Claire L. Evans : « Quand l’informatique a pris de la valeur, les femmes ont dû quitter le terrain »

Grace Hopper, Hedi Lamar, Margaret Hamilton…, ces quelques noms sont souvent cités pour rappeler la contribution des femmes à l’informatique dans un grand récit où les héros et les légendes sont les génies masculins.

Le profil des employés et des leaders des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) de la Silicon Valley semble donner raison à cette idée que l’informatique serait depuis toujours et avant tout une affaire d’hommes.

C’est faux. Les femmes ont été à l’avant-garde de l’informatique. Même le mot « ordinateur » (computer, en anglais) a été emprunté aux ordinatrices qui exécutaient des calculs mathématiques compliqués bien avant les machines, dès le XIXe siècle.

Dans son ouvrage inédit en France, Broad Band, The Untold story of the women who made the Internet (Penguin, 2018), Claire L. Evans démonte une image d’Epinal tenace dans la tech : celle de l’étudiant geek, seul au fond de son garage. Fan d’informatique et du Net depuis son plus jeune âge, grâce notamment à son père programmeur chez Intel, elle a enquêté pendant deux ans sur l’implication des femmes dans ce milieu, depuis Ada Lovelace, qui a publié le premier programme en 1843, à la cyberféministe Sadie Plant, figure des années 1990.

L’auteure, journaliste et musicienne de 34 ans, était de passage à la mi-mars à Paris pour inaugurer l’exposition « Computer Grrrls » qui se tient du 14 mars au 14 juillet à La Gaité lyrique (3e arrondissement).

Quel est le point de départ de votre enquête ? Qu’est ce qui vous a donné envie d’écrire ce livre ?

Quand j’écrivais, je disais aux gens qu’il s’agissait d’une histoire féministe d’Internet, parce que ça sonnait bien. Mais il s’agit bien plus d’une histoire de la technologie racontée du point de vue des femmes. Il y a bien sûr eu dans le passé des livres ou des publications sur le sujet, mais il s’agissait essentiellement de contributions académiques, je me suis dit qu’il manquait peut-être un livre plus grand public.

Pendant plusieurs années, j’ai été journaliste et j’ai donc enquêté pour des articles à propos des femmes et des nouvelles technologies. Plus j’écrivais, plus je réalisais que le matériau était infini et inexploité. Toutes ces histoires sont aussi intéressantes et représentatives que celles qu’on pouvait nous raconter sur Steve Jobs, Tim Berners-Lee ou Bill Gates, mais elles n’étaient que rarement évoquées.

Comment avez-vous sélectionné les histoires que vous alliez raconter ?

J’ai choisi de représenter chaque moment majeur de l’histoire d’Internet : la programmation, l’informatique en réseau, l’invention du Web. J’ai tenté de choisir pour chacun de ces moments charnières quelques histoires qui seraient attractives et les refléteraient bien. J’en ai gardé une douzaine. Mais il faut se souvenir que, derrière chaque femme de ce récit, il y en a une centaine de plus.

Quelque chose qui me tenait à cœur était de ne pas uniquement raconter les femmes techniciennes et les codeuses « hardcore », mais aussi celles qui ont contribué à la technologie d’autres façons, comme l’édition en ligne, ou qui ont travaillé sur les systèmes d’hypertexte.

Il y a, par exemple, Stacy Horn, qui a beaucoup œuvré sur le développement des communautés en ligne. Celle qu’elle a fondée en 1990 à New York, qui s’appelle Echo, reposait sur le système de bulletins électroniques (BBS) et préexistait au Web. Mais son approche et sa façon de travailler sont très pertinentes dans le débat qui existe aujourd’hui à propos des réseaux sociaux. Elles représentent des voies et des alternatives qui auraient pu être envisagées.

Comment explique-t-on que les femmes aient été si nombreuses aux prémices de l’informatique ?

Au tout début de l’informatique, née aux alentours de la seconde guerre mondiale, pour faire des calculs militaires et balistiques, les gens qui étaient embauchés pour opérer sur ces machines étaient des femmes, parce qu’autrefois elles faisaient ce même travail d’ordinatrices : elles calculaient à la place des machines.

C’était un travail qu’on leur laissait faire si elles avaient des notions de mathématiques. A cette époque, ce n’était pas du tout considéré comme un travail important, il était assimilé au travail des téléopératrices.

De l’informatique et des calculs en temps de guerre, le nom que l’on retient est celui d’un homme : Alan Turing.

Turing est une personne fascinante, il n’est pas un ennemi de la cause féminine, et il était queer. Mais sa biographie est symptomatique de cette histoire de l’informatique où nous avons seulement quelques récits d’hommes solitaires et visionnaires.

Contrairement à la façon dont on les présente, ces gens n’étaient jamais seuls. On ne peut pas réaliser de si grandes choses sans l’aide d’un grand nombre de personnes. Nous adorons ces histoires de héros solitaires, de génie dans un garage, parce que c’est pratique, on s’en souvient facilement. Cela entre dans nos modèles de pensée et d’adulation. Mais chaque fait est toujours bien plus compliqué. Nombre de femmes qui figurent dans mon livre ont travaillé avec des hommes célèbres et ont pu contribuer à leur œuvre.

