« Je n’ai pas envie de faire des épilations de gens crades jusqu’à 70 ans » : dans l’intimité des salons de beauté, le travail sous contrainte des esthéticiennes

Accroupie sur la pointe des pieds, Camille Nicodeme, 20 ans, astique au chiffon le sol d’une cabine. « Mais pourquoi y a de la cire partout ? », peste pour elle-même l’apprentie esthéticienne. Sa collègue Frédérique Sueur, 27 ans et en CDI, apparaît depuis le sous-sol, les bras chargés d’un énorme paquet de serviettes propres. Dans cet institut parisien, les employées font le ménage entre les rendez-vous.

Le ding-dong délicat de la porte d’entrée interrompt leur travail. Une cliente entre, en retard. Le planning est serré, ce vendredi férié, et c’est la deuxième retardataire d’affilée. « J’ai speedé de ouf, j’ai mal au poignet », avait protesté Frédérique après le départ de la cliente précédente. Mais l’esthéticienne ne laisse transparaître ni sa douleur ni son irritation à celle qui vient de franchir la porte d’entrée.

L’institut Beauté-Lo est à l’angle d’une rue calme du 9e arrondissement. Il est chic, à l’image du quartier. L’espace d’attente et ses bancs accueillent les visiteurs avec thé, café, bonbons. Les murs ont été recouverts de bois et de faux lierre, la lumière apaise, des bougies parfumées embaument. Un air doux au piano couvre les murmures qui s’échappent des cabines.

« Sous-payée »

Allongée sur sa couchette, la cliente ferme les yeux. Frédérique, penchée sur son visage, y applique la cire en complimentant la ligne de ses sourcils. « La température, c’est OK pour vous ? » Elle pose des bandes, frotte, retire des poils, et engage la conversation. La dorlotée lui raconte les mails qu’elle reçoit sans arrêt, Noël qu’elle fêtera à Londres – elle « adore Noël à Londres » –, son week-end mère-fille au château de Vaux-le-Vicomte (Seine-et-Marne). Frédérique s’en enthousiasme avec elle.

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« Tant de témoignages de discrimination, de lois votées, mais si peu de condamnations »

Amare a envoyé 210 candidatures pour une demande de stage non rémunéré, sans obtenir une seule réponse. Brahim a changé d’identité, se faisant appeler Baptiste, et a reçu des réponses à ses demandes de stage restées jusque-là infructueuses. Yasmine a obtenu un entretien, mais s’est vue raccompagnée vers la sortie lorsque le recruteur a constaté qu’elle portait un voile. Sindi a été destinataire d’un e-mail qu’elle n’aurait pas dû recevoir, où il était écrit que son CV, bien que « remarquable », ne passerait pas dans l’étude, car elle est « noire ». Abdoulaye est parti faire son stage à l’étranger avec un peu de rancune à l’endroit du pays dans lequel il a fait tout son droit. Abdel est resté le seul de son master 2 sans stage durant des mois. On aimerait croire à une coïncidence, mais il est aussi le seul de son master à avoir un nom et un prénom à consonance maghrébine.

Combien d’études, de travaux, de livres ont démontré qu’avoir un prénom à consonance étrangère, maghrébine ou africaine réduisait considérablement les chances d’avoir une réponse aux demandes d’entretien ?

Combien de lois, depuis celle du 1er juillet 1972, sont venues donner corps à « l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion » proclamée par l’article premier de la Constitution ?

Tant de témoignages, tant de lois votées, mais si peu de condamnations pour des faits de discrimination, visée à l’article 225-1 du code pénal : moins de cinq en 2022, six en 2021 et aucune en 2020. Et on s’attend à ce que les chiffres pour les années 2023 et 2024 se comptent à peine sur les doigts d’une main.

Honte et fatalisme

Pourquoi cet écart avec ce que nous percevons au quotidien ?

D’abord, parce que ces discriminations sont invisibles. Invisibles judiciairement, mais également dans le débat public. Tout le monde dispose d’une anecdote sur le sujet, d’un exemple flagrant de discrimination, notamment à l’embauche, vécu par un proche. Mais tout le monde l’accepte, ou du moins le tait, comme si c’était une fatalité à laquelle il fallait collectivement adhérer.

