« Les cadres se retrouvent faces aux mêmes pénuries que le reste du salariat »

Pour l’enseignant-chercheur en sociologie au Centre Pierre-Naville, Gaëtan Flocco, les cadres collaborent, « parfois avec un enthousiasme étonnant, à leur propre exploitation ».

De quand date l’arrivage de la notion de cadre ?

Les provenances éloignées des cadres remontent aux officiers et sous-officiers des armées du XVIIIe siècle, ainsi qu’aux ingénieurs des grands corps d’Etat (Polytechnique, les Mines, les Ponts et Chaussées). Mais le concept de cadre est effectivement apparue au début du XXe siècle. La révolution industrielle, ainsi que la transformation de la nature des emplois – leur transfert du secteur de l’agriculture à ceux de l’industrie et des services –, et l’augmentation de la taille des entreprises ont de plus en plus nécessité le recours à de plus en plus d’ingénieurs et d’encadrants.

A partir de cet instant, ces catégories moyennes de salariés ont ressenti le besoin de s’organiser pour défendre leurs intérêts, surtout dans le contexte de crise économique et d’instabilité politique des années 1930. Des syndicats et associations d’ingénieurs se sont formés, tandis que l’appelation de cadre a débuté à se répartir en France. Cette construction sociopolitique de la catégorie a continué à se poursuivre au lendemain de la seconde guerre mondiale. Dans les années 1940, un statut a été défini, une caisse de retraite spécifique a été créée ainsi que les premiers syndicats s’adressant en premier lieu aux cadres.

Comment la notion de cadre a-t-elle évolué, depuis son apparition ?

Dans les années 1950, on comptait 500 000 cadres, qui représentaient environ 2,5 % de la population salariée. Ils formaient en quelque sorte une élite, avec une démarcation relativement nette vis-à-vis des autres franges de salariés, avec des cadres qui incarnaient avant tout l’exercice du commandement dans les institutions. De nos jours, les effectifs ont pratiquement décuplé pour atteindre plus de 4,8 millions d’individus, qui représentent quasiment 20 % de la population active. La massification de l’enseignement et l’explosion du secteur des services ont joué un rôle indéniable dans cette progression. La catégorie s’est féminisée pour arriver à  40 % de femmes. Elle s’est rajeunie et elle s’est diversifiée beaucoup en incluant dans ses rangs de plus en plus de profils de cadres qui n’exercent pas d’activité d’encadrants, ce que l’on appelle souvent les profils d’experts (ingénieurs, commerciaux, consultants…). Une telle augmentation de la catégorie a pu donner l’impression aux cadres d’une simplification voire d’une dévalorisation d’un statut auquel on accéderait plus aisément aujourd’hui, bien que les parcours autodidactes aient diminué.

Revue académique : une domination anglo-saxon

Presque 80 enseignants et chercheurs en gestion appellent les pouvoirs académiques français à critiquer la domination des revues anglophones dans l’estimation de leurs travaux.

Pour estimer la recherche en sciences de gestion, un principe s’est décidé : celui de se baser sur les seuls articles diffusés dans des revues académiques, au détriment des autres formes de production scientifique (ouvrages, rapports de recherche, etc.). Dans ce cadre, le Centre national de recherche scientifique (CNRS) et la Fondation nationale pour l’enseignement et la gestion des entreprises (Fnege) ont tous deux préparé des listes de revues qui font aujourd’hui référence dans notre règlement. Ces listes jouent un rôle de maîtrise qualité, en distinguant les revues répondant aux exigences académiques (principe d’évaluation par les pairs, en double aveugle) des autres. Elles placent par ailleurs une hiérarchisation entre les revues d’excellence, qui sont classées au « rang 1 », et les revues moins prestigieuses, classées aux rangs 2, 3 et 4.

C’est là que le bât blesse. Car ces listes permettent un pouvoir des revues anglo-saxonnes sur les revues francophones. Parmi les 110 revues classées par le CNRS à un rang 1, comme parmi les 61 revues classées par la Fnege à ce même rang, aucune n’est de langue française. Comment deux institutions françaises en arrivent-elles à l’aberration consistant à dire qu’une revue publiée dans notre langue serait par nature moins bonne qu’une revue écrite en anglais ? L’élément qui légitime cet état de fait aux yeux de ses concepteurs est le moindre « facteur d’impact ». Le facteur d’impact est une mesure de visibilité des revues. Son calcul s’opère en comptant le nombre de fois où les articles édités dans la revue sont cités par d’autres articles au cours des trois dernières années.

