voir les stands d’une dizaine de marques de luxe. Ils se sont initiés au point coulé pour fixer un galon sur un tweed Chanel, au moulage de porcelaine chez Bernardaud ou à la coloration de cuir chez Louis Vuitton.

Les doigts tachés d’encre rouge, après avoir badigeonné un porte-étiquette de valise, Raziella Cailleau dit ne pas vouloir « faire ça, comme métier ». A 13 ans, elle se voit « être styliste ». Lola Raboin se destine, elle aussi, à cette fonction « qui fait rêver », mais elle sait qu’elle rejoindra d’abord un atelier de confection. Cette lycéenne de 16 ans, en baccalauréat professionnel dans la filière des métiers de la mode et du vêtement, à Cholet, est là « pour obtenir un stage chez Chanel en 2026 ». Depuis le début de la matinée, elle gravite autour de Denis Ridard, ancien chef de l’atelier galon de la maison de luxe, venu, dé au doigt, susciter des vocations.

En quête de « mains »

Cette manifestation « rassure les parents et leurs enfants en leur présentant tous ceux qui recrutent », souligne Bénédicte Epinay, déléguée générale du Comité Colbert. « Au fond, nous sommes tous là pour trouver ceux qui remplaceront les baby-boomeurs de nos ateliers », avance Sylvie Chailloux, présidente de Textile du Maine, sous-traitant de marques de luxe.

Or il y a urgence. Le secteur recrute, partout en France. Le Comité Colbert estime que, dans cette industrie qui emploie directement ou indirectement 615 600 personnes en France, 20 000 postes étaient à pourvoir en 2024. La plupart sont nés dans les ateliers créés récemment par les grands faiseurs, d’autres se profilent.

Hermès, qui, depuis dix ans, inaugure une maroquinerie par an en moyenne, en projette trois autres en France en 2025. Et, cette année, LVMH, qui emploie près de 10 000 artisans, « avait 3 500 postes à pourvoir dans les métiers dits “d’excellence”, dont environ 10 % dans la création et 30 % dans l’artisanat », précise Alexandre Boquel, directeur des métiers d’excellence, au sein du groupe aux 120 usines en France, représentant 280 métiers. Ses concurrents sont aussi sur le pont. Longchamp est « sans arrêt en recherche de maroquiniers », observe David Brugel, directeur industriel de la marque, à la tête de cinq ateliers en France (900 personnes). En Auvergne-Rhône-Alpes, Van Cleef & Arpels recrute pour ses deux nouveaux ateliers de Châteauneuf-sur-Isère (Drôme), près de Romans-sur-Isère, et de Dorat (Puy-de-Dôme). A terme, ils emploieront de 500 à 600 personnes.

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Malgré leurs augmentations, les cadres s’inquiètent pour leur pouvoir d’achat

En 2024, 60 % des cadres ont bénéficié d’une augmentation salariale, alors même que cette part plafonnait à 46 % en 2021. « Ce taux de 60 % correspond à un pic exceptionnel, car il se situe plutôt autour de 50 % en période normale », confirmait Gilles Gateau, directeur général de l’Association pour l’emploi des cadres (APEC), lors de la présentation le 21 novembre des principaux résultats de l’enquête.

La rémunération annuelle brute médiane (fixe + variable) dans cette population atteint désormais 54 000 euros, ce qui signifie que la moitié des cadres gagne plus que cette somme, l’autre moitié moins. Tous âges confondus, les cadres se disent satisfaits de leur rémunération pour 63 % d’entre eux, et 68 % le sont de leur situation professionnelle. Ils sont tout autant à être confiants en leur avenir. Cet optimisme que manifeste une majorité de sondés peut se comprendre : depuis trois décennies, à l’exception de l’année 1992, le marché de l’emploi des cadres a toujours affiché bon an mal an une tendance positive a rappelé Gilles Gateau.

