S’il y a bien un truc qui signe notre passage dans le fameux « monde d’après », c’est l’incroyable inflation du nombre de points d’exclamation dans les e-mails de boulot et les échanges sur messageries pros. Jadis – dans le « monde d’avant », si vous préférez –, la communication professionnelle avait des allures réfrigérées d’acte notarié, et il ne serait venu à l’idée de personne de ponctuer des annonces aussi banales que « réunion à 11 heures » comme si l’on hurlait à la face du monde ses gains mirobolants à l’EuroMillions. Pourtant, jetez un œil à votre boîte e-mail et vous verrez : « Super, je t’envoie le mémo !! », « L’agrafeuse est dans le 4e tiroir en partant du bas !!! » Si banal soit-il, le moindre échange donne désormais lieu à un feu d’artifice exclamatif.
Ce signe typographique, qui venait souligner l’exceptionnalité du message ou la force de l’émotion lui étant associée (on parlait, jusqu’au XVIIIe siècle, du point d’admiration), est désormais utilisé pour ponctuer tout et n’importe quoi, passant en quelques années d’un emploi parcimonieux à un envahissement que les Anglo-Saxons qualifient de « bangorrhée » (répétition destinée à donner plus de « bang », de punch). Si bien qu’un nouveau standard s’est subrepticement imposé dans le cœur effusif de la communication corporate : si vous n’employez pas de point d’exclamation à tout-va, vous serez vite jugé comme quelqu’un de froid, distant, limite de mauvaise humeur.
Cette épidémie traduit une contamination des messages professionnels par le langage SMS et celui des réseaux sociaux. Sur ces supports se pratique ce que l’on nomme le « parlécrit », un registre hybride où les courriers ont beau être rédigés sur un clavier, ils n’en relèvent pas moins de la stylistique et des codes paraverbaux de l’oralité. En conséquence, le sourire au moyen duquel vous avez l’habitude de souligner la dimension enthousiasmante de votre assertion en face-à-face est remplacé, en distanciel, par un point d’exclamation et/ou des émojis.
Valeurs sociales évolutives
Autour de cette habitude se dessine une fracture typographique entre les générations : alors que le baby-boomeur jugera négativement l’excès de « ! », témoignant selon lui d’un surenthousiasme feint, les plus jeunes y verront au contraire un moyen de donner du peps à leurs messages et d’en appuyer la sincérité. Dans le langage SMS, en effet, un simple point laisserait à penser aux plus jeunes que l’échange qu’il ponctue n’est pas très franc du collier, comme l’a mis en lumière une étude publiée en 2016 dans la revue Computers in Human Behavior. La ponctuation charrie de nos jours un ensemble de valeurs sociales évolutives qu’il faudra donc prendre en compte si l’on ne veut pas passer pour le dernier des faux jetons.
Il vous reste 22.04% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.
Hôtesse en caisse dans l’hypermarché Auchan de Perpignan, Nathalie Prieur n’oubliera pas le 16 mars 2023. Ce jour-là, la direction annonce aux équipes que leur magasin est sélectionné comme l’un des pilotes de l’enseigne pour expérimenter un « outil de planification » censé « mettre la bonne personne, avec la bonne compétence, au bon endroit et au bon moment ». « Un logiciel d’intelligence artificielle [IA] chargé de fabriquer nos horaires de boulot à partir du code du travail, des accords d’entreprise et des prévisions de vente qui a été mis en place au début de l’année », résume cette déléguée CFDT. Depuis, son quotidien, et celui de ses collègues, n’est plus le même.
Jusque-là, les manageurs construisaient les plannings des 450 salariés de cette grande surface, située dans le centre commercial Aushopping Porte D’Espagne, et ils les affichaient quinze jours à l’avance. Désormais, pour les quatre-vingts personnes du « secteur des caisses » en phase de test, c’est « le logiciel qui, avec ses paramètres, va répartir la charge de travail à couvrir ».
Difficile de discuter avec « la machine » autour d’un café dans l’espoir d’adapter son planning. « Elle ne regarde pas si une employée, âgée de 57 ans et opérée des épaules, est en bout de course, fatiguée, pour lui aménager ses plages horaires », souligne Mme Prieur. L’un de ses collègues qui avait l’habitude de travailler six heures par jour pendant trois jours s’est ainsi retrouvé subitement avec un emploi du temps de sept heures et trente minutes pendant deux jours, complété d’une journée de trois heures.