Discrimination                                                                                                                         

Pour le dire avec une métaphore, le principal critère utilisé pour classifier les revues s’apparente aujourd’hui à un calcul de box-office de cinéma. Selon une logique similaire à celle consistant à compter les entrées à la sortie d’un film d’une semaine sur l’autre, c’est en fonction du nombre de citations de ses articles juste après leur parution que la qualité d’une revue est évaluée. Au-delà d’inciter le monde de la recherche à un court-termisme néfaste, un tel calcul de box-office repose par nature sur un biais majeur : il avantage ceux qui disposent d’un plus grand marché. Ainsi, mécaniquement, un article en anglais sera plus cité qu’un article en français, parce qu’il y a plus de chercheurs anglophones dans le monde pour lire les articles publiés dans cette langue, qu’il y a plus de revues anglophones, plus d’institutions, etc. Mais certainement, ce plus fort facteur d’impact ne veut rien dire de la qualité des travaux publiés dans les revues francophones. Ainsi, Jacques Audiard ou Jean-Luc Godard, parce que leurs films ont engendré bien moins d’entrées que ceux de Steven Spielberg ou Martin Scorsese, seraient-ils de moins bons opérateurs ? Leur impact sur les pratiques cinématographiques serait-il moindre ?

L’embauche des cadres va arriver à un record cette année

La France compte quelque 4 millions de cadres. Un marché de l’emploi moins sensible aux « soubresauts conjoncturels ».
La France compte quelque 4 millions de cadres. Un marché de l’emploi moins sensible aux « soubresauts conjoncturels ». CHARLES PLATIAU / REUTERS

Les visions de recrutement publiées par l’APEC font la part belle aux cadres de 6 à 10 ans d’expérience.

La détermination du recrutement des cadres ne se dément pas. De 270 700 à 292 000 embauches en CDI ou en CDD de plus d’un an sont attendues en cette année, annonce l’Association pour l’emploi des cadres (APEC) dans ses perspectives annuelles diffusées mercredi 20 février. Soit une hausse de 2 % à 10 % par rapport à 2018. « C’est la sixième année consécutive de hausse », déclare Bertrand Hébert, le directeur général de l’APEC. Un record.

L’emploi des cadres – la France en compte aujourd’hui vers les 4 millions – bénéficie certainement de l’amélioration générale de l’emploi : le taux de chômage a baissé à 8,8 % de la population active fin 2018. Mais pour l’APEC, le marché cadre est moins sensible aux « soubresauts conjoncturels » qu’aux investissements tirés par les derniers exigences des entreprises liés aux transformations numériques, réglementaire et d’organisation.

« Les sociétés ont besoin de renouveler leurs expertises », mentionne Gaël Bouron, responsable adjoint du pôle études de l’APEC. « Pour nous, les métiers les plus difficiles à recruter sont ceux liés à la transformation numérique, car la concurrence à l’embauche est forte sur ces postes, ajoute Jean-François Ode, DRH d’Aviva France, une société d’assurance de 4 500 salariés, dont 60 % de cadres. Chef de projets en technologie de l’information, marketing digital, sont des métiers nouveaux chez nous. Et on cherche comme tout le monde des analystes de données numériques. L’année dernière on a dû pourvoir quelque 500 postes et en 2019, nous sommes sur un volume similaire ou supérieur. »

Les visions 2019 pour tous les profils

Dans l’industrie, Armelle Quentel, responsable développement RH d’Hager group, un équipementier électrique franco-allemand, qui estime vers les 3 500 salariés en France, fait le même constat. « Les robots sont déjà là, donc on a besoin d’experts pour développer ces machines. Cette année nous envisageons au minimum une centaine de recrutements, généralement des cadres, mais nous surprenons de fortes tensions sur les métiers d’ingénieurs développeurs et sur les doubles compétences technico-commerciales ».

Par secteur, 2019 s’annonce plus contrastée que 2018. Les services (72 % des recrutements), en eux on a  l’informatique, les télécommunications et l’ingénierie-R & D et l’industrie (15 %) restent bien orientés. La construction (5 % du total) maintient son volume de rectutement, mais la condition est plus difficile dans le commerce, particulièrement dans la distribution spécialisée, qui recrutera moins de cadres.