Et pourtant, cette population s’inquiète : 64 % des cadres se disent préoccupés par l’inflation et 61 % considèrent que leur pouvoir d’achat s’est dégradé depuis la crise sanitaire. Cette perception n’a rien d’une illusion. Depuis 2019, chaque année, la croissance de la rémunération médiane des cadres a été inférieure à l’inflation. Ils sont plus ou moins bien lotis selon la taille de leur entreprise : 70 % des cadres travaillant pour une grande firme ont bénéficié en 2024 d’une augmentation, contre 59 % dans des PME et 49 % dans les TPE. Enfin, par secteur, ceux qui s’en sortent le mieux sont ceux de l’industrie (72 % ont été augmentés) et de la construction (60 %).

L’atout de la mobilité

La mobilité des cadres paie toujours en 2024, mais davantage en interne qu’en externe : 77 % de ceux qui ont changé de poste au sein de leur entreprise ont bénéficié d’une augmentation. « Les employeurs ont consenti de réels efforts dans un contexte inflationniste pour fidéliser leurs compétences-clés », analyse Gilles Gateau. En externe : 66 % des cadres qui ont changé d’employeur sans connaître le chômage ont amélioré leur bulletin de paie, contre 57 % de ceux qui n’ont pas bougé.

La mobilité profite donc à une majorité de cadres sur le plan salarial, sauf dans les situations de sortie de chômage qui les place en moins bonne position pour négocier leur salaire : seulement 43 % des cadres relevant de ce cas de figure ont bénéficié en 2024 d’une augmentation. Mais d’autres facteurs que la rémunération interviennent dans les mobilités.

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Derrière le succès des microentrepreneurs, des conditions de travail et une protection dégradée

« J’ai reçu près d’un millier de messages en quelques jours, et beaucoup d’insultes. » Députée (dissidente socialiste, siégeant dans le groupe LIOT) de l’Ariège, Martine Froger n’imaginait pas que sa proposition de loi visant à limiter le régime de la microentreprise à deux ans, déposée le 17 septembre, déchaînerait autant les passions. « Cela partait du constat que certains artisans de ma région ne trouvent pas de personnel, car les indépendants leur prennent des chantiers. Il y a une concurrence déloyale », explique-t-elle. Exposée sur les réseaux sociaux par des microentrepreneurs expliquant leur attachement à ce statut, et par une pétition ayant recueilli plus de 60 000 signatures, l’élue a finalement retiré son projet.

Quinze ans après la création du régime d’autoentrepreneur (devenu microentrepreneur en 2016), l’indépendance continue de faire sa place dans le monde du travail. En 2023, les microentreprises représentent 63 % des nouvelles entreprises créées. Fin décembre 2023, selon l’Urssaf, la France compte 1,46 million de microentrepreneurs économiquement actifs, qui déclarent un revenu positif. Sous les radars, ils se multiplient dans tous les secteurs, même si c’est dans le BTP, les services à la personne et le conseil aux entreprises que l’on trouve toujours ses plus gros contingents.

Entré en vigueur le 1er janvier 2009, ce régime souhaitait faciliter la création d’entreprise, afin notamment de lutter contre le travail non déclaré, dans une période de chômage important. Outre des formalités de création allégées, le statut d’autoentrepreneur s’accompagne d’obligations sociofiscales simplifiées : le titulaire ne déclare que son chiffre d’affaires, avec un taux de cotisation et d’imposition réduit. Il n’est pas limité par la durée, tant que le chiffre est inférieur à des plafonds (188 700 euros pour une activité d’achat-revente et 77 700 euros pour une activité de prestation ou de service). Il est aussi exempté de TVA au-dessous d’un certain seuil, ce qui permet d’être plus compétitif.

