Face à l’idée d’une retraite sans cesse repoussée, les jeunes revoient leur rapport au travail

D’où qu’ils parlent, de l’Yonne à la région parisienne, en passant par le Maine-et-Loire ou le Cantal, les jeunes âgés de moins de 30 ans expriment un même désenchantement. « Je me suis toujours dit que je n’aurai pas de retraite », « La retraite, on nous a répété toute notre vie que notre génération pouvait s’asseoir dessus », commence ainsi la quasi-totalité de ceux qui ont répondu à l’appel à témoignages lancé par le Monde sur l’idée qu’ils se font de leur retraite. Qu’ils soient cadres supérieurs, indépendants, techniciens ou manutentionnaires, ces jeunes nés dans les années 1990 se lancent sur le marché du travail avec l’intime conviction qu’ils ne pourront bénéficier du même droit au repos que leurs aînés. Persuadés aussi, pour la plupart, qu’il leur faudra repenser leur carrière en conséquence.

Entrer ainsi sur le marché de l’emploi, avec le sentiment qu’aucune ligne d’arrivée n’existera, influe souvent sur leur façon même d’envisager le travail et la place à lui accorder. « Les incertitudes sur l’état futur de la retraite s’ajoutent à une longue liste d’incertitudes concernant l’avenir, ce qui fait qu’il est difficile de se projeter, témoigne Louison (qui souhaite rester anonyme), chargée de communication de 25 ans, à Paris. J’ai l’impression qu’avec les collègues de mon âge il est plus difficile d’envisager de s’impliquer corps et âme dans le travail, car nous n’avons aucune garantie que notre investissement trouvera une contrepartie plus tard. Ni qu’il donnera droit à un répit. »

Ces dernières semaines, la jeunesse a d’ailleurs été visible dans les cortèges organisés contre le projet de réforme des retraites – par « solidarité » pour ses aînés, mais aussi pour exprimer sa crainte du futur. « Nous ne sommes pas encore au niveau de la mobilisation des jeunes contre le CPE [contrat de première embauche, en 2005], faute d’organisations de jeunesse fortes sur le territoire, mais un mouvement se dessine dans cette tranche d’âge, constate le sociologue Vincent Tiberj, professeur à Sciences Po Bordeaux. Pour cette génération, qu’elle manifeste ou non par les voies traditionnelles, la réflexion se fait notamment autour de la notion du “droit à vivre”. Mais aussi de celui à faire des erreurs ou à changer de voie, ce que découragera le nouveau système de cotisation. »

Sentiment d’urgence

Partagée par les jeunes interrogés, l’inquiétude de voir le report de l’âge de départ à la retraite prévue par la réforme ouvrir la voie à d’autres ajournements vient boucher leur horizon. Surtout quand l’usure se fait déjà sentir, comme pour ceux qui occupent des métiers pénibles. Entrés tôt sur le marché de l’emploi, ces jeunes seront parmi les plus affectés par un allongement du temps de cotisation.

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Aux « Dernières Nouvelles d’Alsace », le malaise social s’amplifie

Quotidiens régionaux, dans le hall du Sénat, à Paris, le 19 septembre 2013.

La crainte d’un « France Télécom local ». Le malaise social que traverse le quotidien régional appartenant au Groupe EBRA (Est Bourgogne Rhône Alpes, pôle média de Crédit mutuel alliance fédérale) est tel que plusieurs salariés des Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA) interrogés par Le Monde n’hésitent pas à spontanément citer l’exemple dramatique du prédécesseur d’Orange, marqué par une série de suicides durant les années 2008-2009.

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En moins de quatre ans, trois employés de l’entreprise bas-rhinoise se sont suicidés. Le premier, un technicien de 43 ans, avait sauté du quatrième étage du journal à Strasbourg en décembre 2019 ; le second, un rotativiste de 57 ans, s’était jeté du cinquième niveau d’un parking tout proche de ces mêmes locaux en novembre 2020.