Economie et entreprises, entre aujourd’hui et demain

« Futurs économiques », sous la direction de Roland Canu et Hélène Ducourant, Revue française de socio-économie, second semestre 2018, La Découverte, 222 pages, 25 euros.
« Futurs économiques », sous la direction de Roland Canu et Hélène Ducourant, Revue française de socio-économie, second semestre 2018, La Découverte, 222 pages, 25 euros.

L’œuvre « Futurs économiques  » étale les possibles et les décisions managériales du monde de l’entreprise. Circonstance bien sûr de remarquer combien la mutation numérique a bouleversé les modèles de progression des sociétés.

L’étude que les sciences sociales entretiennent avec le futur se veut le plus souvent mesurer et prudent. Sans doute parce que les projections les plus importantes d’un point de vue intellectuel se sont très tôt heurtées à la réalité historique. L’attention aux mondes à venir est malgré cela très présente dans l’univers économique, la notion d’intérêt faisant automatiquement le lien entre le présent et l’avenir : « un gain futur doit forcément entrer en compensation du coût présent réclamé par l’action engagée », affirment Roland Canu et Hélène Ducourant.

Les sciences économiques sont, parmi les sciences sociales, celles qui garantissent sans doute le plus frontalement leur gain pour les prédictions : à partir d’indicateurs stabilisés, le futur peut être calculé, mis en probabilités. « Armée de telles aptitudes, l’économie n’est plus qu’un savoir, elle devient aussi et surtout une technoscience, une discipline à vocation d’expertise susceptible de répondre à une demande sociale. Les économistes construisent un marché du futur et s’y positionnent comme principaux experts », ajoutent le maître de conférences à l’université Toulouse Jean-Jaurès et l’enseignante chercheuse au Laboratoire techniques territoires et sociétés (Latts) dans « Futurs économiques », le vingt et unième dossier de la Revue française de socio-économie.

Expliquer la valeur d’une entreprise

Avec quelle force ces avances pèsent-elles sur le présent ? Théories économiques, discours journalistiques, activités des prévisionnistes et des chercheurs financiers, utilisations des données numériques…, les auteurs examinent les données, l’outillage cognitif et matériel, les professions et les institutions, les collectifs et les techniques qui fondent les futurs économiques. Isabelle Chambost, chercheuse au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), a ainsi élaboré les impacts réciproques du présent sur le futur et vice-versa dans le cas d’acquisitions d’entreprises sur les transactions financiers, selon qu’elles sont cotées ou non.

Comment les analystes, soucieux du résultat des opérations de placement, procèdent-ils pour définir la valeur de l’entreprise à partir d’une évaluation de ce qu’elle vaudra à l’avenir ? La chercheuse retrace une pluralité de configurations d’interdépendance entre présent(s) et futur(s) économiques, qui ébranle une vision unilatérale de la séquentialité du temps : l’ancrage dans un présent économique impose ses vues au futur dans le cas des entreprises cotées ; en revanche, l’arrimage à un futur économique fermé oblige ses vues au présent dans le modèle de l’entreprise non cotée.

 

Les sociétés attirées par les récentes règles de l’apprentissage

« La loi du 5 septembre 2018 lève plusieurs freins à l’embauche d’apprentis. »
« La loi du 5 septembre 2018 lève plusieurs freins à l’embauche d’apprentis. » Alain Le Bot / Photononstop

Certains grands groupes qui ne l’ont pas déjà fait vont lancer leurs propres centres de formation internes à l’entreprise. D’une façon plus générale, la réforme de l’apprentissage demeure plus appréciée par les grandes entreprises que par les TPE et PME. Son objectif est de lutter contre le chômage des jeunes.

Le gouvernement désire accorder un sérieux coup de pouce à l’apprentissage. C’est un volet important de la loi « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel ». La France compte aujourd’hui quelque 430 000 personnes en apprentissage. L’objectif est de développer ce mode de formation massivement et à tous les degrés pour lutter contre le chômage des jeunes, « en le rapprochant du monde professionnel. L’entreprise est remise au centre du jeu », affirme Sébastien Boterdael, directeur du pôle politique de formation du cabinet de conseils Sémaphores (groupe Alpha).

