En France, beaucoup d’investissements étrangers mais peu d’emplois

Le ministre de l’industrie, Roland Lescure, à l’Elysée, le 19 avril 2023.

Sauf énorme surprise, quelques bouchons de champagne devraient sauter vendredi 12 mai pour saluer l’arrivée à Dunkerque (Nord) du taïwanais Prologium Technology et son usine géante, ou « gigafactory », de batteries électriques, avec quelque 3 000 emplois à la clé. Une annonce de bon augure à trois jours du sommet Choose France, qui doit réunir, lundi 15 mai à l’Elysée, deux cents chefs d’entreprise étrangers. Et, surtout, une perspective qui s’ajoute à plusieurs autres projets d’usines centrées sur la production de batteries électriques, dont celui du chinois Envision à Douai ou de ACC à Douvrin (Pas-de-Calais), près de Béthune.

Faut-il en conclure que, après vingt-cinq années de désindustrialisation, la France est devenue une terre d’accueil pour les investisseurs ? Ce serait aller un peu vite en besogne. Le Baromètre de l’attractivité, établi tous les ans depuis 2000 par le cabinet EY et publié jeudi 11 mai, livre un bilan un peu plus nuancé.

Avec 1 259 implantations ou extensions de sites en 2022 sur un total de 5 962 investissements recensés en Europe, la France reste bien le pays le plus attractif du continent, pour la quatrième année de suite. Autre élément positif, 40 % de ces projets sont de nature industrielle, un bon point pour la réindustrialisation du pays.

« Dynamique d’ensemble »

Mais le nombre d’emplois créés, lui, est nettement moindre que chez nos voisins. En moyenne, un investissement étranger se traduit par 33 nouveaux emplois en France, quand on en dénombre 58 en Allemagne, 59 au Royaume-Uni… ou 326 en Espagne. Au total, le nombre de postes créés par les investisseurs étrangers a baissé de 15 % entre 2021 et 2022, alors que celui des projets augmentait de 3 %.

Un bémol que Laurent Saint-Martin, directeur général de Business France, l’agence d’attractivité de la France, relativise. « Il suffit parfois d’un ou deux projets à plusieurs milliers d’emplois pour changer la donne, fait-il valoir. Ce qui compte, c’est la dynamique d’ensemble. » « Lorsque des investisseurs ont des projets en Europe, ils appellent la France en premier, avant nous étions cinquième ou sixième », se félicite le ministre de l’industrie, Roland Lescure.

Mais ces appels n’aboutissent pas toujours, à en croire les données du baromètre EY. « Si la France fidélise les entreprises implantées, elle a plus de difficultés que d’autres à attirer de nouveaux projets : 65 % de ceux annoncés en France en 2022 sont des extensions de sites existants, quand cette proportion n’est que d’un tiers environ en Allemagne et au Royaume-Uni », explique Marc Lhermitte, associé EY chargé du baromètre.

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Le syndicalisme s’organise à petits pas chez les travailleurs indépendants

Un an après les élections des représentants des travailleurs des plates-formes, en mai 2022, les premiers accords voient le jour dans la douleur. Le 20 avril, trois textes, fixant notamment un revenu minimal de 11,75 euros de l’heure pour les livreurs à deux-roues, ont été signés avec les plates-formes de type Deliveroo et Uber Eats. « Une première étape importante dans le dialogue social de ce secteur », s’est réjoui le ministre du travail, Olivier Dussopt. « Un accord bidon », ont dénoncé cinq organisations (CGT-Livreurs, Collectif des livreurs autonomes des plates-formes, CNT-SO, FO-JustEat et SUD-Livreurs·euses). Jugé insuffisant par ces dernières, l’accord sur le tarif a seulement été signé par la Fédération nationale des autoentrepreneurs et microentrepreneurs.

Malgré des premiers pas chancelants, ces négociations ouvrent un dialogue social inédit dans la communauté morcelée des indépendants, peu habituée à la négociation syndicale classique et longtemps ignorée par les organisations syndicales traditionnelles. « A leurs yeux, il n’y avait rien en dehors du salariat », résume Martin Richer, fondateur du cabinet Management & RSE, qui a notamment travaillé sur les évolutions du syndicalisme.