Le climat est de nouveau anxiogène depuis le suicide de Chantal Dou, 41 ans, une assistante relation clientèle (ARC) à l’édition de Haguenau, l’un des seize bureaux locaux. La collaboratrice, décrite par ses collègues comme « très professionnelle », « perfectionniste » et « souriante », était en burn-out. Elle a mis fin à ses jours à son domicile, le 17 janvier, alors qu’elle était en arrêt maladie, le quatrième depuis fin 2020.

« Plan social déguisé »

Inquiets, les représentants du personnel ont déposé une « alerte danger grave et imminent » à propos des salariés de Haguenau et l’ensemble des ARC, quinze salariées chargées de l’accueil des lecteurs en agence alors qu’elles étaient trente-quatre en 2018. Les départs à la retraite, les absences pour arrêt maladie et les mutations ne sont plus remplacés.

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« C’est un plan social déguisé », est persuadée une responsable syndicale. Depuis la pandémie de Covid-19, trois accueils en locale ont fermé sur les seize existants. Alors que des tâches supplémentaires leur ont été allouées, la surcharge de travail est devenue monnaie courante pour ce poste non considéré par la direction, selon cette interlocutrice.

Plusieurs journalistes au sein de la rédaction, comme des salariés de la régie publicitaire, dénoncent une « perte de sens », des « changements à marche forcée », et une « absence de pédagogie » de la part de la direction

Une cellule psychologique a été mise en place au sein du journal après la mort de Chantal Dou, ainsi qu’un groupe de parole dans la locale d’Haguenau concernée par le drame. Une délégation d’enquête paritaire (comprenant notamment des représentants des salariés, la direction et l’inspection du travail) doit maintenant établir un rapport sur les causes de ce dernier suicide avant de présenter ses conclusions devant le comité social et économique (CSE) dans les prochaines semaines.

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Aux Etats-Unis, Lina Khan veut supprimer les clauses de non-concurrence

Greg Wier et Matthew Keywell étaient propriétaire d’une société de gardiennage, Prudential, à Taylor, près de Detroit, dans le Michigan. Leurs salariés étaient payés au lance-pierre, autour de 10 dollars (9,40 euros) de l’heure, le salaire minimum dans la région, et pourtant, les deux entrepreneurs imposaient des clauses de non-concurrence : interdiction de travailler pour un rival, de créer leur entreprise de surveillance pendant deux ans, dans un rayon de 100 miles (160 kilomètres) alentour. La sanction en cas de non-respect de ces conditions : 100 000 dollars.

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Les deux hommes ne se sont pas contentés de faire signer ces contrats (en général après avoir embauché leurs gardiens, qui n’avaient plus le moyen de négocier) : ils ont fait licencier plusieurs de leurs anciens salariés embauchés dans d’autres entreprises. Tout cela pour des gardiens de sécurité ! Le cas était suffisamment emblématique pour que la Federal Trade Commission (FTC), l’autorité fédérale de la concurrence américaine, se saisisse du cas et libère, début janvier, quelque 1 500 anciens salariés de Prudential de leurs obligations.

Derrière cette opération, la présidente de la FTC, Lina Khan : cette universitaire de 33 ans, fille d’émigrés pakistanais née à Londres, veut libéraliser le marché du travail américain. « Un travailleur américain sur cinq, soit 30 millions de personnes, est lié par une clause de non-concurrence », déplore Mme Khan dans une tribune au New York Times parue le 9 janvier. Elle y cite l’exemple de « travailleurs de la restauration rapide, de jardiniers, d’ouvriers » : bref, des cas de figure bien loin de celui de l’ingénieur formé pendant des années par l’entreprise et qui chiperait les secrets de fabrique.

Long chemin

« Les accords de non-concurrence font baisser les salaires et tuent l’innovation », accuse la responsable. Pas seulement les salaires de ceux qui les ont signés, mais ceux des autres, puisque ces clauses empêchent la fluidification du marché et la pression à la hausse des salaires. « Comment un nouveau business peut-il s’imposer sur le marché si tous les travailleurs qualifiés sont bloqués ? », demande-t-elle. A son secours, l’exemple de la Californie, l’un des trois Etats, avec l’Oklahoma et le Dakota du Nord, à bannir les clauses de non-concurrence, et ce depuis le XIXe siècle.