Lire aussi Alan Turing, l’interminable réhabilitation d’un génie

La richesse semble aussi faire partie des « success stories » de la tech !

En effet, dans l’histoire de la tech, on met l’accent sur ces parcours de gens qui sont devenus riches, ont construit des entreprises qui ont changé le monde, embauché des millions de salariés et ont acquis le statut de magnat.

Aux Etats-Unis, notamment, la réussite et la richesse sont synonymes. Mon livre est plein d’échecs, en ce sens qu’une grande partie des femmes ne sont pas devenues riches et célèbres. En même temps, je ne crois pas que ce soit sain pour nous, en tant que société, de seulement admirer ce type de parcours. Il me paraît tout aussi intéressant de commencer à aussi idolâtrer des gens qui ont pris des décisions différentes, ont décidé de prendre soin des autres, ont décidé de s’investir à long terme dans leur communauté, de s’en sentir responsables.

Quelles contributions des femmes à l’informatique peut-on citer ?

Aux prémices de cette technologie, elles ont dû apprendre par elles-mêmes comment intégrer les maths dans ces nouvelles machines, car celles-ci étaient livrées sans manuel. Pour fluidifier la liste des tâches, se rendre le travail plus facile, elles ont donc aussi développé l’art de la programmation informatique.

Pendant les vingt premières années de l’informatique, les femmes étaient pratiquement les seules à savoir programmer. Elles dirigeaient les équipes logicielles, ont fait émerger les standards et les protocoles, ont inventé les premiers compilateurs [programmes qui transforment un code source en un code objet] et les premiers langages informatiques.

Comment expliquez-vous que ces femmes aient été massivement invisibilisées ?

Quand ces tâches sont devenues importantes, qu’elles ont eu de la valeur, qu’il y avait de l’argent à faire, c’est là qu’on a vu les femmes quitter progressivement le terrain. Non par choix, mais parce que les hommes voulaient ces boulots, réalisant qu’ils pouvaient y revendiquer un statut.

Ces champs autodidactes ont été plus formalisés, institutionnalisés. Des diplômes et des qualifications sont apparus, ainsi que le terme « d’ingénieur informatique », dans les années 1970, revendiqué par les hommes à la place du terme « programmeur ».

Est-ce qu’on distingue des périodes différentes quant à la condition des femmes dans l’informatique ? Est-ce que c’était mieux avant ?

Dans un certain sens, les choses étaient mieux en 1960 que maintenant : un grand nombre de femmes faisaient de la programmation, une grande partie des diplômés dans les universités étaient des femmes jusqu’au début des années 1980. Il y a donc eu des époques où les femmes étaient beaucoup visibles et admises en informatique, jusqu’aux années 1970, avec l’arrivée progressive des hommes.

La Silicon Valley reste-t-elle aujourd’hui un territoire masculin ?

Nous sommes en train de ressentir les conséquences des défauts de conception des logiciels, pour la plupart imaginés par des groupes monolithiques d’hommes qui ne font pas attention aux besoins de la communauté au sens large.

En interne, cela reste un milieu largement dominé par les hommes, un « boys club », dont émanent de nombreux et horribles récits sur des espaces de travail toxiques et un grand manque de représentation.

Lire aussi Ligue du LOL : le pouvoir discret des « boys clubs »

Mais c’est le début du changement, cela s’améliore, je pense. Les solutions ne sont pas encore mises en place, c’est certain, mais il y a beaucoup de gens qui parlent de la situation. Les entreprises ont au moins l’air de prétendre qu’elles sont attentives à ces problèmes, même si elles bataillent encore avec les solutions, solutions qui sont probablement assez simples : embaucher des femmes, les payer correctement et les traiter avec respect, veiller à ce qu’elles travaillent dans un environnement qu’elles ne considèrent pas comme dangereux.

Etes-vous optimiste quant au futur du Web ou d’Internet ?

Pour être honnête, pas vraiment. Tant que l’on n’a pas trouvé une façon de mettre de côté les questions d’argent, nous ne serons jamais capables de créer des systèmes sûrs et équitables.

Tant que les architectes de l’Internet d’aujourd’hui seront aussi ceux qui cherchent des façons de monétiser les utilisateurs, nous ne prendrons pas soin de ces technologies. Il y a probablement des systèmes alternatifs à trouver, mais nous devons profondément réexaminer la question et la signification de la vie en ligne.

Et si on n’évacue pas totalement la question de l’argent, il faudrait être au moins plus transparent sur la façon dont ces entreprises fonctionnent et ce qu’on leur abandonne quand on utilise leurs services.

« Computer Grrrls », exposition, performances et conférences sur le thème des femmes et de l’informatique, à La Gaité lyrique, à Paris, du 14 mars au 14 juillet. Le programme complet est à consulter en ligne.
Article réservé à nos abonnés Lire aussi Susan Wojcicki, du garage Google aux manettes de YouTube

l’inquiétude des syndicats face à l’âge de départ de la retraite

Jean-Paul Delevoye, Haut Commissaire à la réforme des retraites, et Agnès Buzyn, le 13 décembre 2018.
Jean-Paul Delevoye, Haut Commissaire à la réforme des retraites, et Agnès Buzyn, le 13 décembre 2018. GILLES BASSIGNAC / DIVERGENCE

Les conflits du gouvernement face à l’âge de départ à la retraite font présager les syndicats après la consultation.