« Le logiciel intègre qu’il faut faire un certain nombre de week-ends par an, mais il peut donner quatre samedis en nocturne d’affilée, poursuit la syndicaliste. Pour des mères isolées, avec des enfants en bas âge, qui pouvaient jusque-là trouver des arrangements avec leur manageur, c’est devenu très compliqué. » Et pour cause : à la moindre modification de l’emploi du temps d’un salarié, « le logiciel refait tourner les horaires de toute l’équipe, car il est calé sur la charge de travail du magasin ».
Des modes de gestion moins coûteux en capital
L’irruption de l’IA pour gérer le planning des équipes de cet hyper est le dernier bouleversement touchant un secteur recensant 678 573 salariés (au troisième trimestre 2023, selon la plate-forme Horizons Commerce), ce qui en fait l’un des premiers employeurs en France. Un chiffre globalement stable depuis une dizaine d’années, derrière lequel de nombreux phénomènes percutent l’emploi et les conditions de travail.
Il vous reste 78.39% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.
A part le vrombissement du ventilateur, pas un bruit ne vient troubler ce cours de troisième année consacré au diabète. Stylo et cahier en main, sur leur petit bureau individuel, une cinquantaine d’étudiants écoutent religieusement le formateur malgré la touffeur qui enveloppe ce jour-là Dakar. Ces futurs infirmiers font partie des 800 élèves de l’Institut santé service (ISS), une école privée installée dans une maison à plusieurs étages de la capitale sénégalaise, qui forme aussi sages-femmes, biologistes et techniciens de laboratoire. Une fois obtenu leur diplôme de licence, bon nombre iront se spécialiser ou directement travailler loin du Sénégal.
« Ces trois dernières années, nous avons eu beaucoup d’étudiants qui sont partis », affirme Badiane Kowry Sow, la directrice générale, depuis son bureau situé une volée de marches plus bas. « Il y a un très grand exode, surtout des infirmiers », ajoute-t-elle, soulignant que, pour ces derniers, la durée de la formation est la même que dans les pays développés, soit trois ans (quand il faut cinq années d’études pour être sage-femme). Sitôt diplômés, ses élèves − des Sénégalais mais aussi de nombreux ressortissants de pays voisins − sont donc immédiatement « recrutables » à l’étranger.
En Afrique subsaharienne, le départ des soignants, notamment des infirmiers, est un phénomène connu. Vers le Royaume-Uni et l’Amérique du Nord, pour les anglophones (Nigérians, Ghanéens, Zimbabwéens notamment) ; vers la France et le Canada, pour les francophones (Sénégalais, Béninois entre autres).
Des spécialisations meilleures et plus nombreuses
Et ce, alors que car le taux de soignants par habitant est déjà très faible en Afrique. La situation n’est certes pas uniforme (largement meilleure en Afrique australe, moins bonne en Afrique centrale) mais très éloignée des ratios, par exemple, européens. Pour rester sur les mêmes exemples, la densité d’infirmiers et de sages-femmes était en 2020 de 2,9 pour 10 000 habitants au Bénin et de 3,5 au Sénégal, loin des 122 enregistrés en France, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Cette inégalité se retrouve aussi chez les médecins (31,7 pour 10 000 habitants au Royaume-Uni contre 3,9 au Nigeria, toujours selon l’OMS).
L’exode se nourrit de plusieurs facteurs. Pour les soignants, il y a l’appel de meilleurs salaires (les infirmiers et sages-femmes de l’ISS peuvent espérer 200 000 à 300 000 francs CFA à leur sortie, soit environ 300 à 450 euros), mais aussi les spécialisations, meilleures et plus nombreuses, ou encore les conditions de travail.
« Si j’avais le choix, je choisirais l’Occident », explique Boukar Léonard Robndoh, un médecin tchadien exerçant au Sénégal, qui dit passer 80 % de son temps « à gérer des aspects qui n’ont rien à voir avec la médecine », comme trouver une ambulance. Retourner au Tchad ? Encore moins, dit-il, évoquant « les journées sans électricité » et « le climat sociopolitique ». Les Etats, même s’ils portent le coût social mais aussi financier de ce phénomène, sont quant à eux bien en peine d’offrir suffisamment de postes.