Lire aussi le deuxième article de la série Article réservé à nos abonnés Les collectifs d’indépendants, un juste milieu entre salariat et travail en free-lance

L’explosion du nombre d’autoentrepreneurs a finalement incité les syndicats, confrontés à l’érosion de leurs effectifs, à se pencher sur cette catégorie d’actifs : l’Union nationale des syndicats autonomes a mis en place dès 2015 un syndicat des chauffeurs privés, un syndicat pour les coursiers à vélo a vu le jour dès 2017 à la CGT, et la Fédération communication, conseil, culture de la CFDT a lancé en 2016 un site à destination des travailleurs non salariés. Un premier pas vers la création, en 2019, de Union-Indépendants, une émanation de la CFDT. Reste à toucher cette catégorie de travailleurs : « Il faut arriver à leur faire comprendre que le collectif est plus efficace que l’action individuelle », admet Fabien Tosolini, chargé de mission chez Union-Indépendants.

Des « néosyndicats » sur la Toile

Les travailleurs indépendants ne les ont pas attendus pour s’organiser. Face au vide laissé par les syndicats traditionnels, une myriade de collectifs a vu le jour. Observateur de longue date du mouvement, Jean-Guilhem Darré, délégué général du Syndicat des indépendants (SDI), estime à « plus d’un millier » le nombre d’organisations définies « par domaine d’activité ou par région », qui se sont construites au fil du temps pour défendre les indépendants. Faute de données officielles, difficile de savoir ce que pèsent ces collectifs.

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Référendum d’entreprise : les sirènes de la démocratie directe

Carnet de bureau. « Bien souvent quand la démocratie représentative ne satisfait pas, la tentation est grande de se tourner vers la démocratie directe », explique le juriste Christophe Mariano, maître de conférences en droit privé à l’université Clermont-Auvergne. En entreprise comme en politique, la démocratie directe s’organise par référendum. Le dialogue social sort-il grandi de la place croissante donnée à ce mode de consultation dans les négociations ?

Mis en avant par la loi « travail » de 2016, il a été présenté comme un nouveau dispositif de négociations pour redonner la main aux salariés quelle que soit la représentation syndicale. Dès lors, un accord d’entreprise minoritaire pouvait obtenir sa validation de cette manière. Une seule question posée aux salariés peut alors sortir une négociation de l’impasse. A Orange Business Services, cette procédure a permis d’obtenir la mise en œuvre, en 2022, d’un accord d’intéressement auquel s’opposaient la majorité des organisations syndicales.

Mais la médaille a son revers : c’est ainsi qu’en 2017 les salariés de l’entreprise de santé Novo Nordisk avaient décidé au nom de la compétitivité d’imposer un temps de travail supplémentaire non rémunéré qui ne concernait en fait qu’un quart de l’effectif.

Des conséquences mal maîtrisées

C’est le premier risque pour les salariés : permettre à un syndicat minoritaire de faire valider un accord socialement moins-disant. D’autant plus que le référendum est assez simple à mettre en œuvre et offre l’avantage d’être accessible à tout type d’entreprise, des plus grandes aux plus petites. Le bilan annuel de la négociation collective publié par le ministère du travail en septembre 2022 indique d’ailleurs que la part d’accords validés par référendum dans les petites entreprises est en forte hausse depuis cinq ans, atteignant 83 % des textes « hors épargne salariale ».

Dans celles de moins de vingt salariés, 40 % du total des accords ont été ainsi approuvés. « C’est le plus souvent le temps de travail qui a été négocié, avec, à chaque fois, une tendance à la dégradation des conditions de travail des salariés », remarque M. Mariano.

Dans un second temps, les ordonnances Macron de 2017 ont donné la possibilité aux employeurs des grandes entreprises de prendre l’initiative et de l’organiser. Avec parfois aussi des conséquences mal maîtrisées : comme en 2018, lorsqu’un vote organisé pour prendre le pouls des collaborateurs sur l’accord salarial d’Air France a finalement abouti à la démission du PDG, Jean-Marc Janaillac. Il s’agit d’une autre de ses faiblesses. Le dispositif est binaire et polarise à l’extrême, à l’inverse du dialogue social représentatif dont le propre est de tenir compte de toutes les forces en présence dans l’entreprise.

