Désormais, chaque matin, Léa Ruiz revêt tout un attirail. Positionner un masque FFP2 sur le visage, enfiler une paire de gants en latex. Sur son agenda personnel, toujours avoir un rendez-vous chez le kiné programmé à court ou moyen terme. A 32 ans, elle n’a pas le choix si elle veut alléger les troubles physiques qui pèsent sur elle après neuf années en tant que coiffeuse.
Les premières douleurs sont survenues très tôt, dès ses périodes de stage. Dans les salons de grandes chaînes où la jeune apprentie coiffeuse officiait – debout toute la journée et soumise à une « cadence effrénée » –, son dos a commencé à lui faire mal. Puis ses poignets et ses épaules, à force d’enchaîner les Brushing coudes relevés et sèche-cheveux à la main, et enfin ses jambes, en raison du piétinement continu. « Au début, ça s’en allait, avec du sport ou des séances de kiné. Et puis ça s’est installé, et c’est devenu des douleurs constantes », raconte Léa Ruiz. A l’orée de la trentaine, un eczéma envahit ses mains, abîmées par les shampooings, suivi de violents maux de tête, liés à l’inhalation quotidienne des produits de décoloration.
Depuis 2020, elle a quitté l’industrie des salons de coiffure « à la chaîne » et a monté une coopérative avec d’autres collègues, décidés à penser une organisation du travail plus respectueuse : Frange radicale, à Paris, où les coiffeurs essaient de prendre davantage leur temps pour chaque coupe. Mais la jeune femme traîne toujours ces séquelles physiques, qui s’aggravent d’année en année. « Je ne vois pas bien combien de temps je vais pouvoir encore tenir comme ça », confie-t-elle.
Dans de nombreux secteurs, en particulier peu qualifiés, des jeunes travailleurs et travailleuses subissent, avant même la trentaine, les impacts précoces de leur activité professionnelle. Des domaines comme la logistique, le BTP, la vente, la restauration, l’esthétique – souvent essentiellement soit féminins, soit masculins – sont marqués par un même turnover, symptomatique de milieux qui essorent les corps en un temps record.
Si les métiers en question sont caractérisés par une pénibilité intrinsèque, les jeunes entrants sont particulièrement exposés à ce que les chercheurs appellent une « usure prématurée » en raison de la nature des emplois qui leur sont attribués. Souvent en intérim ou en CDD, ils passent en coup de vent, découvrant à chaque contrat un nouvel environnement de travail, auquel ils ne peuvent s’adapter pleinement. Et où on leur confie souvent les tâches les plus harassantes, dont les manutentions les plus lourdes et contraignantes, comme le souligne un rapport du Centre d’études de l’emploi et du travail de 2023.
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Droit social. Depuis leur naissance en 1936, l’élection des délégués du personnel d’abord, puis, après l’intermède des comités sociaux créés par le régime de Vichy, dont les membres étaient désignés par l’employeur, celle des membres du comité d’entreprise, créé en 1945 dans les entreprises de plus de cinquante salariés, ont donné lieu à un nombre incalculable de décisions de justice.
Bien que délégués du personnel et comités d’entreprise aient été fusionnés en un comité social et économique (CSE) par l’ordonnance n° 2017-1386 du 22 décembre 2017, dite « ordonnance Macron », les litiges sur la désignation des représentants syndicaux au CSE, troisième composante avec l’employeur et les élus de cette instance, n’ont pas cessé. Les règles de désignation de ces représentants des syndicats au CSE – mais qui n’y ont pas de voix délibérative – diffèrent en fonction de plusieurs seuils d’effectifs.
La situation est simple dans les entreprises d’au moins 300 salariés : chaque organisation syndicale représentative dans l’entreprise peut désigner un représentant syndical au CSE, à condition que cette personne soit éligible au CSE. Il en est de même dans les établissements entre 50 et 300 salariés : le délégué syndical de chaque organisation est, de droit, représentant syndical au CSE, il cumule ces mandats.