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Transport : un sous-traitant d’Action recourt à des pratiques illégales

Des camions de l’entreprise italienne Torello, stationnés devant la plateforme logistique d’Action, à Belleville-en-Beaujolais (Rhône), le 8 février 2025.

Depuis la fin de décembre 2024, tous les soirs et week-ends, une trentaine de camions stationnent devant la plateforme logistique d’Action, à Belleville-en-Beaujolais (Rhône). En journée, des chauffeurs roumains et serbes livrent les magasins du hard-discounter dans une douzaine de départements environnants, et patientent les week-ends, dormant dans leur camion depuis des semaines, alors que la réglementation exige qu’ils passent quarante-cinq heures hors de leur véhicule tous les quinze jours. « Du jour au lendemain, on a vu ces camions débarquer, témoigne un syndicaliste d’une entreprise qui a travaillé ici par le passé. Le samedi, quand on va là-bas, les chauffeurs sont à l’abandon, ils n’ont pas d’endroit où dormir, font leurs besoins et leur lessive sur le bord de la route. »

En fin d’année 2024, le groupe italien Torello a repris une partie de la traction des semi-remorques françaises Action, remplaçant plusieurs entreprises françaises, sous-traitantes de l’entreprise suisse Kuehne + Nagel. Trente salariés français ont ainsi été écartés. Les lignes acquises par l’italien ont été confiées à des conducteurs roumains et serbes, par le biais de sa filiale slovaque, un montage fréquent dans le transport transnational. Les chauffeurs étrangers disent recevoir une rémunération de 2 700 euros par mois (2 000, une fois leurs frais de vie retirés), d’autant qu’ils déclarent avoir dû payer à leur employeur quelques milliers d’euros pour leur visa, leur formation et leur permis de conduire. A l’heure, leur salaire avoisine 10 euros.

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PFAS : la CGT demande une « rencontre d’urgence » à Matignon et des mesures de protection des travailleurs

Rassemblement devant la cour d'appel de Lyon, le 11 février 2025.

C’est à un dilemme aujourd’hui « impossible à résoudre » que veut s’attaquer la CGT. Alors que l’impact des substances perfluoroalkylées et polyfluoroalkylées (PFAS) sur l’environnement et la santé des populations a encore été souligné par une série d’enquêtes menées par 30 médias dont Le Monde, pointant la responsabilité des industriels – 20 sites de production en Europe, 230 usines utilisatrices –, le syndicat refuse que les travailleurs en soient réduits à cette mauvaise équation : « Si l’entreprise continue à polluer, elle tue physiquement ; si elle ferme, elle tue socialement. »

Dans un courrier adressé à Matignon, jeudi 6 février, la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, les secrétaires généraux des fédérations de la chimie et de la métallurgie, ainsi qu’Agnès Naton, secrétaire de la CGT Auvergne-Rhône-Alpes, où se situent plusieurs sites concernés, demandent ainsi au premier ministre une « rencontre d’urgence » face à ce « nouveau scandale sanitaire », pour élaborer des solutions qui prennent en compte à la fois le devenir de l’industrie et la santé des populations. A commencer par celle des travailleurs.

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« “Marianne” est un journal différent, dont le sort ne devrait laisser personne indifférent »

C’est l’histoire d’un journal qui veut être vendu. Vous avez bien lu : vendu. Une incongruité. Une de plus dans l’histoire de Marianne. D’habitude, les salariés se battent pour ne pas être cédés. Pas nous. Et pas par coquetterie ou goût du contre-pied. Vous allez comprendre.

Notre actuel propriétaire, CMI [Czech Media Invest], groupe de presse détenu par le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, lequel est représenté en France par Denis Olivennes, nous a annoncé, huit mois après nous avoir mis en vente, que nous ne l’étions plus.