La France compte de nos jours quelque 430 000 personnes en éducation. Le but est de développer ce mode de formation lourdement pour lutter contre le chômage des jeunes

« La loi va dans le bon sens, réagit Fabien Lagriffoul, directeur formation du groupe EDF. Le rapprochement de l’apprentissage et de l’entreprise va nous permettre de mieux définir nos diplômes et de les faire évoluer en même temps que nos métiers. » Les régions manquent leurs compétences sur l’offre de formation. « Ce sont les branches professionnelles qui reprennent la main sur le contenu », rappelle Manuèle Lemaire, directrice du Campus Veolia Seine & Nord et du centre de formation d’apprentis (CFA) Institut de l’environnement urbain (Val-d’Oise).

La loi du 5 septembre 2018 lève plusieurs freins au recrutement d’apprentis. Tout d’abord, les procédures administratives, particulièrement pour la signature du contrat, sont allégées et la rupture est désormais largement sécurisée. L’intégration des jeunes pourra se faire tout au long de l’année, évitant ainsi aux entreprises d’être réunies par les rythmes scolaires. D’autre part, les spécificités du droit du travail applicables aux apprentis (horaires, activités) sont assouplies. Le contrat d’initiation tend ainsi à s’aligner sur le contrat de travail classique. Sébastien Boterdael se réjouit de la fin de « ces irritants ».

Chemin plus individualisé

La limite d’âge pour entrer en instruction est repoussée à 30 ans. Les parcours sont sitôt plus individualisés puisque la durée du contrat (pouvant être modulée de six mois à trois ans) tient compte des acquis de l’apprenti. Finalement, de nouvelles méthodes pédagogiques (digital, en situation de travail…) sont incertains dans le cadre de la formation théorique. « Ce cadre moins scolaire devrait permettre d’attirer davantage de jeunes, se réjouit Manuèle Lemaire. Quant à nous, CFA, nous avons un gros travail d’ingénierie pédagogique à faire afin de moduler nos formations. »

Le compte personnel de formation est-il en accès libre ?

Recherche sur Google sur le thème du compte personnel d'activité Utilisation éditoriale uniquement, nous contacter pour toute autre utilisation
Recherche sur Google sur le thème du compte personnel d’activité Utilisation éditoriale uniquement, nous contacter pour toute autre utilisation Philippe Turpin / Photononstop

Le compte personnel de formation (CPF) aussitôt « monétisé  » est mis en condition, pour le salaire qui prend seul la décision de sa formation, à de nombreux obstacles dont celui de son financement.

Question de droit social Créé par l’Accord national interprofessionnel sur la compétitivité et la sécurisation de l’emploi de 2013, le compte personnel de formation (CPF) a été adopté au code du travail par la loi du 5 mars 2014 pour entrer en vigueur le 1er janvier 2015. Sous-ensemble du procédé baptisé compte personnel d’activité, le CPF est destiné à permettre à tout actif d’être à l’initiative de sa formation continue, mieux qu’avec le droit individuel à la formation (DIF) absorbé par le nouveau dispositif. Mais l’accès à la formation en toute autonomie est-il réellement possible ?

Le CPF est prétendu permettre, de façon réduite, à tout individu d’au moins 16 ans, qu’il soit salarié, en insertion professionnelle, solliciteur d’emploi ou indépendant, de suivre à son initiative une action de formation financée. Ce dispositif, à ne pas confondre avec le « CPF de transition professionnelle » que la loi du 5 septembre 2018 a transformé au congé individuel de formation (CIF), a déjà vu son régime juridique changer.

Le CPF est désormais « monétisé ». Pour tout salarié, quelle que soit la durée de son temps de travail, l’alimentation du compte se fait en euros et non plus en heures depuis le 1er janvier. A partir de 2020, ce sera à hauteur de 500 euros par année de travail (800 euros pour les moins qualifiés), dans la limite d’un plafond de 5 000 euros (8 000 euros pour les moins qualifiés). Pour les indépendants, l’alimentation du compte ne débutera qu’en 2020.

La délicate question du budget                                                    

Les abondements par l’employeur sont éventuels et parfois obligatoires pour punir, par exemple, le non-respect de l’entretien professionnel. Ils peuvent aussi être négociés et inscrits dans des accords au niveau de la branche ou de l’entreprise.