La situation est plus complexe en deçà de cinquante salariés, dans la mesure où il y peut y avoir imbrication de la fonction d’élu avec celle de délégué syndical. Aux termes de l’article L. 2143-6 du code du travail, dans ces établissements, les syndicats représentatifs peuvent désigner, pour la durée de son mandat, un membre élu au CSE comme délégué syndical à condition qu’il ait recueilli à titre personnel et dans son collège électoral au moins 10 % des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections dudit CSE. Ce salarié aura deux fonctions.
En revanche, par un arrêt du 11 septembre 2019, la chambre sociale de la Cour de cassation a édicté un principe de non-cumul entre la fonction d’élu du CSE (ayant voix délibérative) et celle de représentant syndical au CSE (sans voix délibérative mais porteur de la parole du syndicat). Il n’est donc pas possible de désigner le délégué syndical choisi parmi les élus du CSE en tant que représentant syndical à ce même CSE.
Cette impossibilité vient d’être confirmée alors même qu’une convention collective nationale – celle des établissements et services pour personnes inadaptées et handicapées du 15 mars 1966 – ouvre à tous les syndicats représentatifs, dans toute entreprise, la possibilité de désigner un délégué syndical quel que soit l’effectif de l’entreprise ou de l’établissement.
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Ils ont bien essayé de le dépeindre en ancien militant socialiste à peine repenti, mais les chefs du parti Les Républicains (LR) se sont vite rendus à l’évidence : Gabriel Attal sait parler à la droite et à leurs électeurs actuels ou perdus. Quand le premier ministre n’évoque pas la « désmicardisation » du pays ou ne lâche pas un très sarkozyste « tu casses tu répares » lors de son discours de politique générale, il annonce un nouveau tour de vis pour les chômeurs au « 20 heures » de TF1 le 27 mars. Réduction de la durée d’indemnisation (de dix-huit à peut-être douze mois) et augmentation du temps de travail nécessaire pour ouvrir des droits à une allocation, les pistes mènent à droite et braquent l’aile gauche de la majorité.
Les Républicains évitent pourtant de voler à son secours au moment où ils laissent planer la menace d’une motion de censure contre son gouvernement. Leur chef de groupe, Olivier Marleix, dénonce ainsi un « enfumage » pour trouver un dérivatif à un déficit public établi à 5,5 %. « En 2024, le déficit de l’Etat sera de 173 milliards d’euros. En 2024, l’assurance-chômage sera excédentaire de 3 milliards d’euros. Où croyez-vous que le gouvernement propose un effort ? Chômeurs âgés, transports sanitaires… oui. Train de vie de l’Etat… rien », s’insurge le député d’Eure-et-Loire.
Favorable à travailler avec le gouvernement, Nicolas Forissier (Indre) rappelle que les mesures avancées par M. Attal sont proches de celles présentes dans le contre-budget proposé par LR en octobre 2023. « Quelle est l’idée ? S’opposer pour s’opposer ? On devrait plutôt souligner qu’ils reprennent nos idées », suggère ce proche de Nicolas Sarkozy.
Dans ce document, Les Républicains avançaient une économie de 6 milliards d’euros et plaidaient aussi pour « développer les incitations au travail ». Pour les conditions d’éligibilité, la droite propose de les durcir dans des dispositions comparables à celles du premier ministre. Concernant la durée d’indemnisation, la fourchette restait large avec un passage de « six à vingt-quatre mois contre six à trente-six actuellement pour s’aligner sur nos voisins allemands et néerlandais ». Une piste qui semble viser la durée d’indemnisation plus longue pour les seniors de plus de 55 ans.
Réduire la durée d’indemnisation n’est pas une idée nouvelle à droite. Elle a été défendue dans le passé par des figures comme Pierre Méhaignerie, Eric Woerth, Jean-François Copé ou même l’actuel président de LR, Eric Ciotti, dans un entretien au Parisien le 30 septembre 2023. Elle n’est pas majoritaire pour autant.