Des articles aux décisions, le chemin est long, car le gouvernement est souvent démuni aux Etats-Unis

« Cela n’a pas maintenu la Californie – la cinquième économie du monde – à l’âge de pierre », constate Mme Khan. Au contraire, ce mécanisme a permis à l’écosystème de capital-risque de prospérer dans la Silicon Valley. Ainsi, la présidente de la FTC a-t-elle tout simplement proposé la suppression des clauses de non-concurrence aux Etats-Unis, sauf en cas de cession des parts d’une entreprise, estimant que la mesure permettrait d’augmenter les salaires de plus de 250 milliards de dollars par an.

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L’argot de bureau : l’« upskilling », pour mettre ses salariés à la page

Argot de bureau

Lundi 14 heures, Nicolas est déjà en week-end : tout guilleret, ce créateur de sites Internet en a lancé une dizaine en une matinée, et chacun comporte déjà de nombreux articles. « J’ai découvert un truc magique, j’ai demandé à ChatGPT de faire mon travail et en une seconde j’avais tout. »

Ce que Nicolas ne sait pas, c’est que dans cinq ans, ses clients n’auront plus besoin de lui : l’heure est grave. Le développement des intelligences artificielles génératives inquiète, car il pourrait menacer à terme la majorité des métiers du tertiaire, y compris les plus « créatifs ». Face au caractère de plus en plus obsolète des compétences professionnelles, il convient de les mettre à jour de plus en plus souvent, avec un bon « upskilling », disent les professionnels.

L’upskilling consiste à « augmenter » (up) les « compétences » (skills) d’un salarié, afin de permettre la poursuite de son métier. « L’upskilling améliore la performance opérationnelle des salariés dans leur poste, il va leur permettre d’être plus efficaces et performants, précise Jenny Gaultier, directrice générale du Mercato de l’emploi, un réseau de consultants en recrutement. Le terme est très utilisé depuis le Covid. »

Fidélisation des équipes

La notion vise plutôt les compétences dites « dures », appelées également compétences métiers, celles qui ont été validées par des diplômes à l’époque où « on faisait comme ça », et où elles suffisaient pour être embauché… Mais tout a changé.

Attention ici, à ne pas confondre l’upskilling avec l’upcycling, forme de recyclage qui consiste à créer du neuf avec du vieux…

Il s’agit désormais de combler l’écart entre les attentes de l’employeur et la réalité des compétences des salariés – on parle en bon français de « skills gap ». Si l’on exige des nouvelles recrues qu’elles connaissent telle technologie, autant permettre aux autres d’acquérir ces compétences, pour rester au niveau. Attention ici, à ne pas confondre l’upskilling avec l’upcycling, forme de recyclage qui consiste à créer du neuf avec du vieux…

Peut-on alors parler de « montée en compétences », comme le sous-entend le « up » ? Parler de perfectionnement paraît plus approprié, puisque c’est la finalité recherchée. Pour une entreprise, engager une démarche d’upskilling est un signal qu’elle prend de l’avance sur l’inexorable.  « Cet investissement coûtera toujours moins que de perdre en compétitivité, ou que de devoir faire certains recrutements, souligne Jenny Gaultier. Le turnover sera fort s’il ne se passe rien. »

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« Si l’Etat contrôle le temps de la grève et ses modalités, alors la grève n’est plus »

Matraquage antiblocage, service minimum, menaces contre les actions militantes de la CGT-Energie : depuis le 19 janvier, les attaques de l’exécutif contre le droit de grève s’intensifient. Face à la mobilisation massive contre une réforme des retraites très impopulaire, le danger de nouvelles attaques contre ce qui a toujours été un droit à la contestation devrait être une préoccupation majeure de toutes celles et ceux qui se battent pour la défense de nos conquêtes démocratiques.

Le droit de grève, un droit au « blocage »

En droit français, la protection de la grève a une valeur constitutionnelle, consacrée par l’article 7 du préambule de la Constitution de 1946. Conquête fondamentale, la grève consiste en la suspension du contrat de travail et donc du lien de subordination auquel le salarié est soumis. Le droit de grève constitue un véritable droit à l’insubordination et à la révolte. Et, en cette matière, les contours de la légalité évoluent constamment.