La flexibilité du statut plaît notamment aux anciens demandeurs d’emploi et aux jeunes. Sarah Pouvreau, chargée de production dans la musique âgée de 26 ans, est microentrepreneuse depuis 2022 : « J’enchaîne les missions, à côté je suis aussi DJ, je fais passer mes factures sur la même entreprise. Je suis bien payée, même si je donne mes 21 % de cotisation. Je suis libre de m’organiser : en ce moment, je suis en Thaïlande pendant un mois, et je ne suis pas stressée. »

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Dans la coiffure, être ou ne pas être à son compte

« Aujourd’hui, je ne peux pas dire que j’ai allégé mon temps de travail, mais je peux le planifier, confie Cécile Mollon-Deschamps. Il m’a fallu presque cinq ans pour arriver à un bon équilibre de vie, ça n’a pas été facile. » Lors de l’épidémie de Covid-19, cette coiffeuse a décidé de revenir dans le salon où elle avait travaillé durant onze ans, mais avec un nouveau statut : la voilà titulaire d’une entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL), statut proche de la SARL, avec plus d’obligations administratives qu’une microentreprise. Elle loue un siège chez Massato Paris, dans le 6e arrondissement, et dans un autre salon de la capitale.

Séduite par la promesse d’autonomie, elle s’est lancée pour mieux s’occuper de ses trois enfants. « Sur la fin, j’étais en temps partiel à 80 %. J’ai toujours voulu me mettre à mon compte, pour prendre le temps, éviter la productivité demandée par certaines chaînes », se justifie-t-elle. Sonny Phong est, lui, devenu microentrepreneur après la pandémie. « Pour avoir la liberté de faire plusieurs choses en même temps : je fais du conseil en image, je crée une gamme de produits coiffants. Je coiffe en salon, à domicile, mais seulement quelques fois par semaine », décrit-il.

Au dernier trimestre de l’année 2024, 115 000 microentrepreneurs étaient administrativement actifs dans la catégorie « coiffure et soins du corps », et 69 % d’entre eux déclaraient un chiffre d’affaires positif, d’après les données de l’Urssaf. Ils représentaient, fin 2021, 27,6 % des établissements de coiffure, selon l’Union nationale des entreprises de coiffure, et les non-salariés constituaient 39 % des actifs du secteur, un chiffre en augmentation constante. Il est devenu fréquent que les coiffeurs indépendants louent des sièges à l’heure, au mois, ou bien en reversant au salon une part de leur chiffre d’affaires.

Du temps et des charges invisibles

Chez Massato, un salon qui fait de la coiffure haut de gamme, une petite dizaine de salariés côtoient quatre indépendants. Ces derniers ont tous été salariés du salon par le passé. « Je les ai formés, ils veulent plus de liberté, mais j’ai accepté, car ils ont mes techniques, confie Masato Ito, le dirigeant des lieux. En tant que patron, je ne paie pas de charges sur eux, donc ça fait kif-kif. »

Il récupère de 20 % à 30 % du chiffre des indépendants sur leur clientèle personnelle, et de 40 % à 50 % s’il leur « prête » la clientèle du salon. Pour éviter tout risque de salariat déguisé, le salon doit veiller à ce que l’indépendant travaille majoritairement avec ses propres clients, pratique ses propres tarifs, et qu’il ne travaille pas tout le temps au même endroit.

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Sarah Abdelnour, sociologue : « L’autoentrepreneuriat est porteur d’une philosophie de sortie du salariat »

A Nice, le 25 octobre 2022.

Sarah Abdelnour, maîtresse de conférences en sociologie à l’université Paris-Dauphine et chercheuse à l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales, est notamment l’autrice de Moi, petite entreprise. Les autoentrepreneurs, de l’utopie à la réalité (PUF, 2017).

Comment expliquez-vous le succès du statut d’autoentrepreneur ?

Il a surtout répondu à un besoin des entreprises d’externaliser une partie de leur main-d’œuvre. Les plateformes numériques comme Uber ont pu émerger en France car elles ont pu demander à leurs travailleurs de se mettre en autoentrepreneurs. La plupart de ceux que j’ai rencontrés cherchaient essentiellement du travail, pas à se constituer une clientèle comme des indépendants traditionnels.

Des statuts similaires existaient déjà, mais cela a marqué une nouvelle étape de simplification administrative avec, derrière, un appui politique et des campagnes de communication qui ont facilité la forte diffusion.

Parmi eux, 56 % disposent d’un autre statut, en parallèle. Ce chiffre illustre-t-il la flexibilité de ce régime ?