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Nombre d’entreprises et de commerces en Bourgogne, dans le Centre-Val de Loire et le Poitou-Charentes sont sous les eaux ou opèrent en mode dégradé du fait des inondations survenues début avril. Mais avant même que l’état de catastrophe naturelle ne soit décrété dans toutes les zones concernées, l’Urssaf, qui a beaucoup appris de la crise sanitaire, a pris les devants.
Le 3 avril 2024, les entreprises et indépendants affectés par les inondations apprenaient que l’organisme qui collecte les cotisations sociales avait activé des mesures d’urgence. Les employeurs qui se trouvent dans l’incapacité temporaire de soumettre leur déclaration en raison des dommages causés par les inondations ne seront pas pénalisés.
Les échéances de cotisations pourront également être reportées, les pénalités et majorations de retard faisant l’objet d’une remise d’office. Un aménagement bienvenu, sachant que les cotisations patronales représentent quelque 45 % du salaire brut. Cela dit, malgré leur ampleur, les inondations mettent finalement peu de salariés au chômage technique.
A Saintes, une commune de 25 000 habitants de Charente-Maritime inondée quatre fois cet hiver et qui l’avait déjà été en 2021, « l’activité économique est surtout perturbée par les problèmes de livraison et de stationnement qui affectent le chiffre d’affaires. Les collaborateurs, on arrive toujours à leur faire faire quelque chose. Et puis il y a le télétravail », explique Eric Guével, administrateur de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) en Charente-Maritime et gérant du groupe Muric, qui détient trois commerces (librairie papeterie, informatique, ameublement) employant 17 salariés dans ce département.
Si les inondations mettent finalement peu de salariés au chômage technique, cela tient aussi au fait que les entreprises les plus importantes, généralement implantées en périphérie, peuvent continuer à fonctionner. A l’inverse, les petits commerces sont souvent situés au centre des villes, historiquement construites le long des cours d’eau. Dans les cités frappées régulièrement par les catastrophes naturelles, l’emploi local pourrait ainsi être menacé à moyen terme : les commerçants et habitants situés dans les zones inondables peuvent être tentés de partir, occasionnant de la vacance immobilière, synonyme de déclin économique.
La crise climatique s’aggravant, l’Urssaf se trouve, quoi qu’il en soit, amenée à se mobiliser plus souvent pour soutenir les acteurs économiques. « Nous l’avons fait lors des intempéries dans le Pas-de-Calais en janvier 2024, lors du cyclone à La Réunion en janvier 2024 et lors des tempêtes Ciaran et Domingos en France en novembre 2023 », rappelle-t-on à l’Urssaf, qui s’efforce de faire preuve d’une « réactivité toujours plus grande face aux crises ».
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Une personne se trouve-t-elle dans une relation de travail salariée avec une autre parce qu’elle lui fait ses courses et qu’elle est présentée aux tiers comme sa « dame de compagnie » ? Telle est la question que pose l’affaire suivante. En janvier 2013, Mme X, sexagénaire, est mise en relation avec les époux Y, octogénaires lourdement handicapés, qui cherchent, en plus de leurs aides de jour, une personne acceptant de dormir chez eux, en échange du couvert.
Mme X s’installe à leur domicile jusqu’à ce que, en mars 2014, M. Y lui reproche de lui avoir fait acheter une voiture, 4 800 euros, et d’avoir profité de la procuration sur son compte. Elle part avec la voiture. En juin 2014, il porte plainte contre elle pour abus de faiblesse.
Elle est placée en garde à vue et poursuivie. Deux ans plus tard, elle sera relaxée. Mais, sur les conseils d’une avocate, elle porte plainte contre M. Y pour harcèlement sexuel et travail dissimulé, plaintes qui seront classées sans suite. Elle saisit un conseil de prud’hommes pour faire juger qu’elle a été, pendant quinze mois, salariée à temps complet, selon un contrat de travail verbal ; puis qu’elle a été licenciée sans cause réelle et sérieuse.