Selon Philippe Waquet, ancien doyen de la chambre sociale de la Cour de cassation, « le droit du travail s’est construit, en grande partie, grâce aux grèves. Et la difficulté de réglementer la grève tient précisément à ce caractère irréductible du phénomène, qui échappe aux catégories classiques d’un droit construit autour de l’image du bon père de famille, prudent et diligent ». Ainsi, des fêtes à Renault-Billancourt, en 1936, à la grève des salariés de Lip, en 1973, le droit de grève a toujours entraîné bien plus que le « blocage » de l’économie : piquets de grève, barrages routiers, occupations d’usine sont autant de modalités d’expression de cette liberté fondamentalement politique.

Au nom du « devoir de travailler »

Face à cela, les attaques contre le droit de grève ont jalonné l’histoire du mouvement social. On peut bien sûr penser aux milliers de mineurs licenciés pour avoir participé à la grande grève de 1948, marquée par la brutalité de la répression policière. Plus tard, c’est par l’instauration de dispositifs législatifs pérennes que les gouvernements successifs ont cherché à dompter ce droit à la contestation. En ce sens, la loi du 31 juillet 1963 instaurait un préavis obligatoire dans les services publics. Adoptée quelques mois après la victoire des mineurs malgré leur réquisition, elle visait à empêcher toute grève sans intervention syndicale et à réparer l’affront fait au président de Gaulle.

Depuis lors, à chaque grève d’ampleur, le débat sur l’instauration d’un service minimum et le durcissement des sanctions disciplinaires à l’encontre des grévistes refait surface au nom du « devoir de travailler » ou de la « continuité des services publics ».

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« Les seniors de la deuxième ligne sont plus nombreux à être ni en emploi ni en retraite que les autres salariés »

La crise sanitaire a mis en lumière un ensemble de salariés travaillant dans des métiers nécessaires à la continuité de notre vie économique et sociale, les « deuxième ligne », salués par le président de la République aux côtés des soignants dans son discours d’avril 2020. Parmi eux, des ouvriers (dans l’agriculture et les industries agroalimentaires, le bâtiment, la manutention) mais aussi des conducteurs, des bouchers, des charcutiers, des boulangers, des vendeurs de produits alimentaires, des caissiers de la grande distribution, des agents du nettoyage et de la propreté, de l’aide à domicile, de la sécurité…

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La mission lancée par Elisabeth Borne en novembre 2020, dont le rapport a été publié en décembre 2021, a montré la difficulté de leurs conditions de travail et d’emploi, marquées notamment par des salaires faibles, diverses formes de pénibilité et de faibles chances de promotion en cours de carrière… Pourtant, malgré la richesse du bilan statistique et l’ambition d’un dialogue social renouvelé dans les branches concernées, la « reconnaissance » du rôle essentiel de ces salariés s’est arrêtée à une prime exceptionnelle laissée à la discrétion des employeurs en 2021, et de plus non spécifique à ces métiers.

Dans le contexte du débat sur la réforme des retraites, il nous semble important de renouer avec la démarche de la mission et de reprendre une approche par métiers pour analyser les fins de carrière et leurs difficultés.

Les données de l’enquête Emploi de l’Insee permettent une première approche, en décomposant la population des seniors de 50 à 64 ans selon leur situation à l’égard du marché du travail en fonction de leur métier. Les résultats montrent que les salariés qui exercent ou ont exercé comme dernier emploi un métier de la deuxième ligne représentent 28 % du total des seniors, soit 3,6 millions de personnes. Ils sont un peu moins souvent en emploi que les autres salariés (58 % contre 66 %), et il s’agit davantage d’emplois à temps partiel (18 % contre 10 %).