L’âge minimum de la retraite demeurera-t-il fixé à 62 ans ? Après cinq jours de discutes, d’éclaircissements alambiquées et de mises au point contradictoires, la question n’a pas réellement reçu de réponse limpide de la part de l’exécutif. Jeudi 21 mars en fin d’après-midi, à l’issue d’une conférence au Sénat, le haut-commissaire en charge du dossier, Jean-Paul Delevoye, a bien essayé de mettre fin à la cacophonie en déclarant que cette borne d’âge sera maintenue dans le futur « régime universel » en cours de construction, conformément à la promesse de campagne d’Emmanuel Macron. Une promesse qui avait été réaffirmé le 10 octobre 2018, lors de l’exposition des premiers arbitrages. Mais son message a été mêlé par d’autres prises de parole, quelques heures plus tôt.

Convoquée sur BFM-TV jeudi, la ministre des solidarités et de la santé, Agnès Buzyn, s’était particulièrement vu poser la question suivante : « A 62 ans, on pourra partir à la retraite, à l’âge légal, et ensuite on pourra travailler avec une surcote ? » Réponse de la ministre : « Je ne peux pas vous donner le résultat d’une concertation. Aujourd’hui, c’est ce qui est discuté, je laisse le haut-commissaire travailler. » Elle avait ajouté que « l’âge, évidemment, est en discussion », dans le cadre de la réforme, « spécialement lorsqu’on est en pleine capacité, qu’on est en bonne santé et que l’on sait qu’on va passer vingt, vingt-cinq, trente ans à la retraite ». Une réflexion étonnante, dans la mesure où deux jours plus tôt, la ministre avait assuré, à l’Assemblée nationale, que la règle des 62 ans resterait inviolée.

« Gros recul »

Le mystère s’était déjà augmenté avec les propos d’Edouard Philippe, mercredi. Tout en témoignant que la borne d’âge ne bougera pas dans le cadre de la réforme des retraites, le premier ministre s’était consulté pour savoir « s’il faut travailler plus longtemps » afin de financer la dépendance. Le fait de coupler les deux thématiques – les retraites et la prise en charge de la perte d’autonomie – forme en soi un motif d’étonnement, car, jusqu’à aujourd’hui, elles avaient, presque toujours, été abordées indépendamment dans la communication officielle. La dépendance indique « un tout autre sujet » que celui des retraites, a d’ailleurs appuyé, jeudi, M. Delevoye, après le colloque au Sénat.

Problème des intérimaires face à la « prime Macron »

Le président Emmanuel Macron, lors d’une allocution télévisée enregistrée au palais de l’Elysée, le 10 décembre, après plusieurs semaines de crise des « gilets jaunes ». Le  gouvernement s’était prononcé, le 6 décembre, en faveur d’une prime exceptionnelle versée par les entreprises à leurs salariés pour soutenir le pouvoir d’achat.
Le président Emmanuel Macron, lors d’une allocution télévisée enregistrée au palais de l’Elysée, le 10 décembre, après plusieurs semaines de crise des « gilets jaunes ». Le  gouvernement s’était prononcé, le 6 décembre, en faveur d’une prime exceptionnelle versée par les entreprises à leurs salariés pour soutenir le pouvoir d’achat. OLIVIER MORIN / AFP

Les formalités de concentration de la prime exceptionnelle de pouvoir d’achat excluent un bon nombre de travailleurs provisoires.

Quand il a lu l’annonce affichée mi-janvier sur la porte de l’atelier, Stéphane, 23 ans, soudeur dans une PME, a « sauté de joie ». Une prime inhabituelle de pouvoir d’achat (PEPA) d’un montant de 700 euros allait être versée « aux acteurs » de cette société, sous provision d’avoir perçu un salaire inférieur à 30 000 euros en 2018, ce qui est le cas du jeune homme. Sauf que la note négligeait de définir que les intérimaires, dont il fait partie, étaient exclus de cette mesure par la direction. « Je suis dégoûté », lâche-t-il.

Stéphane est loin d’être le seul à vivre cette déception. La PEPA, éclaircie par Emmanuel Macron le 10 décembre 2018 en pleine crise des « gilets jaunes » et rédigée dans la loi du 24 décembre, ne visait-elle pas à « soutenir le pouvoir d’achat des salariés les plus modestes, des précaires comme moi ? », réclame Jamel, un intérimaire de 41 ans, sans prime lui aussi.

Théoriquement, les intérimaires en profitent si elle est mise en place pour les salariés de leur entreprise de travail temporaire ou de leur entreprise habituée, et dans les mêmes conditions. Pour qu’elle soit exemptée d’impôt et de charges sociales, il faut notamment que le salarié ait été contrat de travail au 31 décembre 2018. L’instruction interministérielle du 6 février précise bien ce droit.