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Crise de confiance au « Parisien », entre difficultés économiques et inquiétudes sur l’indépendance de la rédaction

Le siège du Groupe Les Echos-Le Parisien, à Paris, le 20 décembre 2022.

Trois lettres ont longtemps défini Le Parisien. RER, pour « révéler, étonner, raconter ». « Avec Bernard Arnault, on voit bien que les révélations ont des limites », grince une journaliste, qui a requis l’anonymat, précisant que les scoops existent toujours dans les pages du quotidien « mais pas à propos de n’importe qui ». LVMH, dont l’actionnaire majoritaire est Bernard Arnault, a racheté ce titre en 2015. Huit ans après, l’érosion des ventes se poursuit et, aux inquiétudes quant à la santé du journal, sont venues s’ajouter des interrogations sur la ligne éditoriale et sur l’interventionnisme supposé de l’actionnaire principal.

Ce sentiment de malaise a été exprimé lors des deux assemblées générales tenues début avril, qui ont réuni plus de la moitié des 410 cartes de presse de la rédaction. Certains dénoncent la « dérive partisane de la ligne éditoriale » en faveur de l’exécutif depuis le début de la contestation contre la réforme des retraites. Certains au sein de la rédaction ont vu la main de Bernard Arnault derrière cette inflexion. Nicolas Charbonneau, directeur des rédactions, conteste farouchement ces attaques.

Preuve de l’étendue de l’inquiétude ressentie, le 12 avril, très majoritairement la rédaction a refusé d’accorder sa confiance à la direction. L’éviction de Nicolas Barré de la direction de la rédaction des Echos − quotidien également détenu par LVMH − quelques jours auparavant avait relancé les spéculations chez ceux qui s’inquiétaient des interventions de l’actionnaire.

Lancinante, la question revient lors de chaque assemblée générale de la rédaction du Parisien. Pourquoi Bernard Arnault a-t-il choisi de miser sur un quotidien populaire que l’on trouve encore souvent sur le zinc des bistrots franciliens ? Pour profiter de son influence et du prestige de la marque ? « C’est un passage obligé pour tout milliardaire, mais il voulait aussi en faire un instrument de pédagogie de l’économie de marché », explique l’un de ses proches. Entendu en janvier 2022 dans le cadre de la commission d’enquête sénatoriale sur la concentration des médias, M. Arnault avait avancé l’« intérêt général » pour justifier sa présence dans le secteur des médias. « Sinon, certains titres n’auraient pas survécu », avait-il dit, se présentant ainsi en mécène.

Très attentif

« Bernard Arnault, qui est très attaché à la presse, a choisi de montrer qu’il croyait à ce secteur », assure au Monde Francis Morel, qui était le PDG des Echos en 2015. Persuadé que le journal économique risquait de devenir un acteur isolé dans un paysage en pleine concentration, M. Morel a œuvré pour convaincre M. Arnault de réunir Le Parisien et Les Echos (qu’il possédait depuis 2007) dans le même groupe, arguant des économies de mutualisation de fonctions supports (abonnement, ressources humaines, etc.) ainsi qu’une plus grande force de frappe d’une régie publicitaire commune. « Soit on sortait, soit on se renforçait », résume-t-il, aujourd’hui.

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LinkedIn ferme son réseau social en Chine et licencie plus de 700 personnes

Le réseau social LinkedIn a annoncé, lundi 8 mai dans un communiqué signé de son PDG, Ryan Roslansky, la fermeture au mois d’août de sa dernière application disponible en Chine, InCareer. L’entreprise, propriété du groupe américain Microsoft, compte 20 000 salariés dans le monde et a fait savoir qu’elle allait licencier 716 de ses employés à l’occasion d’une réorganisation.