Fort risque de pauvreté

Toutefois, comme ils sont un peu plus touchés par le chômage, et surtout par l’inactivité hors retraite, les seniors de la deuxième ligne sont nettement plus nombreux à être ni en emploi ni en retraite (26 % contre 15 %), situation associée à un fort risque de pauvreté selon une étude de la Drees de 2018. Signe de la dureté de leurs métiers, un tiers d’entre eux (9 %) est en invalidité, le double de ce qui est observé dans les autres emplois. Chômage et inactivité, hors retraite, ne diminuent que lentement avec l’âge : pour certains métiers, comme les ouvriers du bâtiment, les caissières ou les agents de propreté, cette situation touche encore plus du quart de la population entre 60 et 64 ans. Elle renvoie très probablement à l’impossibilité de ces travailleurs à prendre leur retraite compte tenu de leurs carrières (nombre de trimestres et niveaux de salaires).

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« Les Français ont au moins trois bonnes raisons d’afficher leur hostilité à la perspective de travailler jusqu’à 64 ans »

Malgré les efforts de l’exécutif pour tenter de montrer que la réforme des retraites est juste et indispensable, les Français refusent de travailler deux ans de plus. Et, du point de vue du travail, ils ont au moins trois bonnes raisons d’afficher leur hostilité à cette perspective.

Lire la chronique de Françoise Fressoz : Article réservé à nos abonnés « Dans le conflit sur la réforme des retraites, tout se joue à front renversé »

Tout d’abord, la pénibilité des conditions de travail est loin d’être compatible avec l’avancée en âge. Les travaux de recherche en ergonomie (Le Travail pressé, de Corine Gaudart et Serge Volkoff, Les Petits Matins, 2022) ont montré que les contraintes de temps, le travail dans l’urgence et l’absence de marge de manœuvre posent des problèmes particuliers aux travailleurs vieillissant. Or, c’est précisément l’intensification du travail qui caractérise le mieux l’évolution des conditions de travail ces trente dernières années.

Selon les enquêtes de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du travail, entre 1984 et 2019, la proportion de salariés dont le rythme de travail est imposé par « des normes ou des délais en une heure au plus » est passée de 5 % à 23 % ; celle des travailleurs dont le rythme dépend d’une « demande extérieure exigeant une réponse immédiate » est passée de 28 % à 55 %.

Une des premières inquiétudes des salariés face au recul de l’âge légal de la retraite semble de se demander s’ils vont pouvoir tenir le rythme imposé par l’organisation du travail. D’ailleurs, plus ils avancent en âge, et plus la réponse à cette question est négative, notamment pour les ouvriers et employés. Selon les tout premiers résultats d’une étude menée par l’observatoire Evrest, après 60 ans, la moitié des ouvriers et des employés doutent que leur état de santé leur permette, à horizon de deux ans, de poursuivre leur travail actuel. Et l’on sait par d’autres travaux scientifiques que ces doutes sont souvent fondés et laissent présager la survenue d’incapacité. Avec des risques sérieux de perte d’emploi et d’une longue période de chômage.

« Situation qui stagne »

La deuxième raison de refuser de travailler jusqu’à 64 ans est à rechercher dans les comparaisons européennes. L’âge de départ plus élevé dans nombre de pays de l’Union justifierait, pour l’exécutif, que la France recule le sien. Sauf que la première ministre, Elisabeth Borne, et son ministre du travail, Olivier Dussopt, se gardent bien de reconnaître que, parmi les pays européens, la France se situe en queue de peloton dans le domaine de la qualité des conditions de travail.

C’est en tout cas ce que montre l’enquête menée sur le sujet par la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail auprès de 72 000 travailleurs des 27 Etats membres et de 9 pays voisins (Royaume-Uni, Norvège, Suisse…). La France se classe 28e, selon l’index de qualité du travail ; 5 % des salariés de l’Hexagone considèrent leurs conditions de travail comme extrêmement contraintes, 11 % les caractérisent comme fortement tendues et 22 % comme plutôt tendues.

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« Les aides à domicile, grandes perdantes de la future réforme des retraites »

Il est compliqué de ne faire que des gagnants avec une réforme cherchant à économiser 12 milliards d’euros par an. De fait, l’analyse des effets de la réforme des retraites montre de plus en plus qu’elle générerait surtout des perdants, parmi lesquels les femmes ouvrières ou employées seraient les plus durement touchées. Celles-ci, apparues comme essentielles pendant la pandémie, restent mal rémunérées et ne voient pas leurs conditions de travail s’améliorer.