Le Covid a aggravé la tendance, en gonflant considérablement la demande des pays développés. L’OMS relève pas moins de 115 000 soignants décédés du virus entre janvier 2020 et mai 2021 dans le monde, et beaucoup plus encore ont quitté le secteur après des burn-out ou des dépressions. Ces derniers sont donc devenus une main-d’œuvre hautement prisée, pour laquelle les pays riches ont assoupli leur politique migratoire. Fin janvier, dans le cadre de la loi « immigration », la France par exemple a créé une nouvelle carte de séjour dédiée aux professions médicales. Selon la presse locale, l’immigration zimbabwéenne au Royaume-Uni, principalement des soignants, a progressé de 1 500 % entre 2019 et 2022.
« Opportunités »
L’OMS, dirigée par l’Ethiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus, s’est alarmée de cette situation en établissant une liste rouge de 55 pays, principalement africains, en situation de déficit critique. Elle alerte, sans grand succès, les pays riches sur l’impact de leurs recrutements dans les régions listées, et promet d’aider ces derniers à améliorer leur système de santé. Un défi face au manque de moyens.
Le Monde Guides d’achat
Gourdes réutilisables
Les meilleures gourdes pour remplacer les bouteilles jetables
Lire
Face au flux, certains Etats tentent quand même de trouver une parade. Soit par l’offre, comme au Sénégal, où des efforts ont été faits ces deux dernières années pour ouvrir des masters spécialisés, ce qui permettra peut-être de « freiner » certaines velléités, note la directrice de l’ISS, Mme Sow. Soit par la contrainte, en adoptant des réglementations plus sévères. Début 2024, le Nigeria, qui selon son association des infirmières et sages-femmes a perdu 75 000 de ses actifs en cinq ans, a annoncé entre autres mesures un moratoire de deux ans entre le diplôme et un possible départ à l’étranger − provoquant la colère dans le secteur.
Mais il serait erroné de considérer que tous les Etats africains voient ce phénomène d’un mauvais œil. Le Kenya, par exemple, a signé des accords bilatéraux avec le Royaume-Uni pour y envoyer des infirmières. Une façon pour les autorités de répondre à leur incapacité à « absorber » les quelque 7 500 personnes diplômées chaque année, estime Lina Mwita, formatrice dans cette discipline à l’université de l’ONG médicale Amref, à Nairobi.
Certes, les hôpitaux manquent d’infirmières, mais en raison des créations limitées de nouveaux postes, beaucoup sont aussi sans emploi. « Elles ne vont pas juste rester là parce qu’elles sont kényanes et patriotes, elles cherchent des opportunités pour faire progresser leur carrière », souligne la professeure, qui réfute dans ce contexte l’expression de « fuite des cerveaux ».
A Dakar, pendant que se poursuit le studieux cours sur le diabète, la soutenance de mémoire de deux étudiants s’achève à un autre étage, sous le regard plein de fierté de leurs familles endimanchées. En longue robe bleu nuit et toque de rigueur, Mamadou Lamine Tamba se voit, avec sa camarade, présenter les félicitations du jury. Ce jeune Sénégalais s’étonne qu’on le questionne sur son envie d’aller à l’étranger. « Il faut découvrir, il faut voyager, s’agace-t-il quelque peu. Moi, je veux voir comment fonctionnent les infirmiers en Europe, aux Etats-Unis, partout. Vous, vous voyagez bien non ? Pourquoi pas nous ? »
Alors que le secteur occupe une place grandissante, un rapport parlementaire présenté, mercredi 10 avril, alerte sur l’absence de cadre juridique et l’illisibilité de l’offre de formation. Les deux députées qui en sont les auteures formulent vingt-deux recommandations.
Ce fut l’argument financier de résorption de la dette : s’il s’agit d’en réduire le poids, il aurait été utile que l’Etat en donnât l’exemple en remboursant à l’institution paritaire ce qu’il lui doit : le financement du chômage partiel durant la crise sanitaire et l’équivalent des cotisations sociales perdues du fait de la politique d’allégement des charges sociales conduite depuis des années par ce gouvernement et ceux qui l’ont précédé.
Indemniser, placer, former
L’autre argument avancé consiste à justifier cette réforme au nom du travail avec le postulat implicite que les allocations-chômage, leur montant, leur durée sont les ennemis de l’emploi et des politiques de remise en activité des chômeurs, les fameuses politiques dites « actives ».