Elle est déboutée de ses demandes, mais elle fait appel. Le 10 mai 2022, la cour d’appel de Nîmes lui donne raison, au vu des déclarations que M. Y a faites à la police, lors de ses auditions, notamment : « Malgré la femme de ménage, les assistantes de vie, j’ai cherché à trouver une personne qui pourrait dormir à notre domicile la nuit et s’occuper de nous à temps complet… J’ai voulu la déclarer, mais elle ne le voulait pas… (…) Cette personne a travaillé chez moi en qualité de dame de compagnie. » La cour s’appuie aussi sur le témoignage d’une infirmière et d’une voisine, confirmant ces dires.
La cour considère que Mme X a été « salariée de M. Y » et qu’elle a occupé un poste d’assistante de vie 1, classée niveau II de la convention collective des particuliers employeurs, dont la fonction est d’assurer une présence auprès des personnes âgées ou handicapées en veillant à leur confort physique et moral et en exécutant les tâches ménagères courantes.
Elle l’indemnise en lui allouant la somme de 34 300 euros (dont 19 338 euros pour rappel de salaire, 1 934 euros au titre des congés payés correspondants, 9 427 euros pour travail dissimulé, 1 500 euros pour licenciement sans cause et sérieuse, et déduction faite de 4 800 euros de voiture). Cette somme est censée lui être versée non par M. Y, mort en cours d’instance, mais par les héritières de celui-ci. Lesquelles se pourvoient en cassation, en contestant l’existence d’un contrat de travail.
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Il s’en est fallu de peu pour que l’adoption de la qualité de société à mission ne soit imposée aux groupes d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) privés.
D’abord votée par l’Assemblée nationale le 21 novembre 2023 sur proposition de la députée Annie Vidal (Renaissance), cette disposition a ensuite été abandonnée par la commission mixte paritaire qui s’est réunie le 12 mars pour finaliser la loi « bien vieillir », votée définitivement le 27 mars. Il a été choisi de préserver le « cadre volontaire » de l’adoption de la qualité de société à mission, qui serait, pour certains, garant d’une plus forte responsabilisation des acteurs et d’une démarche plus authentique.
Ce débat parlementaire non médiatisé est toutefois digne d’intérêt parce qu’il a posé une question cruciale, celle des spécificités de l’économie de la vie et des formes d’entreprise qui doivent y être développées. « L’économie de la vie », pour reprendre le titre du livre de Jacques Attali (Fayard, 2020), regroupe tous les secteurs qui, d’une façon ou d’une autre et de près ou de loin, se donnent pour mission la défense de la vie : la santé, l’alimentation, l’eau, l’énergie, mais aussi l’éducation, la culture, l’assurance…
De nombreux exemples montrent que la société ne tolère plus que ces secteurs détruisent ce qu’ils sont censés protéger. Comment accepter que l’agriculture intensive nuise exagérément à la biodiversité, au stockage de carbone dans les sols et parfois directement à notre santé ? Comment accepter que le secteur sanitaire et médico-social réifie ses salariés au point de créer des problèmes psychosociaux majeurs et d’aggraver les risques de maltraitance ?
Il est temps d’officialiser le fait que les entreprises de ces secteurs ne doivent plus être gérées uniquement au profit de leurs actionnaires. Nous pouvons exiger qu’elles aient un impact positif sur la qualité de vie au travail de leurs salariés, sur la santé de leurs clients et sur les écosystèmes naturels. Nous sortirions d’une situation paradoxale où des entreprises, d’un côté, nous aident à vivre, et d’un autre côté, abîment le vivant, tout en générant des coûts que la collectivité se charge d’assumer : problèmes de santé publique, crises environnementales…
C’est justement pour répondre à cet enjeu que la qualité de société à mission a été instaurée en 2019 par la loi Pacte [Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises] et déjà adoptée par plus de 1 500 entreprises. Ces dernières modifient leurs statuts pour y inscrire une mission, c’est-à-dire une raison d’être, ainsi que des objectifs sociaux et environnementaux qu’elles s’engagent à poursuivre. Un contrôle de l’exécution de cette mission est effectué en continu par un « comité de mission », nouvel organe de gouvernance représentant les parties affectées par l’activité de l’entreprise (salariés, clients, environnement…), et par un organisme tiers indépendant, qui s’apparente à un commissaire aux comptes pour les engagements extrafinanciers.