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Le cas des aides à domicile est, à ce titre, emblématique. La nécessité et l’utilité de s’occuper des personnes en perte d’autonomie ne font aucun doute : leur permettre de rester chez elles malgré la baisse de leurs capacités a notamment des effets bénéfiques sur le système hospitalier, les personnes bénéficiant de ces aides sont moins souvent orientées vers l’hôpital par les SAMU et sont moins souvent hospitalisées par les services d’urgence.

Toutefois, cette utilité collective a un coût, qui est supporté par ces employés. Leurs conditions de travail sont pénibles, les exposent à des produits chimiques d’entretien ménager et des postures traumatisantes, quand il faut porter les patients du lit au fauteuil, les aider à marcher ou à faire leur toilette. Les rémunérations restent très faibles, non seulement parce que le salaire horaire est faible, mais aussi parce que le temps de travail rémunéré est bien moindre que le temps dévolu au travail, car il est fragmenté entre les différentes personnes aidées et entrecoupé de nombreux temps de transport entre leurs domiciles : selon les données de la direction des études du ministère du travail, le nombre d’heures moyen des salariées des organismes de services à la personne était en 2021 de 16 heures par semaine.

Le flou de la pénibilité

Pour les aides à domicile, la réforme des retraites est un coup violent de plus porté à leurs conditions de vie. Les tâches accomplies ne permettent pas à ces femmes de tenir jusqu’à 64 ans. On leur imposerait donc un passage par le chômage, voire par le RSA, entre le moment où, usées par cet emploi si utile à la collectivité, elles arrêteront de l’exercer, et le moment où elles pourraient enfin prétendre à la retraite. Et combien de temps en profiteront-elles ? Si l’espérance de vie a augmenté, les inégalités restent très élevées, et en défaveur des aides à domicile : l’Insee estime à huit ans et quatre mois la différence d’espérance de vie entre le cinquième des femmes les plus aisées et le cinquième le plus pauvre. De plus, la direction des études du ministère de la santé montre que l’écart est également très fort dans la proportion des personnes fortement limitées par des incapacités dès la première année de leur retraite.

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Pour sauver la filière de la recherche clinique, il faut soutenir l’emploi

Attention, filière en danger ! A la liste déjà longue des secteurs d’activité qui peinent à recruter s’ajoute aujourd’hui celui de la recherche en santé humaine, et plus précisément de la recherche dite clinique, d’expérimentation sur l’homme.

Plusieurs études publiées par France Biotech ou le Syndicat national de l’industrie des technologies médicales se font l’écho des tensions rencontrées pour pourvoir les postes en unités de recherche et développement. Une situation surprenante alors qu’il ne se passe pas un jour sans que les résultats d’essais cliniques, les succès ou les échecs de nouvelles expérimentations soient mis en avant. L’activité est en pointe : le nombre d’essais cliniques sur le portail international de référencement Clinicaltrials.gov enregistre une croissance moyenne annuelle de près de 35 % depuis vingt ans et de plus de 40 % depuis 2015.

Pour autant, s’il s’agit aujourd’hui d’une activité reconnue, elle reste méconnue. Concevoir, élaborer, réaliser et analyser les résultats d’un essai clinique sont un travail de longue haleine qui mobilise de nombreuses compétences et équipes expertes : celles des médecins et cliniciens-chercheurs, des équipes médicales chargées de la conception du protocole d’inclusion et de la définition des budgets, des équipes d’investigation assurant la conduite et la bonne réalisation des essais et le suivi des patients, sans oublier celles des analystes recueillant les données afin de déterminer les résultats des recherches.

Il s’agit donc d’une matière complexe, en constante mutation, affectée par l’évolution des connaissances, des moyens techniques ou numériques disponibles, et des réglementations diverses liées à la sécurité des participants aux essais.

Rien d’étonnant, donc, à ce que les besoins en ressources humaines explosent, sans que l’on ait pour autant d’éléments chiffrés précis. A ce jour, on ne dispose que de données parcellaires, datées ou approximatives.