Et c’est sur ce point de l’argumentation que le bât blesse lourdement, et pour plusieurs raisons. Car depuis la création des premières formes d’indemnisation des chômeurs à la création de l’Unédic en 1958, puis de celle de l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) en 1967 (aujourd’hui France Travail), l’indemnisation des chômeurs et leur placement sur le marché du travail ne faisaient qu’un seul et même binôme.
Ce fut tout le sens de la mise en place d’un service public de l’emploi dans ces années-là, tout ce dont le rapport Ortoli, rédigé par un certain Jacques Delors (1925-2023), appelait de ses vœux en 1963 : mettre en place une grande politique d’infrastructure publique de l’emploi au service de la mobilité professionnelle des actifs. Pour cela il fallait avant toute chose indemniser correctement les chômeurs (Unédic), les accompagner pour les placer (ANPE) avec le recours éventuel de la formation professionnelle (Association pour la formation professionnelle des adultes). L’indemnisation, au cœur des réformes aujourd’hui, constituait l’indispensable maillon et le levier principal de ces politiques actives.
Plus récemment, un inspecteur de l’inspection générale des affaires sociales (IGAS), Jean-Marc Boulanger, chargé par le gouvernement en 2008 d’une mission de préfiguration pour la création de Pôle emploi, présentait l’indemnisation des chômeurs comme la rémunération du travail de recherche d’emploi des chômeurs. Il rappelait, ce que l’actuel gouvernement semble ignorer, que « l’indemnisation et le placement via une politique d’intermédiation active constituaient les deux leviers à mettre en une même main pour donner corps à la volonté de donner toute sa puissance à la stratégie de sécurité des parcours dans un marché de l’emploi souple et dynamique ».
Il vous reste 55.64% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.
Ils n’ont pas réussi à trouver un terrain d’entente, même si beaucoup d’entre eux se sont refusés à le dire explicitement. Durant la nuit du mardi 9 au mercredi 10 avril, les syndicats et le patronat ont mis un terme à leurs négociations « pour un nouveau pacte de la vie au travail ».
Fruit de discussions engagées il y a trois mois et demi, l’ultime version du projet d’accord, qui vise à augmenter la part des seniors exerçant une activité, a été critiquée par l’ensemble des organisations de salariés. Ces dernières doivent maintenant consulter leurs instances avant d’arrêter une position officielle, mais tout laisse à penser, sauf très improbable coup de théâtre, qu’elles repousseront le texte que les mouvements d’employeurs leur ont soumis.
Une telle issue laisse la main libre au gouvernement pour prendre des dispositions qui tirent les conséquences de la réforme des retraites de 2023, avec le report de l’âge légal de 62 à 64 ans. Pour la démocratie sociale, il s’agit d’un sérieux revers, qui ne peut que conforter la piètre opinion d’Emmanuel Macron à l’égard des corps intermédiaires, le chef de l’Etat les jugeant incapables d’élaborer des mesures ambitieuses à l’échelle interprofessionnelle.
Initialement, la fin des pourparlers était prévue le 26 mars, mais les protagonistes l’avaient décalée au lundi 8 puis au mardi 9 avril, dans l’espoir que cette prolongation leur permettrait de parvenir à un compromis. En réalité, les séances supplémentaires de discussions ont tourné à la guerre des nerfs, entrecoupée d’interminables suspensions des débats. Au fil des heures, les représentants des chefs d’entreprise, qui tenaient la plume, ont fait évoluer le projet d’accord, mais de façon beaucoup trop parcimonieuse, aux yeux des syndicats.
C’est la CFTC, pourtant réputée pour sa modération, qui a eu les paroles les plus tranchées après la rencontre entre partenaires sociaux, organisée au siège national du Medef, à Paris. « C’est dommage d’arriver à un constat d’échec », a lancé Eric Courpotin, secrétaire confédéral de la centrale chrétienne, face aux journalistes, mercredi vers 2 heures du matin. « Le ressenti de toutes les organisations [de salariés], c’est qu’il n’est pas possible de signer », a-t-il ajouté en se demandant, sur un ton provocateur, si la volonté du camp adverse n’était pas d’obtenir « de la main-d’œuvre, pour pas cher ». Son homologue de la CFE-CGC, Jean-François Foucard, a également été plutôt direct. « Le patronat avait dit : “On va changer de paradigme.” On attend toujours », a-t-il ironisé, avant de conclure : « C’est un moment raté. »
Il vous reste 58.63% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.