 « Je donne autant au travail qu’un salarié en CDI »

Malgré cela, l’organisation du dispositif n’est guère adéquate aux intérimaires. Au début parce plusieurs entreprises terminant pour les fêtes de fin d’année, bon nombre d’intérimaires ne sont pas en contrat ce jour-là.

Principalement, encore faut-il que les entreprises apposent ce principe de la similitude de comportement entre intérimaires et leurs propres salariés, inscrit dans le code du travail (article L 1251-43). « Si une entreprise utilisatrice met en place la prime pour ses salariés permanents, elle doit aussi la verser aux intérimaires, insiste Stéphane Béal, directeur du département droit social au cabinet Fidal, qui conseille les employeurs. Nous avons dit nos clients de faire attention à ce point. Après, certains nous écoutent, d’autres pas. »

Qu’en est-il dans la réalité pour les quelque 787 800 intérimaires comptés au quatrième trimestre 2018 ?

L’Agence centrale des organisations de Sécurité sociale (Acoss), l’entrelacement qui assemble les caisses Urssaf, a édité un premier bilan du mécanisme portant sur les primes exercées en décembre et janvier : 2 millions de salariés en ont profité, sans toutefois désigner le nombre d’intérimaires. « Nous ne disposons pas de cette donnée », déclare-t-on à l’Acoss. Le ministère du travail, lui, n’a pas donné suite à nos proclamations.

Chômage : « Qu’attend le ministère du travail pour arrêter de conserver le trouble entre les inscrits en chômage et ceux qui bossent ? »

« Est-il raisonnable de considérer comme chômeurs des personnes travaillant en moyenne à deux tiers de temps, et pour 600 000 d’entre elles à plein temps ? »
« Est-il raisonnable de considérer comme chômeurs des personnes travaillant en moyenne à deux tiers de temps, et pour 600 000 d’entre elles à plein temps ? » Julien Thomazo / Photononstop

Le consultant Jean de Bodman constate, une confusion qui règne dans les statistiques du chômage et suggère que le ministère y mette une bonne organisation.

Y a-t-il un million ou 2,5 millions de sans-emploi longue durée en France ? La question peut avérer imprévue alors que l’Insee a publié mi-février les dernières statistiques du chômage mesuré selon les règles du Bureau international du travail (BIT) [personnes sans emploi, en prospectant activement, et n’ayant pas travaillé récemment]. L’opinion publique a pu retenir de ces chiffres que le chômage a un peu diminués en France, au quatrième trimestre 2018, avec 2,5 millions de sans-emploi et un taux de chômage de 8,8 %.

Mais a-t-on formé aussi la légère réduction du chômage de longue durée – plus d’un an de chômage –, lequel touche actuellement, selon l’Insee, un peu moins d’un million de personnes ? Comment se fait-il alors que deux personnalités éminentes du monde social, Louis Gallois, président de la FAS (Fédération des acteurs de la solidarité) et Eric Pliez, président du Samu social, parlent de « 2,5 millions de personnes au chômage de longue durée », dont le nombre « ne baisse pas » ?

S’il y avait, comme ils le soutiennent, 2,5 millions de sans-emploi longue durée et non un million, cela ferait 1,5 million de chômeurs de plus que ceux que compte l’Insee (4 millions au lieu de 2,5 millions, soit 60 % de plus) et un taux de chômage supérieur à 14 %. Sans doute les deux auteurs, comme beaucoup de commentateurs, ont-ils retenu d’autres chiffres que ceux de l’Insee, la quantité des inscriptions de « chercheurs d’emploi » à Pôle emploi. Ces chiffres émanent du ministère du travail, qui décompte tous les trimestres les personnes inscrites à Pôle emploi, et qui a diffusé à la fin janvier les chiffres du quatrième trimestre 2018.

Un calcul assuré sur différentes références

Le ministère, à la diversité de l’Insee, distingue diverses catégories d’inscrits, les personnes sans emploi (catégorie A), mais aussi les personnes ayant travaillé le mois précédent (catégories B et C) : car il est possible de s’inscrire à Pôle emploi en ayant du travail, soit qu’on veut en transformer, soit que l’on cumule allocation de chômage et emploi. Le total des inscrits de ces trois catégories (A + B + C) dépasse 5,6 millions. Les commentateurs affirment souvent qu’il s’agit du total des chômeurs. Mais si tous étaient « chômeurs » au sens du BIT, le taux de chômage en France serait de l’ordre de 20 %, bien plus du double de ce qu’il est selon l’Insee et le BIT.

Un futur incertain pour plus de 500 travailleurs du site d’Arjowiggins dans la Sarthe

Une manifestation à Bessé-sur-Braye, dans la Sarthe, le 28 février, contre la fermeture de la papeterie.
Une manifestation à Bessé-sur-Braye, dans la Sarthe, le 28 février, contre la fermeture de la papeterie. JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP
Le spécialiste suédois du papier Lessebo n’a pas encore obtenu les financements nécessaires pour confirmer son offre de reprise.