Le dispositif a toujours été présenté sous un aspect un peu « couteau suisse », au service du pouvoir d’achat : soit on vous invite à vous inscrire pour sortir des aides sociales, soit vous pouvez cumuler avec un emploi salarié ou fonctionnaire. Dans tous les cas, leur situation économique est dégradée, ce qui génère une inquiétude plus grande sur les autoentrepreneurs à titre principal. La plupart d’entre eux ont un filet de sécurité dans la sphère privée pour lancer leur activité, comme un conjoint salarié, car avec le statut ils n’ont plus de chômage, plus de congés, une perspective de retraite faible.

Quels ont été les premiers métiers à avoir massivement recours aux autoentrepreneurs, et cela a-t-il été favorable à l’emploi ?

C’est toujours éclaté : avec des métiers dans le commerce, le bâtiment… mais essentiellement dans les services aux particuliers. Avec une bipolarité entre des activités qui montrent un profil qualifié (finance, immobilier, services aux entreprises), et d’autres avec un faible niveau de reconnaissance, comme la santé et l’action sociale, le ménage et la restauration.

Il est difficile d’isoler la création d’emploi de la création de richesse, et de sa distribution. Si des entreprises embauchent des gens sous statut d’autoentrepreneur, sans cotisations et sans protection, cela peut dégonfler temporairement les chiffres du chômage, mais on est sur un bilan négatif à long terme. Et cela assèche les caisses de la Sécurité sociale. Le dispositif est porteur d’une philosophie de sortie du salariat, où presque personne ne cotise. Sortir du salariat, c’est aussi sortir d’un modèle social.

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« L’internationalisation de la gouvernance des grandes entreprises françaises contribue à leur faire prendre une trajectoire de déracinement »

L’économie française est en grande partie construite autour du mythe du « champion national », c’est-à-dire de la grande entreprise qui, grâce à ses talents et ses savoir-faire, rayonne à l’international et participe à l’accroissement de la prospérité française. Ce mythe est puissamment enraciné dans la culture française.

Ses origines remontent à Colbert (1619-1683), ministre de la marine et des colonies de Louis XIV, qui a lancé de nombreuses initiatives (comme la Compagnie des Indes) afin d’accroître la prospérité du royaume de France en partant à la conquête de marchés situés bien au-delà des frontières nationales

Ce mythe du champion national est aujourd’hui incarné par des entreprises comme TotalEnergies, Hermès, LVMH, Renault, Schneider Electric, L’Oréal, Sanofi… Ces grandes entreprises, que l’on retrouve au sein du CAC 40 et du SBF 120, font la fierté française, et l’actualité économique ne rate jamais une occasion de célébrer telle ou telle réussite de nos champions nationaux à l’échelle internationale.

Si l’internationalisation et la conquête de marchés sont des caractéristiques bien connues de nos champions nationaux, leur gouvernance est en revanche peu souvent analysée et commentée. Or cette dernière a subi des transformations très importantes durant ces vingt dernières années dont nous n’avons pas encore pris la pleine mesure.

Des administrateurs français minoritaires

Leur étude fait ressortir des tendances assez préoccupantes pour l’avenir de nos champions nationaux, dont les liens avec le contexte national sont en train de se distendre dans des proportions historiquement inédites (« Vers un grand déracinement ? Gouvernance et empreinte économique des entreprises françaises cotées », Haithem Nagati, Bertrand Valiorgue et Sébastien Winston, Preuves à l’appui, cahier n° 7, Institut français de gouvernement des entreprises, EM Lyon).

Depuis 2017, le capital des grandes entreprises françaises cotées n’est plus majoritairement détenu par des actionnaires français. En moins de vingt ans, l’actionnariat français des grandes entreprises cotées est passé de 72 % à 34 %, entraînant avec lui une évolution profonde de la sociologie des actionnaires, de leurs attentes et de leurs comportements. Les profils des dirigeants et des administrateurs sont eux aussi en voie d’internationalisation avancée.