Les besoins en ressources humaines explosent, sans que l’on ait pour autant d’éléments chiffrés précis

Le chiffre de six mille postes pour trente-deux CHU sur le plan national donné dans un rapport de la Cour des comptes, selon un recensement réalisé en 2014, est bien loin de la réalité de l’emploi du secteur.

Si l’on extrapole à l’ensemble des hôpitaux l’évolution constatée en dix ans dans deux CHU d’envergure (Toulouse et les Hospices civils de Lyon) dont les équipes de recherche ont augmenté de plus de 60 % depuis 2013, et que l’on y ajoute les effectifs des sociétés spécialisées dans la gestion des essais cliniques, appelées Contract Research Organizations, des laboratoires pharmaceutiques, de l’industrie biomédicale, de la HealthTech, on peut estimer que la filière de la recherche clinique en France représente plus de soixante mille emplois ! Encore ne s’agit-il que d’une estimation et d’un nombre amené à évoluer considérablement dans les années à venir… pour autant que les postes offerts trouvent preneurs.

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« Le manque d’attractivité du travail provoque des pertes de valeur ajoutée colossales »

Par-delà le clivage entre ceux qui sont favorables à l’allongement de la durée de la vie au travail jusqu’à 64 ans et ceux qui s’y opposent, un consensus se dessine entre les deux camps sur la faible attractivité du travail en France. Les défenseurs de la réforme s’en soucient à juste titre, car un allongement de la durée de la vie au travail profitable économiquement et acceptable socialement n’est possible que si le travail attire du début à la fin d’une carrière. Certains opposants aussi, notamment les syndicats, dont la raison d’être est la qualité de la vie au travail (QVT), quel que soit l’âge légal de départ à la retraite.

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Ces trente dernières années, la perte d’attractivité du travail pour les Français, notamment les plus jeunes d’entre eux, est très marquée selon tous les sondages réalisés sur la question, le Covid-19 ayant amplifié le phénomène. Le désenchantement au travail se voit aussi à travers la floraison de concepts tels que « la grande démission », « la perte de sens » ou le « quiet quitting ».

L’insatisfaction au travail, dont le spectre est large, de la souffrance au travail au manque de considération, se mesure concrètement à travers des indicateurs sociaux tels que l’absentéisme, les maladies professionnelles, la rotation excessive du personnel (difficultés à recruter et à fidéliser les personnes), les défauts de qualité et la sous-productivité directe engendrée par du désengagement.

Lire la chronique de Pierre-Yves Gomez : Article réservé à nos abonnés Phénomène de « grande démission » : L’effet boomerang de la gestion individualisée des performances

Les recherches montrent que ces indicateurs sont particulièrement dégradés en France dans la plupart des entreprises, quelle que soit leur taille, ainsi que dans les organisations publiques, alors qu’ils sont meilleurs dans des pays comparables, notamment la Suède, l’Allemagne ou le Canada (Maîtriser les coûts et les performances cachés, d’Henri Savall et Véronique Zardet, Economica, 2020).

Management de proximité

En fin de compte, le manque d’attractivité du travail provoque des pertes de valeur ajoutée colossales, qui sont le plus souvent cachées par les systèmes d’information comptables classiques. Les « coûts cachés » du manque d’attractivité du travail peuvent atteindre, selon les recherches, 20 000 euros par personne et par an dont 35 % à 55 % sont récupérables au moyen d’une satisfaction au travail retrouvée. Agrégé au plan macro-économique, cela représenterait une amélioration de 4 à 8 points de produit intérieur brut annuel.

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Devant ce constat, deux choix de société s’offrent à nous. Le premier consiste, s’il est vrai que le travail c’est « le bagne », à chercher à le réduire. Le grand hic, c’est que le travail demeure, jusqu’à preuve du contraire, le seul facteur actif de création de valeur pour financer les systèmes de protection sociale ainsi que la fabrique des produits et services nécessaires aux besoins humains en expansion (en santé, éducation, logement, sécurité, justice, etc.).

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