Le compte est nourri en euros par l’employeur à travers la déclaration sociale nominative qu’il accomplit pour tout salarié. Il est interrogeable en quelques clics par tout actif, après inscription sur la plate-forme Internet https://moncompteactivite.gouv.fr.

Là où les choses s’obscurcissent, c’est au moment d’utiliser le budget. Si le CPF ne peut être mobilisé qu’à l’initiative du salarié ou, nous précise l’article L. 6 111-1 du code du travail, « qu’avec l’accord exprès du salarié », deux cas de face se présentent, selon que la formation se fait avec ou sans l’accord de l’employeur.

La foire des MBA du « Monde » va avoir lieu samedi 16 mars à Paris

Les responsables voulant fortifier leur carrière pourront voir des administrateurs de 35 programmes de MBA, lors de ce salon agencé par « Le Monde » au Palais Brongniart, à Paris.

Le groupe Le Monde va vous donner rendez-vous à la MBA Fair, le salon des MBA & executive masters, préparée le samedi 16 mars au Palais Brongniart, à Paris.

Plus de trente-cinq programmes de MBA ou d’executive masters, pour les futur(e)s dirigeant(e)s d’entreprise et de cadres visant des postes à responsabilité, seront exposés par une vingtaine d’établissements (EM Lyon, Edhec, Essec, Sciences Po…). La journée sera marquée de conférences animées par des journalistes du « Monde », d’interventions des membres des écoles, et d’une masterclass de l’ESCP Europe.

Le salon sera anticipé de la publication, dans « Le Monde » daté du jeudi 14 mars, d’un complément à destination des jeunes cadres.

MBA Fair, le salon des MBA & executive masters

Samedi 16 mars, de 11 heures à 17 heures

Palais Brongniart, place de la Bourse – 75002 Paris

Métro : Bourse (L3), Grands-Boulevards (L8 et L9) ou Auber (RER A)

 

« La véhicule est malgré elle le garant des passions nationalistes »

Des voitures allemandes Volkswagen sur un parking à Chusta Vista, en Californie, le 27 juin 2018.
Des voitures allemandes Volkswagen sur un parking à Chusta Vista, en Californie, le 27 juin 2018. Mike Blake / REUTERS

La Commission européenne s’engage de répondre si les Américains surtaxent les automobiles importées du Vieux Continent au moment où cette industrie traverse une baisse des ventes

Donc, soixante-treize ans après la fin de la seconde guerre mondiale et trente ans après la chute du mur de Berlin, l’Allemagne pose un obstacle de sécurité nationale aux Etats-Unis. Furieux de voir son vieil allié européen entériner la construction d’un nouveau gazoduc entre la Russie et les rives allemandes de la Baltique, anxieux pour les exportations agricoles vers le Vieux Continent, le président Donald Trump joue sa partition préférée : un bon coup de tête pour accélérer les négociations. Et il marque là où ça fait mal, au cœur de la capacité industrielle germanique, l’automobile. Il menace, sur la foi d’un rapport du département du commerce, d’invoquer l’état d’urgence pour imposer des droits de douane qui pourraient atteindre les 25 %. Stupéfaction de la chancelière allemande, Angela Merkel, qui rappelle que la plus grande usine de BMW dans le monde se situe en Caroline du Sud et que cela n’a jamais posé de problème de sécurité nationale.

Le monde s’est accoutumé aux moulinets du locataire de la Maison Blanche. Il menace d’un côté pour parvenir de l’autre et diviser l’adversaire. Il pourrait y réussir puisque les Européens semblent s’opposer sur la réplique à porter à ce dernier effet de manches. Si la Commission européenne pourrait entrainer des représailles sur les importations agricoles en provenance des Etats-Unis, la France et l’Allemagne ne semblent plus sur la même ligne quant à la poursuite des négociations sur un accord de libre-échange avec Washington.

Plongeon dans l’inconnu

La politique s’appelle aussi en Grande-Bretagne où la conclusion du groupe Honda de fermer sa seule usine européenne, à Swindon, déchaîne les passions. Elus travaillistes et conservateurs s’écharpent pour amener si ce départ est lié ou non au Brexit. Le groupe japonais garantis qu’il n’en est rien mais reconnaît que la récente signature d’un accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Japon a pesé dans la décision, puisqu’il annulera avant dix ans toutes les taxes douanières pour les importations automobiles.