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Sam Altman, exclu d’OpenAI en novembre 2023, a fait un retour remarqué au conseil d’administration de la société, vendredi 8 mars. Un nouvel épisode des luttes de pouvoir au sein de la high-tech américaine ? Pas seulement. Ce retournement spectaculaire témoigne aussi des débuts, en partie chaotiques, d’un modèle d’organisation qui se cherche encore mais pourrait constituer l’avenir du capitalisme. La gouvernance d’OpenAI est en effet originale. Société à but non lucratif au départ, OpenAI s’était donné comme mission que « l’intelligence artificielle générale profite à l’ensemble de l’humanité ». Ce n’est que quelques années plus tard qu’une filiale marchande a été créée pour commercialiser les outils d’intelligence générative tels que ChatGPT, développés initialement pour le « bien commun ».
Ce modèle d’organisation, atypique, s’apparente à d’autres approches tentant de combiner une vocation marchande et une mission d’intérêt général. Des firmes issues de tous secteurs, de Patagonia à Bosch en passant par les laboratoires Pierre Fabre ou la Macif, se sont également écartées du paradigme capitaliste traditionnel pour proposer de nouveaux modèles fondés sur la combinaison d’objectifs financiers mais aussi sociaux et/ou environnementaux.
Ce type d’entreprises « hybrides » peut-il devenir la norme ou du moins offrir une alternative crédible aux sociétés focalisées sur la seule maximisation du profit ? Les démêlés de Sam Altman, le PDG de la filiale commerciale d’OpenAI, avec les membres de son conseil d’administration, ont conduit certains à mettre en doute la viabilité même de ces nouveaux modèles.
Toutefois, nos recherches, menées depuis vingt ans, montrent le potentiel considérable de telles organisations, capables de redonner du sens à l’activité économique, à condition que leur gouvernance – et notamment leurs conseils d’administration – respecte quelques principes-clés (« An integrative model of hybrid governance. The role of boards in helping sustain organizational hybridity », Anne-Claire Pache, Julie Battilana et Channing Spencer, Academy of Management Journal, 17 janvier). Le conseil d’administration de ces structures doit d’abord refléter véritablement la dualité de leur projet, réunissant à la fois des membres dotés d’une expérience au service de l’intérêt général, capables de promouvoir les objectifs sociétaux et environnementaux, et d’autres, issus du monde de l’entreprise, familiers des enjeux commerciaux et financiers.
Bien sûr, la cohabitation de ces deux types de profils au sein des conseils d’administration peut être source de conflits. La crise de gouvernance d’OpenAI illustre ces risques. Les tenants de l’intérêt général au sein du conseil d’administration, inquiets du tournant commercial pris par l’entreprise dopée par le succès fulgurant de ChatGPT, ont provoqué l’exclusion de Sam Altman. Limiter de telles tensions tout en assurant la poursuite conjointe des objectifs sociaux, environnementaux et financiers n’a rien de simple, mais les présidents de ces conseils d’administration ont des moyens d’agir.
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Il n’y a plus un discours sur l’innovation, le numérique et sur l’intelligence artificielle (IA) qui ne fasse pas de « l’humain » la pierre angulaire de sa raison d’être. La vision « humano-centrée » fait de la technologie un outil à son service. Y compris le rapport « IA : notre ambition pour la France » remis au président de la République le 13 mars par la commission de l’intelligence artificielle, dont un chapitre est titré « Humanisme : plaçons l’IA à notre service ». Cela est louable, incontestable, irréfutable. Mais c’est à la fois une vision réductrice de l’IA et une acception bien précise du mouvement humaniste.
D’abord, un objet ou un service numérique n’est pas – et n’a jamais été – un simple outil. Internet, les réseaux sociaux et l’IA sont des dispositifs sociotechniques et politiques conçus par des humains. Or, à force de calculs (intentionnel, mathématique, éthique, moral, financier…), le numérique les rend invisibles. Il faut donc « ouvrir le capot » des calculs pour que l’humain, qui est le point de départ de tout dispositif numérique, en reste le point d’arrivée.