Une douche froide, glacée même. Mercredi 20 mars au matin, les 300 salariés d’Arjowiggins qui faisaient le pied de grue devant le tribunal de commerce de Nanterre (Hauts-de-Seine) ont vu leurs représentants ressortir de l’audience la mine sombre. « Ce sera certainement une liquidation judiciaire pour le site de Bessé-sur-Braye », lâche Laurent Trudel, délégué CGT de l’usine concernée dans la Sarthe. « Le tribunal a laissé très peu de chance. Il estime que les prêts de l’acheteur ne sont pas assez garantis », déclare le délégué CGT.

Le 19 mars, les organisations syndicales (CGT, CFDT, CFE-CGC et FO) avaient malgré cela cosigné un avis portant un soutien unanime au spécialiste suédois du papier Lessebo Paper, adhérant « au projet industriel et commercial » qu’elles tranchaient « cohérent et pertinent ».

Le tribunal de commerce ne l’a pas expérimenté ainsi et a mis sa fin en délibéré jusqu’au mardi 26 mars. « L’audience ne s’est pas bien déroulé, réaffirme Thomas Hollande, avocat du cabinet LBBA, qui conseille les salariés. Lessebo Paper a reconnu que son offre ne pouvait pas être considérée par le tribunal car il n’était pas en aptitude d’affirmer la date à laquelle il pourrait disposer des fonds prêtés par les banques suédoises ».

Malgré cela, entre cette assistance et la précédente (6 mars), la somme jugée indispensable pour ce projet de reprise est passée de 65 millions d’euros à 50 millions, également partagée entre le repreneur et les pouvoirs publics (la Banque publique d’investissement et les Régions Pays de la Loire et Centre).

 « Un coup de massue »

Lessebo Paper est le seul à avoir énoncé une offre pour les trois usines du papetier Arjowiggins, qui emploient 913 salariés en Sarthe et dans l’Aisne. Il prévoit de maintenir 413 salariés sur 568 à Bessé-sur-Braye (papier recyclé), 210 sur 270 chez les voisins de Saint-Mars-la-Brière (ouate de cellulose), et la totalité des 75 salariés de Greenfield (pâte à papier recyclée), à Château-Thierry (Aisne). Ces deux derniers sites font l’objet d’offres alternatives que le tribunal jugerait acceptables.

Si Lessebo Paper ne parvient pas à rapporter in extremis les garanties financières promises, seul le site de Bessé-sur-Braye serait évalué à une liquidation judiciaire. « On a demandé un ultime report de quinze jours, plaide encore Thomas Hollande, mais les mandataires et administrateurs judiciaires ont dit que c’était trop tard et ont demandé la liquidation d’Arjowiggins à Bessé-sur-Braye. C’est un coup de massue pour les représentants du personnel et leurs conseils. »

Christelle Morançais, présidente (LR) du conseil régional des Pays de la Loire et Sarthoise de naissance, veut encore croire que « rien n’est fait ». Elle a écourté la session du conseil régional pour se consacrer au dossier Arjowiggins, ce vendredi 22 mars. « Il faut à tout prix que le futur repreneur soutient des éléments nouveaux. C’est très urgent, c’est le seul moyen d’être pris en considération. Nous, Etat et Région, on a fait ce qu’il fallait pour l’accompagner. Bessé-sur-Braye, c’est là où il y a le plus de salariés et c’est le territoire le plus isolé. Le bassin d’emploi le plus proche est à 50 minutes en voiture. Vous imaginez le drame social ? », s’inquiète-t-elle.

« On a encore un très faible espoir »

« On a encore un très faible espoir, reprend Laurent Trudel. On est les seuls à faire du papier 100 % réorienté. En France, on consomme chacun 100 kg de papier par an et on ne recycle en moyenne qu’une feuille sur quatre. Il y a encore un potentiel énorme. Si l’usine ferme, il va devoir partir. Ce sera une vie qui change totalement et un village qui meurt. »

Une issue d’autant plus pénible que le précédent actionnaire (Sequana) est soupçonné par les salariés d’avoir ponctionné 12 à 15 millions d’euros dans les comptes de l’usine de Bessé-sur-Braye après la cessation de paiement, prononcée le 15 novembre 2018. Les représentants du personnel ont écrit au procureur de la République pour signaler cette pratique illégale. Leur avocat confirme : « On se réserve la possibilité d’escompter des actions judiciaires à ce sujet. »

Beaucoup de feux sur le travail

L’exposition photographique « EtreS au travail », faite sur les grilles du Jardin du Luxembourg, à Paris, jusqu’au 14 juillet, fait un compliment au « travail vivant ».

Plantation de riz chez les Lolos noirs, région de Cao Bang, Vietnam, 2015.
Plantation de riz chez les Lolos noirs, région de Cao Bang, Vietnam, 2015. JEAN-MICHEL TURPIN

Au centre de Paris, trois chapeaux brillent sous le soleil au-dessus de trois dos arrondis qui ramassent les brins de riz ; Marc, pompiste, fait le pied de grue dans une station-service… Une centaine d’hommes et de femmes entièrement prises par leur travail aux quatre coins du monde ont été saisis sur le vif par trente-quatre photographes, et assemblés pour quatre mois dans l’exposition « EtreS au travail », structurée par le Sénat du 16 mars au 14 juillet, à l’occasion du centenaire de l’Organisation internationale du travail (OIT).