En 2023, 82 % des dirigeants étaient de nationalité française, contre 90 % en 2015. Au niveau des administrateurs, il y avait 92 % de Français en 2015, contre 74 % en 2023. Si cette dynamique devait se poursuivre, il est probable qu’avant 2035, les administrateurs français deviendront minoritaires au sein des conseils d’administration.

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« Un cadre européen pour l’entreprise responsable et engagée dans la transition écologique »

Les deux rapports sur le futur et la compétitivité de l’Union européenne (UE) remis récemment à la Commission par Enrico Letta puis Mario Draghi convergent sur un point : l’UE souffre de sa complexité administrative et gagnerait à homogénéiser les règles de gouvernance qui déterminent la gestion des entreprises en Europe.

Nous proposons ici un cadre de gouvernance commun, qui permettrait un statut d’entreprise reconnu dans tous les pays membres. Ce statut s’appuierait sur une hybridation des acquis des pays de l’UE en matière de gouvernance responsable et d’association des parties prenantes.

Des pays de l’Europe latine, ce statut reprendrait le modèle de la « société à mission » créée en France par la loi Pacte [Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises] de 2019, préfiguré en 2015 par la Societa Benefit en Italie, repris en Espagne en 2022 par la Sociedad de Beneficio de Interes comun.

Des pays du bloc germanique et d’Europe du Nord, il reprendrait le modèle de la codétermination : dans dix-huit des vingt-sept pays membres de l’UE, la législation impose la présence d’administrateurs salariés dans les organes de gouvernance (30 % en général), dont quatorze concernant les sociétés privées et pas seulement les entreprises publiques.

Du droit communautaire européen, il reprendrait les apports des comités d’entreprise européens et de la directive Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD).

Un levier de transformation et de différenciation stratégique

Un tel statut inscrirait les standards européens au cœur de la gouvernance des entreprises de l’Union : économie sociale de marché, implication des travailleurs, dialogue social, écoute des parties prenantes, prise en compte de la chaîne de valeur, redevabilité, performance globale, double matérialité. Ces singularités du modèle européen de développement offriraient aux entreprises de l’UE un levier de transformation et de différenciation stratégique, une fois incorporées dans leur fonctionnement.

Son premier atout serait de combiner légitimité externe, vis-à-vis de la société, et légitimité interne, vis-à-vis des salariés : ce cadre de gouvernance associerait en effet la valeur d’intérêt général des projets d’entreprise (société à mission, ou purpose driven company) avec la reconnaissance de la valeur éminente du travail qu’apporte la codétermination, à travers la présence des salariés dans le conseil d’administration ou de surveillance, où s’élaborent les orientations stratégiques.

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« Ponctionnons les multinationales qui mettent en danger la santé des consommateurs ou l’environnement »

A l’heure des débats sur la répartition des 60 milliards d’euros d’effort budgétaire, une proposition reste absente : recourir aux dommages « punitifs » pour ponctionner les multinationales qui mettent en danger la santé des consommateurs ou l’environnement.

Les dommages punitifs, également appelés dommages « exemplaires », visent à sanctionner un comportement particulièrement fautif ou répréhensible. Ils peuvent être nettement supérieurs aux dommages « compensatoires », qui ont pour objectif d’indemniser une victime pour ses pertes réelles. Aux Etats-Unis, leur montant considérable confère un fort pouvoir de négociation aux autorités publiques.

Dans le scandale des moteurs diesel truqués (« dieselgate »), Volkswagen a ainsi proposé de verser 15 milliards de dollars (14 milliards d’euros) en échange de l’arrêt des poursuites. La facture totale, qui inclut non seulement les amendes civiles et pénales, mais aussi le rachat (de 5 000 à 10 000 dollars par véhicule), la réparation et l’indemnisation des clients, a dépassé 25 milliards de dollars en 2018, dont plus de 4 milliards ont directement alimenté les caisses publiques américaines. La France, où le nombre d’automobiles trafiquées était environ le double, n’a pas récolté 1 euro du constructeur à ce jour. Et pour cause : les dommages punitifs sont inexistants dans la loi française, et les dommages compensatoires sont en pratique fortement réduits.