L’industrie automobile mondiale n’avait pas besoin d’être embarquée dans ce maelström géopolitique. Elle fait maintenant face à un changement spectaculaire de son marché. Les ventes de voitures en Chine sont en baisse depuis sept mois et se sont effondrées en janvier 2019 de plus de 17 %. La conjoncture aux Etats-Unis et en Europe est aussi marquée par une chute des immatriculations, à un moment où les constructeurs doivent investir massivement pour préparer le plus important passage technologique de leur histoire, celle vers la voiture électrique et le véhicule autonome.

Honda va clôturer son usine anglaise, à l’approche de Brexit

L’entrée de l’usine Honda à Swindon, à une centaine de kilomètres de Londres, le 19 février.
L’entrée de l’usine Honda à Swindon, à une centaine de kilomètres de Londres, le 19 février. Frank Augstein / AP
Le Brexit est une cause qui alourdit une crise profonde de l’automobile : chute du diesel, recul du marché chinois, passage vers les véhicules électriques…Le Brexit vient d’effectuer sa plus importante victime industrielle. Mardi 19 février, Honda a déclaré la fermeture de son usine de Swindon, dans l’ouest de l’Angleterre. Celle-ci, la seule ligne d’assemblage de la firme japonaise en Europe, va s’arrêter en 2021, à la fin du cycle de vie de la Civic, qui y est actuellement produite. Au total, 3 500 emplois directs vont être perdus.

A la place, Honda va centraliser sa production au Japon. La firme va profiter du nouvel accord de libre-échange avec l’Union européenne (UE), entré en vigueur le 1er février, qui doit supprimer les droits de douane sur l’automobile d’ici sept ans. Le Japon va ainsi avoir accès au marché unique européen, tandis que le Royaume-Uni risque de perdre le sien, en fonction de la forme que prendra le Brexit.

« L’industrie automobile au Royaume-Uni est mise à genoux par l’incertitude chaotique qui entoure le Brexit »

« L’industrie automobile au Royaume-Uni est mise à genoux par l’incertitude chaotique qui entoure le Brexit », déplore Des Quinn, chargé de l’automobile au syndicat Unite. Lundi, un employé sortant de l’usine, consulté par Channel 4, s’emportait contre les députés britanniques : « Il reste quarante-quatre jours avant le Brexit et ils n’ont pas aucune idée [de ce qu’il va se passer]. Ils n’arrivent même pas à se mettre d’accord entre eux sur ce que le Brexit veut dire. C’est d’une incroyable idiotie. »

Mais le Brexit est-il vraiment la cause de la fermeture de l’usine ? Honda ne l’évoque pas dans son communiqué. Le constructeur affirme « réorganiser ses opérations mondiales » devant le « défi de l’électrification » des véhicules, et « se concentre dans les régions où il prévoit de forts volumes de production ».

Robert Buckland et Justin Tomlinson, les deux députés conservateurs de Swindon – qui ont voté pour le Brexit –, assurent que la conclusion du constructeur japonais n’a rien à voir avec la sortie de l’Union européenne. « Nous avons parlé au ministre de l’industrie et à Honda, explique M. Tomlinson. Ils ont été clairs pour dire qu’il s’agit de phénomènes mondiaux et pas du Brexit. » La crise du diesel en Europe, la transition vers les modèles électriques, la baisse de la popularité des voitures chez les jeunes sont des facteurs bien plus importants que le Brexit, qui n’a, de toute façon, pas encore eu lieu. Les deux élus assurent aussi que l’usine Honda de Turquie va fermer, preuve qu’il s’agit d’une réorganisation qui dépasse la question britannique.

Nissan et Jaguar aussi

Leur argumentation est malgré cela rejeté par David Bailey, spécialiste de l’industrie automobile à l’université d’Aston. « Ces députés vivent sur un nuage. Le Brexit n’est pas le seul facteur, bien sûr, mais il en fait partie. » Il en veut pour preuve la série noire qu’est en train de traverser l’industrie automobile britannique. Le 4 février, Nissan a annoncé que la X-Trail, un 4 x 4, ne serait finalement pas assemblée dans son usine de Sunderland, au nord-est de l’Angleterre, contrairement à ce qu’il avait annoncé en octobre 2016. L’usine britannique ne perdra pas d’emploi, mais les 750 embauches supplémentaires, qui étaient espérées, n’auront pas lieu. Parmi les différentes raisons de ce choix, Nissan rappelle avant tout la chute du marché du diesel en Europe, mais ajoute aussi « l’incertitude qui entoure les futures relations du Royaume-Uni avec l’UE ».