Le géant de l’informatique était l’une des rares sociétés américaines d’Internet à avoir réussi à imposer dans le pays un réseau social en dépit de la censure et d’une stricte réglementation locale. En 2021, elle avait rendu inaccessible son application LinkedIn en Chine continentale et l’avait remplacée par une version locale et simplifiée, nommée InCareer. « Après mûre réflexion, nous avons pris la décision de mettre fin à InCareer à compter du 9 août 2023 », a expliqué lundi le réseau social dans un communiqué.

La plupart des multinationales américaines d’Internet (Facebook, Twitter, Instagram, YouTube…) sont bloquées en Chine de longue date, à défaut de se plier à une législation locale stricte et aux contours pas toujours clairs. Les géants de la tech sont poussés à bloquer en ligne tous les contenus indésirables et sujets considérés comme politiquement sensibles au nom de la stabilité sociale. LinkedIn avait été critiqué ces dernières années pour avoir retiré des comptes de dissidents et effacé des contenus politiquement sensibles de ses pages.

Le secteur de la tech a connu de nombreuses coupes dans les effectifs ces derniers mois : 27 000 personnes chez Amazon, 21 000 chez Meta (maison mère de Facebook et Instagram), 12 000 chez Alphabet (propriétaire de Google). Microsoft, qui a acheté LinkedIn en 2016 pour 26 milliards de dollars (24 milliards d’euros), avait pour sa part annoncé en janvier le départ de 10 000 personnes.

Le Monde avec AFP et Reuters

Responsabilité sociale et environnementale : « Il est un peu facile de renvoyer dos à dos partisans et adversaires de l’ESG en égalisant leurs approches »

La controverse actuelle autour de la prise en compte des enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans la stratégie des entreprises et les choix des investisseurs tourne souvent autour de la question de la nature de ces critères extra-financiers. Pour certains, ils sont intemporels, et militer pour ou contre aujourd’hui serait donc un faux débat, une « guéguerre bidon ». Mais pour d’autres, il est un peu facile de renvoyer dos à dos partisans et adversaires de l’ESG en égalisant leurs approches, en réalité radicalement différentes. Aussi, pour éviter que le « tout est égal » ne devienne un « tout m’est égal », il est nécessaire de faire quelques distinctions, quelques nuances.

Tout d’abord, on ne peut pas affirmer que la solvabilité des entreprises a de tout temps dépendu d’éléments extra-financiers. Même si certains, à l’instar d’Henry Ford, ont très tôt constaté que certains éléments importants, comme les employés et la réputation, n’apparaissaient pas dans les états financiers des entreprises, depuis 1949 et à la suite de Benjamin Graham, reconnu en son temps comme « l’investisseur le plus doué de la planète », tout le monde se concentre sur « les sociétés avec peu de dettes, une marge bénéficiaire supérieure à la moyenne et un cash-flow suffisant » (L’Investisseur intelligent, Benjamin Graham, Valor Editions, 2018). Les notes de crédit émises par Moody’s et Standard & Poor’s reposent en conséquence sur sept ratios financiers fondamentaux.

Si l’analyse extra-financière a pris de l’importance, c’est parce qu’à partir des années 1980 les valeurs boursières des sociétés du S&P 500 se sont fortement écartées de leurs valeurs comptables, les actifs corporels figurant au bilan des entreprises ne représentant aujourd’hui plus que 10 % de la valeur de ces dernières. Cela explique pourquoi, en 2004, le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies, Kofi Annan, n’a pas eu beaucoup de mal à convaincre les PDG des plus grandes institutions financières d’intégrer les critères dits « ESG », donnant ainsi naissance au rapport « Who Cares Wins » et aux principes pour l’investissement responsable.

On notera également que les premières « politiques sectorielles » de BNPP, Société générale, Natixis et Crédit agricole, qui précisent les critères ESG des projets et opérations que ces banques souhaitent ou non accompagner, ont été publiées à partir de 2010, et leurs premières stratégies climat dans la foulée.