Les quarante-huit dernières heures de tractations n’auront pas suffi : les organisations syndicales de salariés ont dressé, dans la nuit du mardi 9 au mercredi 10 avril, un constat d’échec au terme de trois mois et demi de négociations sur l’emploi des seniors, compromettant la validation par le gouvernement de la convention d’assurance-chômage négociée à l’automne.
Le texte final soumis à la signature par les organisations patronales ne crée « aucun droit nouveau pour les salariés », a regretté le négociateur de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), Yvan Ricordeau, à l’issue des pourparlers ; un constat partagé par les quatre autres syndicats. « Il n’y a pas de nouveau droit, il y a moins de destructions [de droits] que prévu, mais surtout des grands manques », a aussi pointé le négociateur de Force ouvrière (FO), Michel Beaugas, qui a réservé la position de son organisation.
« On va lister les plus et les moins : il n’y aura pas beaucoup de plus », a expliqué Denis Gravouil pour la Confédération générale du travail (CGT). « L’avis que je vais faire passer à nos instances n’est pas favorable », a renchéri Eric Courpotin (Confédération française des travailleurs chrétiens, CFTC), tandis que Jean-François Foucard (Confédération française de l’encadrement – Confédération générale des cadres, CFE-CGC) a dit qu’il proposerait à son instance dirigeante « de ne pas signer cet accord ».
Plusieurs syndicats ont affirmé qu’une ouverture patronale sur un droit à la retraite progressive aurait pu changer la donne, mais le Mouvement des entreprises de France (Medef) comme le gouvernement ont argué que la mesure coûtait trop cher. « Le patronat ne voulait pas de cette négociation depuis le départ, il a essayé de la retourner dans son sens » pour mieux l’évacuer, a estimé M. Ricordeau. L’adhésion de la CFDT au texte était déterminante pour parvenir à un compromis.
FO et la CFDT vont réunir, mercredi 10 et jeudi 11 avril, leurs instances dirigeantes pour décider formellement de la validation ou non de l’accord, mais les déclarations négatives de leurs négociateurs ne laissent guère de doute sur le fait que leur décision sera négative.
La cinquième et dernière version du texte, qui comportait très peu de modifications sur le fond par rapport aux deux versions précédentes, a été remise par le patronat aux syndicats de salariés tard dans la soirée de mardi, sans leur donner satisfaction. Le négociateur du Medef, Hubert Mongon, a regretté que les syndicats aient maintenu leurs positions initiales durant toutes les négociations.
Il a rappelé que son organisation avait voulu « faire en sorte de travailler à l’élévation du taux d’emploi dans le pays », en améliorant la qualité de l’environnement de travail, tout en évitant « la désinsertion professionnelle ». Selon lui, le projet d’accord soumis à signature répondait « à un certain nombre d’aspirations » de plusieurs syndicats de salariés.
Un objectif de 65 % de taux d’emploi des seniors à l’horizon 2030
Cet échec redonne la main au gouvernement, qui s’était engagé en cas d’accord à transcrire dans la loi le texte, dont le but affiché était d’augmenter le taux d’emploi des seniors, plus bas en France que dans la plupart des pays européens. Comme attendu, le compte épargne-temps universel (CETU), promu par la CFDT, mais rejeté par le Medef et la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), était aussi absent du texte final. Pour rappel, le gouvernement a fixé l’objectif d’un taux d’emploi de 65 % « à l’horizon 2030 » pour les 60-64 ans.
Censé permettre à l’ensemble des actifs de convertir des jours de congé ou de repos en rémunération ou de partir à la retraite de manière anticipée, il devrait toutefois faire l’objet d’une négociation séparée prochaine − possiblement mardi 16 avril − à l’initiative de l’Union des entreprises de proximité (U2P), la troisième organisation patronale, qui représente artisans, professions libérales et commerçantes.
La réunion prévue mercredi en cas d’accord à l’Unédic pour signer un avenant sur l’indemnisation des seniors, en présence des syndicats signataires de la convention d’assurance-chômage de novembre (CFDT, FO et CFTC) et des trois organisations patronales est, elle, « reportée dans l’attente de la décision finale des différentes parties », selon le représentant du Medef. Cette signature devait ouvrir la voie à la validation de l’accord paritaire par le gouvernement.