L’OIT, ce « machin », comme le désignent certains, est une institution générée au lendemain de la première guerre mondiale pour interdire la justice sociale, au nom de la paix, et qui fédère actuellement cent quatre-vingt-sept Etats. Elle mesure très habituellement les tendances mondiales et admet de voir cheminer même à pas de fourmi l’accès à l’emploi pour tous, la réduction des inégalités, mais aussi parfois l’amélioration des conditions de travail.

Usine d’électroménager, à Shanghaï, en Chine, 2006.
Usine d’électroménager, à Shanghaï, en Chine, 2006. JEAN-MICHEL TURPIN

« EtreS au travail » met en pleine lumière ces laborieux et leur quotidien, dont l’OIT parle en chiffres. « Dans la vraie vie, le travail est vivant. Il est réel comme difficile et fatigant, mais aussi comme stimulant et enrichissant. Mais il est une expérience de vie, une triple expérience : expérience subjective, valorisée par la reconnaissance, expérience objective par la performance et expérience collective par la solidarité », explique Pierre-Yves Gomez dans Le Travail invisible (Desclée de Brouwer, réédition).

Dans les bureaux de Tukcell, Turquie, 2013.

Dans les bureaux de Tukcell, Turquie, 2013. JONAS BENDIKSEN / MAGNUM PHOTOS

C’est ce qu’accordent à voir les quatre-vingts portraits pendus aux grilles du Jardin du Luxembourg : le travail dans tout ce qu’il a de plus ordinaire y est célébré par des photographes de l’agence Magnum, dont Raymond Depardon, Ian Berry, Peter Marlow, Steve McCurry, et les indépendants Jean-Michel Turpin et José Lozano.

Jean-Michel, fondeur à l’acierie de Saint-Saulve, dans le Nord, France, 2008.

Jean-Michel, fondeur à l’acierie de Saint-Saulve, dans le Nord, France, 2008. JEAN-MICHEL TURPIN

Les cinquante-sept métiers affichés exposent la fierté au travail de Jean-Michel, fondeur à l’aciérie de Saint-Saulve, dans le Nord de la France, la productivité de la coopération sur un forage pétrolier, la solitude du travail de nuit du pompiste, ou de la gardienne de musée aussi fixe que la statue sa voisine, la néotaylorisation dans les usines de Shanghaï, puis la fausse décontraction des open spaces de Turkcell (le principal opérateur de téléphonie mobile en Turquie) à Istanbul, la persistance des métiers traditionnels et le courage des pêcheurs traditionnels du Sri Lanka, etc.

Projet de modification de la fonction publique : « Il n’encouragera pas de action de justification de la fonction publique »

« Le point le plus sensible du projet de loi réside dans les possibilités, offertes aux employeurs publics, de recours aux contractuels, de manière plus large qu’aujourd’hui, afin qu’ils occupent un nombre plus élevé de fonctions jusqu’ici exercées par des fonctionnaires. »
« Le point le plus sensible du projet de loi réside dans les possibilités, offertes aux employeurs publics, de recours aux contractuels, de manière plus large qu’aujourd’hui, afin qu’ils occupent un nombre plus élevé de fonctions jusqu’ici exercées par des fonctionnaires. » Alain Le Bot / Photononstop

Vincent Potier, président d’Action publique XXI et vice-président Europe de l’association mondiale des écoles et instituts d’administrations publiques, observe que le projet de réforme de la fonction publique ne considère pas la question de l’absence de clarté.

Le projet de loi de changement de la fonction publique qui va être exposé au conseil des ministres comporte certains axes de réforme qui ne restituent pas en cause le statut mais le toilettent, dans le sens de la simplification le plus souvent. C’est le cas en matière de dialogue social, de gestion, de mobilité et d’égalité professionnelle.

Le point le plus sensible du projet de loi demeure dans les possibilités, offertes aux employeurs publics, de recours aux contractuels, de manière plus large qu’actuellement, afin qu’ils occupent un nombre plus élevé de fonctions jusqu’ici exercées par des fonctionnaires. Cette mesure est désavouée par les partenaires sociaux. Elle le serait moins si le projet de loi saisissait en compte le fait qu’administrer l’argent public et accoutumer une fonction publique ne s’improvise nullement.

C’est pourquoi, a minima, les contractuels, dès leur embauche, devraient être tenus d’accomplir un parcours de formation initiale qui garantirait leur niveau de connaissance des principes et des exigences, des devoirs et des engagements qui sont ceux qui régissent l’exercice d’une implication au sein d’une institution publique.

Le contenu de ce projet de loi va-t-il modifier la fonction publique ? Fort favorablement, il ne remet pas en cause le statut de la fonction publique, ce qui forme une marque de sagesse de la part du gouvernement qui interprète ainsi son respect du « contrat » passé entre la nation et ses agents, composé d’exigences de service public et de mécanismes de protection contre l’arbitraire.