Devoir fiduciaire inviolé

La responsabilité fiduciaire, qui consiste pour un mandataire à agir au mieux des intérêts de ses mandants, n’a également pas toujours consisté à gérer l’argent d’autrui en cherchant à optimiser sa performance financière à court terme. Ce n’est qu’en 1974, quand le président Gerald Ford a promulgué l’Employee Retirement Income Security Act pour transformer les fonds de pension des entreprises en organismes financiers autonomes capables de diversifier leurs placements, que la recherche du profit financier à court terme est devenue une obligation légale.

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Le sens du travail passe par des entreprises et administrations « à mission »

Le conflit sur les retraites révèle-t-il aussi une vie au travail qui manque de sens et ne répond ni aux attentes de chacun ni aux enjeux collectifs contemporains ? Ce diagnostic de l’état du salariat est désormais confirmé par les récentes Assises du travail, dont un premier rapport dessine les grandes réformes à conduire (« Re-considérer le travail », de Sophie Thiéry et Jean-Dominique Senard, Conseil national de la refondation, avril 2023).

Pour ses auteurs, restaurer le sens du travail exige notamment une « révolution managériale », qui passe par une autonomie accrue des personnels et une prise en compte des aspirations individuelles. Ces orientations sont vues comme une suite logique de la loi Pacte, qui a introduit, à titre volontaire, la raison d’être des entreprises et la notion de « société à mission ».

Or, le rapport note que le malaise au travail touche à la fois le secteur privé et le secteur public. Ne faudrait-il pas étendre à tous le modèle de la société à mission si l’on veut garantir une refonte du travail ? A l’évidence, secteur public et secteur privé ont été bouleversés par les mêmes chocs : accélération et intensification des ruptures techniques, extension de la concurrence mondiale, montée des menaces environnementales et climatiques. Et, malgré leurs différences, une même dérive des modèles de management y a érodé le rapport au travail.

Refondation de la gouvernance

Le capitalisme actionnarial a réagi à ces chocs par des objectifs exclusivement financiers et souvent démesurés. Outre la négligence des impacts environnementaux, cela a conduit à deux injonctions managériales antagoniques : d’une part, la multiplication des normes et des processus de contrôle du travail ; d’autre part, des restructurations incessantes des entreprises et des métiers.

Dans le secteur public, c’est le jeu des contraintes budgétaires, des limitations d’effectifs et des changements statutaires qui a constitué la réponse récurrente aux tsunamis technologiques et concurrentiels. D’où des cahiers des charges réducteurs et rapidement obsolètes qui, faute d’une autonomie des entreprises publiques dans la définition de leur mission, ont conduit à normer activités et performances, parfois sans lien avec l’horizon de sens de ces institutions.

Ainsi, tant dans le public que dans le privé, la combinaison de normes inadéquates et d’organisations éphémères a érodé le sens du travail, avant d’être toxique pour les plus vulnérables. La révolution du travail passe donc par la refondation de la gouvernance des entreprises privées et des organismes publics.

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A Caudry, dans le Nord, le double coup de massue de la fermeture de Buitoni puis de Tereos

Ils sont plus nombreux que d’habitude. Depuis le 30 mars, et l’annonce par Nestlé de la fermeture de l’usine Buitoni de Caudry (Nord), des salariés s’y retrouvent tous les jours. Sur les grilles, des croix en bois figurent un cimetière. Chacune porte un prénom, un matricule, ainsi que la date d’entrée à la Soc produits alimentaires Caudry et celle du jour où ils ont su qu’il n’y avait plus d’espoir. Ils viennent d’« apprendre que Nestlé a passé un accord pour indemniser les familles des enfants contaminés ». « Nous, on est crucifiés, accusés de faits pas avérés », enrage Fabrice Bourlet, qui a passé trente-trois ans à l’usine Buitoni de Caudry.

Le 18 mars 2022, les pizzas surgelées de la gamme Fraîch’Up de Buitoni, fabriquées sur place, sont retirées du marché. Deux enfants sont morts d’une contamination à la bactérie Escherichia coli ; cinquante-six autres souffrent d’un syndrome hémolytique et urémique, qui s’attaque aux reins. Le préfet décide la fermeture de l’usine incriminée.