En janvier, Jaguar Land Rover a également décidé le licenciement de 4 500 personnes, plaçant en avant la crise du diesel, qui touche de plein fouet ce constructeur aux voitures gourmandes en carburant, et la chute immense de ses ventes en Chine (– 22 % en 2018). Mais l’incertitude liée au Brexit est aussi citée.

En clair, dans des situations difficiles, la prochaine sortie de l’UE n’arrange rien. Impossible de préparer l’avenir alors que personne ne sait à quoi ressemblera le Brexit dans seulement quelques semaines. Les investissements dans le secteur automobile britannique se sont effondrés de 75 % depuis 2015. La tendance n’est pas irréversible. Dans les semaines qui viennent, il est possible qu’un accord sur le Brexit soit signé, portant un peu de calme. « Mais les investissements qui n’ont pas été faits ces dernières années risquent de porter en eux l’échec de l’industrie automobile britannique à l’avenir », attrape M. Bailey.

« La France a un système réglementaire qui favorise la révolte contre son chef »

André Sapir

Chercheur au Centre Bruegel, Bruxelles

L’action des « gilets jaunes » démontre que le centralisme politique et budgétaire français, à l’origine du sentiment d’abandon et de révolte des citoyens, doit être réformé, déclare l’économiste André Sapir.

Pour un grand nombre d’économistes non français qui examinent le mouvement des « gilets jaunes », la France est un pays de frondeurs, un pays ingérable. Mais la caractéristique de la France tient plutôt à son système réglementaire qui se démarque de celui de ses partenaires européens à plusieurs titres. Trois me semblent notamment pertinents dans le contexte actuel.

Le premier concerne son régime politique. La France, sous la Ve République, est unique dans la personnalisation du pouvoir. Elle n’est pas une démocratie sénatrice comme le sont la plupart des autres pays européens. Bien sûr la France a une Chambre des élus et un Sénat comme les autres pays. Mais le rôle des partis y est très différent. En France, le parti majoritaire est le parti du président. Hier, le RPR était le parti de Jacques Chirac tout comme le PS était le parti de François Mitterrand. De nos jours, La République en marche est le parti d’Emmanuel Macron, totalement axé sur sa personne. Ailleurs, l’histoire des grands partis se distingue nettement de la personne de leur leader. La CDU n’est pas plus le parti d’Angela Merkel que le Parti conservateur n’est celui de Theresa May.

Le deuxième particularisme institutionnel français concerne le rôle des corps intermédiaires, et surtout celui des syndicats. Parmi les grands pays européens, la France est celui où le taux de syndicalisation est le plus faible. En 2015, il était de 36 % en Italie, 25 % au Royaume-Uni, 18 % en Allemagne, 14 % en Espagne, 12 % en Pologne… et à peine 8 % en France. Et la pratique actuelle ne fait qu’affermir la faiblesse des syndicats dans la résolution des oppositions sociaux.

Le pouvoir le plus personnalisé

Le troisième concerne l’aménagement du territoire. La France (métropolitaine) est le plus grand pays de l’Union européenne avec une taille de 550 000 km2, contre 499 000 pour l’Espagne, 349 000 pour l’Allemagne, 304 000 pour la Pologne, 294 000 pour l’Italie et 242 000 pour le Royaume-Uni. Parmi les six grands pays de l’Union européenne (UE), c’est aussi celui qui, derrière l’Espagne, a la plus faible densité de population, avec 119 habitants au km2, contre 236 en Allemagne, et 275 au Royaume-Uni. Une telle condition rend notamment difficile mais essentielle l’organisation du territoire afin d’assurer suffisamment de cohésion. La décentralisation devrait être le maître mot. Or la France est le moins décentralisé des grands pays européens. Selon l’OCDE, seules 20 % des dépenses publiques en France sont le fait d’entités sous-nationales, contre 50 % en Espagne, 47 % en Allemagne, 32 % en Pologne, 30 % en Italie et 26 % au Royaume-Uni.