L’idée ? Une reprise en main éditoriale de la part de CMI : il nous faudrait être moins critiques avec « les pouvoirs », plus souples sur les sujets européens et « transatlantiques », mais aussi plus « probusiness ». Passons sur la caricature qu’induit en creux cette présentation de notre travail, et venons-en au projet qui accompagne cette reprise en main. Il se résume, pour l’heure, à accompagner la baisse du nombre des lecteurs par une baisse notable, voire drastique, des effectifs et, possiblement, de la pagination. En clair, le projet de CMI consiste en une gestion peu enthousiasmante de notre fin de vie. La courbe des ventes chute, chutons avec elle…

Un essai clinique innovant

Ce projet, contrairement à l’image qu’en a eue le grand public, ne s’est pas limité à un simple changement de direction. Bien sûr, un tel changement n’est pas une petite affaire. Loin de là. Mais il ne dit pas tout. Il ne dit pas les quelque 60 employés de Marianne, les dizaines de pigistes, et, au passage, les familles qui sont derrière. Surtout, un tel récit ne permet pas de rappeler qu’un journal, ce ne sont pas que des dirigeants que l’on change ou que l’on place, mais c’est aussi un projet éditorial, commercial et industriel qui se doit d’être cohérent.

Aux soins palliatifs du projet CMI, nous préférons un essai clinique innovant, un remède cohérent, justement, dont nous pressentons qu’il permettra de prolonger notre espérance de vie. Il s’agit de l’offre de reprise portée par des investisseurs issus de l’économie sociale et solidaire et du monde mutualiste. Une offre qui vise à terme à faire de l’entreprise Marianne une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC).

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Vladimir Atlani, consultant et économiste : « Nous devons nous préparer à la généralisation de l’intelligence artificielle dans les entreprises »

« Anti-manuel d’intelligence artificielle. Les nouvelles questions que pose l’IA », de Vladimir Atlani et Victor Storchan, Eyrolles, 2024, 192 pages, 22 euros.

Face au risque de destruction massive d’emplois, Vladimir Atlani, consultant et enseignant à Sciences Po en économie et sur les enjeux de l’intelligence artificielle (IA), fondateur du groupe d’éducation Stamp Education, coauteur d’un Anti-manuel d’intelligence artificielle avec Victor Storchan (Eyrolles, 2024), appelle à repenser notre politique éducative et à orienter les apprentissages vers les métiers pratiques ou interpersonnels.

Vous estimez que l’usage de l’intelligence artificielle fait profondément évoluer la communication entre l’homme et la machine. Pourquoi ?

Vladimir Atlani : Une véritable rupture s’est en effet opérée au tournant des années 2010 dans notre manière de parler aux machines. Jusqu’alors, nous utilisions un jeu d’instructions clair, explicite, exhaustif : le code informatique.

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Aux Etats-Unis, les politiques de promotion de la diversité dans les entreprises reculent sous l’influence de Donald Trump

Le président américain Donald Trump brandit le décret interdisant aux femmes et aux filles transgenres de participer à des compétitions sportives dans des équipes correspondant à leur identité de genre, à la Maison Blanche, à Washington, le 5 février 2025.

La chasse aux fonctionnaires responsables des programmes DEI (diversité, équité, inclusion) a commencé dès l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche. Par le biais de décrets présidentiels, ce dernier a renvoyé chez eux les « parias ». Et cette déconstruction éclair des mesures mises en place par son prédécesseur, Joe Biden, ne s’est pas limitée à la fonction publique. Les entreprises privées sont elles aussi visées.

Chaque agence fédérale doit identifier jusqu’à neuf compagnies sur lesquelles enquêter pour d’éventuelles pratiques DEI « illégales ». Des pratiques qui, selon le président, sont « hors la loi, corrosives et pernicieuses ». Les fournisseurs de l’Etat sont de même priés de réviser leur stratégie.