Pas de raffermissement de l’action publique

Mais, fort inopportunément, ce projet de loi n’animera pas de mouvement de rénovation de la fonction publique car aucune de ses dispositions ne répond aux exigences fondamentales, celles qui pourraient améliorer la qualité de l’action publique. A titre d’exemple : face aux doublons et aux cloisonnements, des gains d’administration doivent être aperçus dans l’architecture institutionnelle des trois fonctions publiques par des efforts de simplification et de mutualisation, la fonction publique de l’Etat étant la première intéressée (mais non la seule) ; face aux pesanteurs et à l’infantilisation du management, l’encadrement des équipes doit être responsabilisé par des délégations consolidées, des méthodes collaboratives et des exigences d’efficacité.

Enfin, notons que ce projet de loi ignore une profonde anomalie : celle d’agents publics aux droits excessifs et aux privilèges non justifiés. En effet, les agents des services de l’Assemblée nationale (environ 1 200 agents) et ceux du Sénat (effectif du même ordre de grandeur) sont examinés comme des fonctionnaires de l’État, sans être soumis aux dispositions statutaires du reste de la fonction publique : ils apaisent de statuts propres arrêtés par les bureaux respectifs de l’Assemblée nationale et du Sénat.

Modification de la fonction publique : « La France tend à se ranger sur le modèle britannique »

La modification incitée par l’état tend moins à « responsabiliser » les cadres qu’à leur exiger une récente forme de contrôle bureaucratique, et à rendre les attributions plus discrétionnaires, analyse le sociologue Gilles Jeannot.

Le projet de loi de « modification de la fonction publique » exposé mercredi 13 février au conseil commun de la fonction publique met en avant, dans son exposé des motifs, la « responsabilisation des managers publics », des « leviers qui leur permettront d’être de vrais chefs d’équipe » ou de prendre des « décisions au plus proche du terrain » ; en d’autres termes, l’autonomie de ces cadres. Mais de quelle autonomie s’agit-il ?

L’enquête européenne Coordinating for Cohesion in the Public Sector of the Future (Cocops) faite auprès de 5 000 cadres dirigeants d’administrations d’Etat de 11 pays, dont 660 en France – directeurs départementaux et régionaux, préfets, directeurs d’agence, sous-directeurs et directeurs d’administration centrale –, fait ressortir deux modèles d’autonomie. Pour retirer un vieux débat sur le New public management, « let or make public managers manage », littéralement « laisser gérer » ou « faire gérer ».

L’expérience dans le privé valorisée

Le premier modèle repose sur l’idée d’une nécessaire liberté admise aux cadres pour estimer avec intelligence des opportunités locales en fonction de leur maîtrise technique et juridique des dossiers et de leur compréhension des organisations. Cela s’inscrit dans un projet de détente des rigidités bureaucratiques traditionnelles. C’est le modèle des pays nordiques. La Suède surtout une tradition d’indépendance de l’administration vis-à-vis du pouvoir politique. On observe également une forte autonomie des cadres dirigeants allemands, associée au respect de compétences juridiques. C’était aussi l’esprit de la circulaire Rocard sur l’accroissement du service public de 1989 et des « centres de responsabilité » qui avaient été alors créés.

Dans le second modèle d’autonomie, des instruments d’action sont offerts aux managers de terrain, mais ils sont assortis d’un raffermissement de la nomination discrétionnaire de ces cadres et d’une nouvelle forme de contrôle bureaucratique exercé sur eux, faite de lettres de mission, d’indicateurs de suivi, de normes procédurales. Si on donne aux responsables de services des « leviers d’action », c’est d’abord pour mieux étendre les directives du gouvernement. C’est le modèle illustré par la Grande-Bretagne, et tout notamment par ses directeurs d’agences exécutives.

Castorama dans la turbulence, fermeture de neuf magasins

En France, neuf magazins Castorama, tous déficitaires, cesseront leur activité d’ici à 2020.
En France, neuf magazins Castorama, tous déficitaires, cesseront leur activité d’ici à 2020. PHILIPPE HUGUEN / AFP

789 travailleurs sont intéressés par la fin du groupe britannique Kingfisher, propriétaire particulièrement des enseignes de bricolage Castorama et Brico Dépôt.

Les responsables des magasins Castorama avaient reçu la instruction d’être présents dans leur commerce, mercredi 20 mars, et ceux qui étaient en vacances nécessitaient être accessibles. Et pour cause : le groupe britannique Kingfisher, propriétaire des enseignes de bricolage Castorama et Brico Dépôt, B & Q et Screwfix, a avisé, mercredi, en même temps qu’une baisse de 13 % de son bénéfice imposable pour l’exercice clos fin janvier, le départ de Véronique Laury de son poste de directrice générale du groupe.

Et, surtout, un accroissement de son plan quinquennal censé augmenter son bénéfice annuel de 500 millions de livres (577 millions d’euros), à partir de 2021. Celui-ci s’accompagne de la clôture de « dix-neuf points de vente Screwfix en Allemagne » et d’un projet de « fermeture de quinze magasins dont la performance est insuffisante, au cours des deux prochaines années ». Parmi eux, en France, neuf Castorama, dont six en région parisienne, et deux Brico Dépôt, tous déficitaires, cesseront leur activité d’ici à 2020.