Le premier ministre, Gabriel Attal, a d’ores et déjà annoncé sa volonté de durcir encore les conditions d’indemnisation des chômeurs pour, justifie-t-il, les inciter davantage à reprendre un emploi.
Le Monde Guides d’achat
Gourdes réutilisables
Les meilleures gourdes pour remplacer les bouteilles jetables
Lire
Aussi les partenaires sociaux devraient-ils recevoir au printemps une nouvelle lettre de cadrage pour négocier une nouvelle convention, avec des économies à la clé pour l’assurance-chômage, alors que le gouvernement cherche à trouver des économies afin de réduire le déficit public.
Très classiquement, elle a répondu à une petite annonce, en janvier. Puis, très classiquement encore, elle a reçu un mail préformaté lui indiquant qu’elle avait été retenue pour un entretien d’embauche. Dans ce même message, l’entreprise en question, la SNCF, lui avait indiqué que ce dernier se passerait en ligne sur une interface. Qu’en d’autres termes, personne ne serait derrière l’écran.
Le jour J, Anne Vulliez s’est malgré tout fait surprendre par la méthode, à savoir cliquer sur un lien, faire un bref test, puis répondre à l’oral à trois questions écrites, en une minute chacune, chrono sous les yeux, en actionnant sa webcam. « J’ai à peine eu le temps de dire bonjour, merci, que c’était déjà fini », raconte cette responsable en communication. Quelques semaines plus tard, la candidate reçoit un nouveau courriel lui signifiant, cette fois, qu’elle n’a pas été retenue. « Du début à la fin, il n’y a eu aucune interaction humaine », s’étonne-t-elle encore, pourtant ouverte aux nouvelles technologies. « Nombre d’entreprises veulent montrer qu’elles sont innovantes. Mais à l’heure où elles doivent remettre de l’humain dans leur stratégie, elles utilisent souvent l’intelligence artificielle [IA] à mauvais escient. »
Rédaction d’offres d’emploi, filtrage des CV, tests en ligne… L’IA générative, popularisée fin 2022 par ChatGPT, et qui consiste à créer du texte à partir d’instructions précises, est un outil supplémentaire qui s’invite désormais à tous les stades du recrutement. Dans la rédaction d’offres d’emploi, comme reconnaissent le faire L’Oréal ou le cabinet de conseil Ernst & Young (EY), mais aussi lors des entretiens. Mais cette robotisation n’a pas attendu l’IA générative.
« Certaines entreprises ont d’ores et déjà recours à deschatbots [robots conversationnels] qui posent des questions, enregistrent des réponses et prétendent savoir “décoder” les expressions du visage du candidat sous forme de “cartographie de ses émotions”, censée renseigner sur sa personnalité », confirme Gilles Gateau, le directeur général de l’Association pour l’emploi des cadres.
Transparence
Menées au nom d’économies, ces pratiques sont aussi justifiées par leurs promoteurs par le fait qu’elles ne véhiculeraient pas plus de stéréotypes qu’un recruteur classique. Plusieurs affaires ont cependant révélé que ces algorithmes pouvaient être porteurs de biais. En 2018, Amazon a dû renoncer à l’utilisation d’un outil de tri automatique des candidatures. Ce dernier discriminait les femmes qui postulaient à des métiers techniques ou de développeuse Web.
Il vous reste 61.48% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.
Les jeunes, et de manière générale les débutants, sont particulièrement exposés aux risques de blessures graves et mortelles sur leurs lieux de travail : telle était la conclusion du dernierplan national pour la prévention des accidents du travail, en 2022, qui en faisait une préoccupation prioritaire. Face à cet enjeu, Corinne Gaudart, directrice de recherche au CNRS, ergonome et coautrice de l’ouvrage Le Travail pressé (Les Petits Matins, 2023), met en avant l’importance de la transmission intergénérationnelle au sein des collectifs de travail.
Quels facteurs expliquent que les plus jeunes soient très exposés aux risques de douleurs ou d’accidents au travail ?
Leur manque d’expérience est un facteur crucial. Les plus jeunes sont moins aguerris concernant ce qu’on appelle les « savoir-faire de prudence », les gestuelles, positionnements ou appuis qui permettent d’éviter les blessures ou la mise en danger.