Juste après la mort de George Floyd, en 2020, de nombreuses entreprises avaient lancé des initiatives en faveur des personnes pouvant faire l’objet de discriminations (Noirs, Latinos, femmes, employés LGBT+…) pour combattre les injustices en tous genres. Mais cinq ans plus tard, le retour de balancier est brutal. « Nous avons l’élan, le pouvoir et le soutien du grand public », déclare Robby Starbuck, un militant anti-diversité qui, depuis 2024, distribue bons et mauvais points aux entreprises sur YouTube, X et Instagram. Il revendique 1,5 million d’abonnés sur ces plateformes, et parfois beaucoup plus. Sa vidéo sur Harley-Davidson [dont il met en cause la politique DEI] a été vue plus de 1 milliard de fois, assure-t-il. Les discussions qu’il a eues avec les directions d’entreprises pour qu’elles « restent en dehors de sujets problématiques et adoptent une position neutre » ont retourné en 2024 dix-neuf grands groupes. Et il espère bien convaincre cette année de 40 à 50 nouvelles sociétés.

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« Montrer l’envers du décor » : au contre-sommet de l’IA, les conséquences déjà visibles sur de nombreux métiers

Lors d’un rassemblement, place de la Bastille, à Paris, le 10 février 2025, alors que des dirigeants et des entrepreneurs de l’intelligence artificielle assistent au Sommet pour l’action sur l’IA, dans la capitale le jour même.

« Nous vivons à l’ère de la puissance, portée par l’industrie du numérique et de l’intelligence artificielle, entretenue par la plupart des responsables politiques. Ce fondamentalisme de l’intelligence artificielle [IA] est présenté comme la seule voie, mais produit pourtant des conséquences sociales gigantesques. » C’est en ces mots que le philosophe Eric Sadin a ouvert le contre-sommet de l’IA : pour un humanisme de notre temps, lundi 10 février, dans un Théâtre de la Concorde comble, à Paris.

Cet événement, qu’il a lancé avec Eric Barbier, journaliste à L’Est républicain et membre du bureau national du Syndicat national des journalistes, s’est tenu à 400 mètres du Sommet pour l’action sur l’IA, qui se tient au Grand Palais lundi et mardi, et a réuni différentes professions déjà touchées par l’implantation de systèmes d’IA générative (IAG) dans leurs secteurs d’activité.

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Audrey Hénocque : « Les lieux du pouvoir sont pensés pour des hommes valides, aidés bénévolement de leur femme »

Audrey Hénocque, première adjointe au maire de Lyon, chargée des finances, de la culture et des grands événements, à Lyon, le 3 février 2025.

« Une femme aux finances, c’est rare – d’habitude, elles sont plutôt sur les crèches, l’éducation, le vivre-ensemble –, et une femme élue aux finances en situation de handicap, c’est encore plus rare », lance Violette Spillebout, députée du Nord (Renaissance), en évoquant Audrey Hénocque, première adjointe aux finances du maire écologiste de Lyon, Grégory Doucet (EELV), et également chargée de la culture et des grands événements. En ce jour de janvier, dans une salle de réunion de la mairie du 7e arrondissement, Audrey Hénocque se souvient du jour de l’accident, quand elle avait 15 ans : « Quand la voiture s’est encastrée dans un arbre, j’ai eu le coup du lapin, et j’ai perdu l’usage de mes bras et jambes. » En fauteuil roulant depuis, la quadragénaire mène sa carrière tambour battant. Elle pilote le plan pluriannuel d’investissement (PPI) de la ville de Lyon, d’un montant de 1,3 milliard d’euros : « Ce PPI, dont 800 millions seront réalisés d’ici à 2026, cible en particulier la rénovation énergétique de bâtiments. Mes missions sont passionnantes mais complexes à tenir, à l’heure où l’Etat diminue les dotations aux collectivités pour combler la dette nationale. »

Fille d’une professeure des écoles et d’un ingénieur, Audrey Hénocque fait partie de la petite centaine d’élus en situation de handicap en France. « Quatre-vingt-dix pour-cent d’entre eux exercent au niveau municipal, les autres au rang départemental, régional, législatif et sénatorial. Au total, ils représentent moins de 1 % des quelque 500 000 élus du territoire français », avance le sociologue Cyril Desjeux, auteur de l’ouvrage Le Handicap au pouvoir (PUG, 2024). Sachant que 80 % des handicaps sont invisibles, ce chiffre s’appuie sur les handicaps identifiés dans la presse et visibles, comme les déficiences motrices, visuelles ou auditives.

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