« On a dit que c’était une porcherie, mais plus de 2 000 analyses ont été effectuées sur les lignes, et ils n’ont rien trouvé », assure Nathalie Cotteau, 54 ans, qui est entrée dans l’entreprise il y a vingt ans. « On n’y peut rien, on a toujours suivi les protocoles », insiste Ingrid Foulain. Avec Alexia Devigne, elles travaillaient toutes trois au conditionnement et ne se sont toujours pas remises d’être passées pour des empoisonneuses, insultées sur les réseaux sociaux. Et maintenant, la fermeture, « alors que l’on a été d’accord pour faire des samedis [et que l’on] croyait à la reprise », lance Mme Foulain.

L’annonce d’un arrêt « jusqu’à nouvel ordre » des deux chaînes sur les trois remises en route en décembre 2022, alors que l’enquête n’était toujours pas bouclée, n’avait pas rassuré Frédéric Bricout, le maire de Caudry. Il se doutait que, le 30 mars, Nestlé ferait tomber le couperet. « Ils ont tout fait pour que ça ferme », insiste l’édile dans sa mairie. Une plaque y vante « la générosité et la convivialité italiennes que l’on invite à sa table » et ces pizzas Buitoni « vendues toutes les deux secondes en France ». Il a prévu de la décrocher. Aujourd’hui, l’enjeu est de « trouver un repreneur sur le site ». Il ne se risque pas à avancer un nom, tout comme Raymond Yeddou, le sous-préfet de Cambrai, qui confirme que « des marques d’intérêt s’expriment », mais qu’« il est trop tôt pour en dire davantage ».

Devant l’usine de pizzas Buitoni, lors d’une mobilisation des salariés. Au centre, Stéphane Derammelaere, délégué syndical FO du site. A Caudry (Nord), le 27 avril 2023.

Buitoni n’est pas la seule entreprise à susciter l’inquiétude des élus locaux. Il y a notamment Escaudœuvres et l’immense site hérissé de silos du sucrier Tereos, à quinze kilomètres de l’usine Buitoni. Les salariés qui y campent font griller de la viande et ont sorti le Picon et le Coca pour l’apéritif. Le 19 mars, une course à pied, la « corrida du sucre », devait fêter les 150 ans de la sucrerie. « Le 8 mars, on a appris que Tereos la fermait », fulmine toujours Ludovic Pierrin, délégué CGT. Un coup de massue pour ses 123 salariés.

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L’employeur ne peut pas géolocaliser son chauffeur en dehors des heures de travail

Il peut être tentant pour un employeur de vérifier à tout instant, grâce à un système de géolocalisation des véhicules professionnels, que ses salariés itinérants se trouvent bien là où ils doivent être. Mais il n’en a pas le droit. Le recours à la géolocalisation, sévèrement encadré par le code du travail (article 1121-1) et par la loi Informatique et libertés (délibération du 4 juin 2015), ne permet pas de surveiller le salarié en dehors de son temps de travail, comme viennent de le rappeler deux arrêts de la Cour de cassation, le 22 mars.

Le premier (21-24.729) concerne un chauffeur de la société France Balayage licencié en 2018 pour avoir utilisé sa balayeuse le soir après son travail. Le système de géolocalisation installé sur celle-ci a permis à l’employeur de lui écrire : « Le 16 novembre 2017, alors que vous étiez affecté sur un chantier à Chalivert (77), vous avez utilisé le véhicule en fin de journée pour vous rendre rue…, à plus de dix-neuf kilomètres de votre chantier… » L’employeur a encore constaté que, sur une période donnée, ses « allers-retours » ont « rajouté plus de 250 kilomètres par jour au kilométrage du camion ».

Le chauffeur ne conteste pas les faits, mais il soutient que la sanction est disproportionnée, car il devait se rendre au chevet de sa mère alors gravement malade, et morte depuis, en avril 2018. Il dénonce l’utilisation de la géolocalisation comme « moyen de traçage » de ses déplacements personnels.