Ensuite, l’humanisme qui sous-tend le progrès par l’IA, tel qu’il est décrit dans le rapport de la commission, s’apparente plus à un humanisme existentialiste, axé sur l’individu, la liberté de choix et la responsabilité personnelle, qu’à un humanisme tel qu’il peut être admis dans le langage courant, synonyme de bienveillance, d’altruisme, et d’un souci pour le bien commun, dans une perspective globale, et non locale. A cet égard, l’humanisme évoqué s’arrête aux frontières de la nation, et au pourtour de l’individu.
Mais affirmer avoir une préoccupation pour l’humain, c’est devoir s’acquitter d’une responsabilité envers lui. Les concepteurs de systèmes d’IA doivent être sensibilisés aux conséquences sociales, cognitives, éthiques ou encore environnementales que leurs choix techniques engendrent. Quand un immeuble s’effondre, la responsabilité de l’architecte est étudiée. Quand un algorithme favorise la désinformation ou amplifie de multiples risques psychosociaux, qu’en est-il de la responsabilité de son ou de ses architectes ?
Pour cela, les fondamentaux des sciences et des techniques, de l’anthropologie et de la sociologie doivent être enseignés plus largement qu’ils ne le sont dans les cursus techniques. Le partage d’une telle culture commune permettrait également de sortir des rêves technicistes et des amalgames hâtifs qui font de toute vague de nouveaux usages une nouvelle révolution.
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Le 13 mars, la commission de l’intelligence artificielle, coprésidée par l’économiste Philippe Aghion (Collège de France) et Anne Bouverot, présidente du conseil d’administration de l’Ecole normale supérieure, a rendu sa copie à Emmanuel Macron. Cœur de la quatrième révolution industrielle, l’intelligence artificielle (IA) serait porteuse de promesses de croissance, de productivité, d’emplois, de gains de temps et de montée en compétence pour les travailleurs. S’ensuit la rhétorique technoscientifique, bien connue depuis des décennies, mettant en garde contre un « risque de déclassement économique » qui guetterait la France faute d’avoir pris le train à temps. Il y aurait donc urgence à agir.
L’élément le plus original du rapport vient sans doute de la présence dans la commission de Franca Salis-Madinier, secrétaire nationale de la CFDT cadres, unique représentant des salariés parmi ses membres essentiellement issus du monde du numérique. Ce qui a enfin permis d’aborder les questions de dialogue social par rapport au déploiement d’un système d’IA. Il y a en effet urgence à agir si nous ne voulons pas créer une fracture sociale sans précédent. D’autant que, comme l’affirme la sociologue Dominique Méda, « le monde du travail est déjà en crise » et nombre de salariés, employés ou cadres, et d’agents publics s’interrogent sur le sens du travail qui est aussi, comme le soulignent les chercheurs Coralie Perez et Thomas Coutrot, un enjeu majeur de santé publique.
Il est irréfutable que l’innovation technologique est un des moteurs de la croissance, mais il est tout aussi vrai que l’innovation sociale est indispensable à l’équilibre sociétal. Cet aspect social et sociétal est un enjeu primordial pour le futur de notre pays. Certes, l’enjeu de compétitivité et de souveraineté existe bien dans le rapport de la commission, mais comment peut-on envisager de plaquer sur les organisations, publiques ou privées, une innovation technologique controversée, aux conséquences profondes sur leur fonctionnement, dans un environnement social délétère ?
Pourtant, il est à noter que de nombreux organismes ont réalisé d’importants travaux, tel Sciences Po Paris avec sa médiation scientifique « Que sait-on du travail ? » relayée par Le Monde et une conférence du Conseil économique, social et environnemental. Il est ainsi régulièrement démontré qu’une des caractéristiques de la France en matière de fonctionnement des organisations est le peu d’autonomie laissée aux salariés tant sur les objectifs de travail qui leur sont fixés que dans la participation aux décisions concernant leur travail. Quant à la santé psychique des salariés, le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa a souligné la « pandémie » de burn-out qui sévit dans les pays occidentaux.
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