« Eloge de la grève », ce formidable levier capable de soulever le monde
Livre. Il est bien des façons de glorifier la grève. Retour historique, essai sociologique, biographies express de héros minuscules de cette mise en pause qui déjoue les pouvoirs en place et laisse entrevoir un autre monde. Utopie fugitive dont la trace s’efface sitôt repris le cours ordinaire du quotidien, elle se lit comme une saynète prolétarienne récurrente, une émotion populaire souvent printanière dont ne subsiste au mieux qu’une poésie éphémère, de tracts en affiches, de slogans en graffitis. Comme l’indice d’une conjuration impuissante de l’ordre du monde.
Pour le journaliste Léonard Vincent, aucune de ces options ne peut seule rendre compte de ce formidable levier capable de « soulever le monde », pour reprendre le projet d’Archimède. Aussi multiplie-t-il les approches et conjugue-t-il les registres, toujours sensibles, pour célébrer ce « geste de haute civilisation » réduit aujourd’hui souvent à la perception d’« une procédure réglementée, une péripétie mesurable de l’actualité ».
Le ton est donné et le projet clairement établi : voici « un livre Molotov à l’usage des timides, des affligés et des gueulards ». A l’origine, une commande traitée en une variation poétique que Léonard Vincent publia en mai 2018 et dont la lecture filmée de Jean-Pierre Darroussin assura la large diffusion dès l’hiver suivant, quand le pays s’enflamma autour du projet de réforme des retraites.
D’Achille à Gandhi
Aujourd’hui, voici sa reprise en volume qui donne une nouvelle vigueur à cette défense et illustration du retrait civique dont le but avoué, dans le blog de l’auteur, n’est rien moins que de « mettre le feu au sein des foules sentimentales, allumer la mèche d’une guirlande de pétards dans les jambes des flics et des ministres ». L’épisode du Covid-19 est passé par là et avec lui, après l’acceptation des restrictions drastiques des libertés individuelles pour urgence sanitaire, la tentation de la grève du consentement. Celle dont Gandhi fit naguère le ciment d’une masse invisible et sans voix jusqu’à ébranler les inoxydables certitudes des aspirants à l’Olympe.
Ouvrant sa célébration de la grève par la voix de Rabelais et l’épisode des paroles gelées du Quart Livre paru en 1552 (paroles vives de l’expérience vécue face à celles gelées du livre où les couleurs fascinent mais peinent à se faire comprendre), Léonard Vincent se fait l’aède d’une épopée millénaire. L’évocation commence sagement par une quête des origines. Attestées ou mythiques. Eloge des anonymes, ces cent-vingt ouvriers attachés à monter la tombe royale de Ramsès II qui cessèrent le travail parce qu’on ne les avait pas payés depuis près de vingt jours – ils obtinrent gain de cause et même l’éphémère recul de la corruption, sans pour autant mériter de figurer dans l’histoire au côté des princes qui les exploitaient (« il aurait fallu que les maçons se fassent assassins, créatures sacrificielles, traîtres à la patrie » pour avoir ce douteux privilège).
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