Chaque année, grâce à un arsenal juridique qui lui confère une position avantageuse dans les négociations, la justice américaine obtient des entreprises fautives des paiements colossaux, dont une partie est utilisée pour renflouer les budgets des instances publiques. En 2023, la bourse d’échange de cryptomonnaies Binance a accepté de verser 4,3 milliards de dollars pour mettre un terme à des poursuites pour blanchiment d’argent. En 2022, trois distributeurs pharmaceutiques et le fabricant Johnson & Johnson, impliqués dans la crise des opioïdes, sont convenus de débourser 26 milliards de dollars.

Rapport de force

Pour apaiser les avocats inquiets de l’impact de cette sanction sur la trésorerie de leurs clients, le ministère de la justice a concédé d’étaler les règlements sur presque deux décennies. Il en fut de même à la fin des années 1990 lorsque l’industrie du tabac s’est engagée à verser plus de 200 milliards de dollars sur vingt-cinq ans pour indemniser 46 Etats de leurs dépenses de santé liées à la cigarette.

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« Associations, coopératives et entreprises sociales et solidaires peuvent être de formidables sources d’inspiration pour la transformation du secteur privé »

Peut-on piloter une organisation autrement qu’avec un contrôle de gestion classique, cette multitude d’indicateurs créés par les financiers pour mesurer l’efficacité de chaque service ? La question est centrale pour les structures de l’économie sociale et solidaire, terreau d’innovations précieux face à l’urgence écologique et aux défis sociaux. Associations, coopératives, entreprises sociales et solidaires ont réussi à se développer en proposant un autre rapport au travail, au collectif et au vivant, offrant ainsi des modèles d’affaires désirables, qui pourraient être de formidables sources d’inspiration pour la transformation du secteur privé lucratif.

Pourtant, confrontées à une tension croissante sur leurs ressources, notamment en raison des arbitrages budgétaires actuels, ces structures cèdent parfois à l’élan colonisateur du système capitaliste, dont elles adoptent, paradoxalement, les méthodes de gestion. Elles multiplient ainsi les reportings chiffrés censés garantir, si ce n’est la prospérité des actionnaires, du moins l’optimisation des processus. Au prix de nombreux effets pervers.

Les indicateurs, par définition, simplifient la réalité du travail. Ils minorent l’expertise opérationnelle des salariés et les incitent à privilégier quelques objectifs quantifiables au détriment des autres. Les dirigeants eux-mêmes focalisent leur attention sur les éléments les plus faciles à mesurer, en particulier ceux qui peuvent s’exprimer monétairement, en ignorant ou, pire, en cherchant à économiser sur les activités laissées dans l’ombre parce que moins chiffrables.

Un organisme de crédit à visée sociale peut ainsi mesurer prioritairement les volumes de prêts octroyés, car ceux-ci fournissent des revenus indispensables pour financer les dispositifs d’accompagnement proposés aux bénéficiaires. Lors des réunions de direction, les indicateurs pourront sembler dans le vert si les prêts sont nombreux et bien remboursés. Le pilotage est alors considéré comme satisfaisant, sans qu’on interroge la qualité des missions d’aide aux personnes en difficulté, pourtant au cœur du projet de l’organisation.

L’écueil du réductionnisme quantitatif

Les chiffres ne sont jamais neutres. Ils portent en eux une certaine vision du monde. Ils peuvent valoriser des démarches d’équité et d’inclusion, mais aussi invisibiliser, créer du silence et de l’ignorance ( « Accounting and Silence : The Unspeakable, the Unsaid, and the Inaudible », Caecilia Drujon d’Astros, Bernard Leca et Jérémy Morales, Contemporary Accounting Research n° 41/3, 2024). Ce qui ne se mesure pas n’est jamais discuté. Ce qui est mesuré devient indiscutable. C’est ainsi que la logique financière s’invite dans des espaces qui en étaient préservés et finit par s’imposer comme une évidence.

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