Prenons un jeune ouvrier du BTP, comme nous en rapportons le récit dans notre ouvrage. A ses débuts, avec tout un groupe d’ouvriers novices que l’entreprise n’a pas pris le temps de former, il est affecté à des tâches fatigantes, mais qui ne sont pas supposées demander de compétences particulières. Très souvent, on donne une pelle et il faut creuser des tranchées. Mais bien tenir une pelle demande aussi un savoir-faire, qui, lorsqu’il n’est pas transmis, fait que les jeunes ouvriers se font mal rapidement. Jusqu’à parfois générer des douleurs durables et gênantes dans le travail.
Vous avez justement étudié les bienfaits de la transmission des bons gestes ou des comportements de prudence entre générations. En quoi cette transmission est-elle essentielle dans les collectifs de travail ?
Ces fameux « savoir-faire de prudence » ne s’acquièrent pas tous dans des formations classiques. Souvent, ce sont des savoirs un peu invisibles, qui s’apprivoisent avec le temps et s’apprennent en côtoyant une équipe ou un tuteur sur son lieu de travail. Les liens entre générations, lorsqu’ils peuvent se déployer, permettent d’acquérir souvent de façon efficace les gestes protecteurs pour s’économiser, moins s’user au travail ou encore pour savoir faire face à la variabilité des situations professionnelles. C’est essentiel, pas seulement sur le plan physique, mais aussi sur le plan psychosocial, sur la façon dont on se projette et on vit son travail.
Cette transmission ne se fait pas que dans un sens. Au travail, il s’agit d’un échange réciproque, où les nouveaux arrivés peuvent aussi apprendre aux plus anciens. On pense souvent aux compétences numériques par exemple, mais pas uniquement : je me souviens d’une équipe d’aides-soignantes, dans un hôpital, où la transmission se jouait aussi d’une plus jeune à une plus ancienne sur la bientraitance des patients.
Il vous reste 28.64% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.
« Face à la douleur d’une famille, à l’indignation devant le fait que l’on puisse mourir sur son lieu de travail, et aux discussions extrêmement techniques sur les causes de l’accident, il faut toujours privilégier les victimes, lance la procureure de la République, Catherine Sorita-Minard, en ouverture de son réquisitoire au tribunal correctionnel de Tours, mardi 9 avril. Benjamin était un jeune homme, inexpérimenté, qui aurait dû être accompagné et formé par son employeur. »
Benjamin Gadreau est mort le 28 février 2022 à 23 ans, des suites d’une chute de treize mètres, après avoir glissé sur une gouttière. Salarié depuis un an de l’entreprise de couverture Quinet, il travaillait sur le toit d’un bâtiment de logements collectifs, à Chinon (Indre-et-Loire). La société est poursuivie pour homicide involontaire, absence de protection collective conforme, et mise à disposition d’équipement de travail sans information ou formation.
Au tribunal, les proches de la victime sont entourés d’une dizaine de familles du collectif Stop à la mort au travail, que sa mère Caroline Dilly a cofondé fin 2022. Ces parents ou conjoints de victimes ont pris l’habitude de se rendre aux procès pour se soutenir mutuellement, accompagnés de banderoles et vêtements à l’effigie de la personne décédée.
Le déroulement des faits est typique des risques que prennent régulièrement les couvreurs. Avec son chef d’équipe, Benjamin Gadreau a la journée pour changer une partie des gouttières situées à l’angle du bâtiment, et remplacer quelques ardoises sur le toit. Ils utilisent une plate-forme élévatrice mobile de personne, un équipement qui permet de travailler en sécurité « à condition que les tâches de travail s’effectuent depuis l’intérieur du panier nacelle », selon l’inspection du travail.
C’est là tout le souci : le chef d’équipe puis Benjamin sortent tous les deux de la nacelle, car le toit est en pente et ils ne peuvent réaliser leur travail depuis celle-ci. C’est en remontant dedans, que le jeune homme, sans protection, glisse et tombe.
Le directeur adjoint du travail en Indre-et-Loire Bruno Rousseau, qui s’exprime au nom de l’inspectrice du travail qui a suivi le dossier – désormais retraitée – est formel : « C’était “mission impossible” de travailler en sécurité à deux avec cette nacelle. L’employeur n’a pas évalué les risques et pris les mesures nécessaires pour assurer la santé de ses travailleurs. On n’a même pas trouvé de règlement intérieur. » Le couvreur décédé n’était pas formé au travail sur ce type d’engin.
Il vous reste 50.02% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.