« Objectif des mouvements sociaux »

Sur les 18 311 salariés que compte le groupe en France, 789 sont intéressés par cette décision, dont 698 chez Castorama. L’entreprise a assuré que, pour ces « onze magasins (…), chaque collaborateur concerné » se verra « proposer un poste équivalent ». Kingfisher détient 224 points de vente en France, dont 101 Castorama et 123 Brico Dépôt.

Les ventes annuelles de l’ensemble du groupe ont baissé de 1,6 % à périmètre comparable, en raison des mauvaises performances de Castorama et de B & Q. Et ce, malgré la bonne tenue de Screwfix et de Brico Dépôt et des activités en Pologne.

En France, le chiffre d’affaires de Kingfisher a abandonné de 3,7 % à surface comparable, à 4,272 milliards de livres sterling. Le groupe dit avoir « subi l’impact des mouvements sociaux au quatrième trimestre [de son exercice], qui ont gêné l’accès aux magasins et causé l’arrêt temporaire de quelques commerces », a-t-il indiqué dans un communiqué. Les « gilets jaunes » auraient entrainé un manque à gagner de 3 % du chiffre d’affaires au quatrième trimestre de l’exercice.

Ces fermetures de magasins ne surprennent pas les syndicats. Depuis plusieurs années, les réaménagements se sont succédé. Kingfisher a annoncé, en novembre 2018, son intention de quitter la Russie, l’Espagne et le Portugal, afin de concentrer ses efforts dans des pays où le groupe est un acteur de premier plan ou a l’éventualité de le devenir.

Modification de la fonction publique : « Le gouvernement doit faire son changement digital »

Manifestation des agents de la fonction publique pour l'emploi et les salaires, à Nantes, en 2013.
Manifestation des agents de la fonction publique pour l’emploi et les salaires, à Nantes, en 2013. Alain Le Bot / Photononstop / Alain Le Bot / Photononstop

Interruption, clientélisme et démobilisation sont les signes d’une administration qui repose sur l’emploi à vie, déclare l’économiste Olivier Babeau.

La discussion touchant les évolutions souhaitables de la fonction publique est rendu très pénible en France par le poids des idées obtenues. Parmi elles, on peut mentionner la confusion entre action publique et fonction publique (la première n’étant censée pouvoir passer que par la seconde), l’incorporation de toute baisse des effectifs à une diminution, l’irréductible distinction entre secteur public et secteur privé, ou le péril que des allers-retours entre les deux feraient courir à la totalité des agents. Des convictions indiscutées, mais qui ne résistent pas à une réflexion éveillé sur le fonctionnement réel de la puissance publique et sur ses nouveaux enjeux dans un contexte technologique et social fortement nouveau.

L’administration contemporaine est façonnée sur la bureaucratie décrite par Max Weber à l’orée du XXe siècle : division du travail en tâches élémentaires exactement définies, élaboration des pouvoirs, sélection formelle (prenant souvent la forme d’un concours). Dans l’esprit du sociologue allemand, ce modèle souscrivait d’éloigner l’ambigüité, l’inefficacité et le népotisme dont souffraient les entreprises. Le statut de fonctionnaire en est l’accomplissement fidèle.

Or les dérives de la bureaucratie ont été amplement décrites par la sociologie des organisations (notamment Michel Crozier, dès 1963, dans Le Phénomène bureaucratique, qui met en lumière le cercle vicieux de l’inflation régulatrice) et le courant de recherches économiques de l’école des « choix publics » (Gordon Tullock, Mancur Olson, les Prix Nobel Milton Friedman et James Buchanan). Démotivation, gestion inexistante des carrières, accroissement invérifiable des effectifs sans lien avec l’utilité réelle, autojustification des missions, etc. Autant de travers décrits en profondeur par William A. Niskanen dans Bureaucracy and Representative Government (1971). Le problème de l’administration est l’absence de lien mécanique entre son efficacité et ses ressources.

Nouveaux défis

Alors que pour une entreprise, le vide se traduit par la faiblesse à garder des clients et donc à survivre, les administrations profitent de ressources garanties venant de l’impôt. Elles peuvent survivre à leur nullité, voire embellir bien que leur nocivité. La situation de monopole dont jouit le plus souvent le service public rend impossible toute comparaison.

Dans ce flou embellissent les gâchis et sont couverts les clientélismes. Philip Selznick avait présenté, dans TVA and the Grass Roots (1949), comment les objectifs initiaux des agences publiques pouvaient être déformés au profit de certains intérêts singuliers. L’administration publique incarne aussi la préférence française pour le dualisme du marché du travail : d’un côté, les inclus, les fonctionnaires, aux maints privilèges (comme la retraite, comptée sur les six derniers mois et non sur les vingt-cinq meilleures années) contre ceux qui sont exposés, les salariés du privé. Une fois rentrés dans la fonction publique, leur productivité chute, l’absentéisme bondit – une étude Sofaxis rendue publique en novembre 2017 montrait que l’absentéisme dans les collectivités territoriales avait cru de 28 % entre 2007 et 2016. En outre, le rapport sur l’état de la fonction publique et les rétributions, publié en annexe au projet de loi de finances 2017, accentue que le nombre de laborieux absents au moins un jour au cours d’une semaine pour raison de santé est de 4,5 % dans la fonction territoriale contre 3,7 % dans le privé.