Son licenciement est pourtant validé par la cour d’appel d’Amiens (Somme), le 1er septembre 2021, en ces termes : la géolocalisation est « justifiée par la nécessité » de « localiser le véhicule en cas de vol et de connaître le kilométrage effectué ». La Cour a estimé que les kilomètres supplémentaires ont ajouté « de la fatigue et du risque » pour la santé et la sécurité du chauffeur, dont l’employeur est garant, et qu’« aucun contrôle de sa vie privée n’[a] été mis en place ».

Moyen de preuve illicite

La Cour de cassation, saisie par le chauffeur, la censure, en estimant que le code du travail a été « violé », ainsi que les articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La cour d’appel ne pouvait statuer comme elle l’a fait après avoir « constaté » que la collecte des données de localisation, officiellement destinée à la protection contre le vol et à la vérification du kilométrage, avait été utilisée « pour surveiller le salarié et contrôler sa localisation en dehors de son temps de travail ». Ce dont il résulte que « l’employeur avait porté atteinte à sa vie privée, et que ce moyen de preuve tiré de la géolocalisation était illicite », explique la Cour de cassation.

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A Paris-VIII, cultiver ses « soft skills » au contact des abeilles

Des étudiants de Paris-VIII s’essaient à l’apiculture sur le campus.

D’abord, il faut contourner l’immense bâtiment A de l’université Paris-VIII, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Ensuite, il convient de longer le grillage qui délimite le site universitaire de celui du lycée professionnel Frédéric-Bartholdi, puis de fouler le brin de pelouse qui tente de survivre parmi le béton alentour. Quand, soudain, les voilà : les ruches de Paris-VIII. Trois maisonnettes minuscules et colorées à l’abri dans un petit enclos.

C’est dans ce petit coin quasi introuvable que Marie Philémon, documentaliste au service d’information, d’orientation et d’insertion professionnelle de l’université depuis une dizaine d’années, aime entraîner les étudiants pour leur proposer une expérience atypique : celle de devenir, le temps de deux semestres, des apprentis apiculteurs.

Passionnée d’abeilles, Marie Philémon a eu l’idée de proposer un projet tuteuré en apiculture, en 2017. Il est inclus dans le programme « So Skilled », qui est déployé dans les universités de Paris-Nanterre et Paris-VIII et vise à donner aux étudiants du premier cycle des compétences humaines mobilisables tout au long de leur vie. « Ce n’est pas un club pour apprendre l’apiculture de manière professionnelle, prévient Marie Philémon, elle-même pratiquante depuis une douzaine d’années. L’idée est avant tout de fédérer des étudiants autour d’un projet concret et de leur permettre de gagner en compétences transversales, les fameux “soft skills”. »

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Mêlant théorie et pratique, les douze sessions permettent aux jeunes volontaires d’apprendre à réfléchir en groupe, mais aussi de savoir observer un milieu naturel ou encore de s’adapter aux contraintes météorologiques. « Les abeilles ne sont qu’un moyen pour aborder des sujets plus larges comme le lien avec le vivant ou la protection de l’environnement », analyse la documentaliste. Mais le passage vers le rucher – terme qui désigne les trois ruches – est surtout l’occasion de créer un nouveau lien entre les étudiants eux-mêmes. A en croire Marie Philémon, il se passe toujours quelque chose autour des ruches.

Casser les codes

Elle se souvient, par exemple, d’un jeune garçon soucieux de son allure qui rechignait à enlever ses baskets et son jean pour enfiler la combinaison blanche des apiculteurs qu’il trouvait « trop moche ». « Se retrouver en tenue d’apiculteur casse un peu les codes, les interactions sont moins formelles », analyse celle qui est surnommée « Marie l’abeille » dans les couloirs de l’université.

Léonard Decaux, 22 ans, étudiant en troisième année de licence en cinéma à Paris-VIII, se souvient de ces heures d’apiculture comme d’une parenthèse enchantée. « Quand je sortais avec la tenue d’apiculteur, je me sentais très loin de la fac, un peu comme en vacances. Me concentrer sur cette petite communauté d’abeilles et ne m’occuper que d’elles pendant quelques heures était vraiment très apaisant », confie-t-il.

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