Les liens entre travail forcé et travail libre
Le Livre. En 1874, l’écrivain Joseph Conrad (1857-1924) quitte la Pologne et arrive à Marseille où il embarque comme mousse. Il découvre que la vie à bord des navires n’est pas celle décrite par la littérature romantique. Depuis l’époque ancienne et pratiquement jusqu’à nos jours, marins, esclavage et formes extrêmes d’asservissement sont étroitement liés.
Les Métamorphoses du travail contraint (Presses de Sciences Po) ne raconte pas l’histoire du célèbre écrivain, mais celles des travailleurs et des asservis qu’il a côtoyés : serfs de l’Empire russe, salariés et matelots des Empires français et britannique, esclaves et immigrés d’un océan Indien battu par les moussons. Comment cerner la difficile conquête de la liberté au travail en prenant comme référence le droit ou bien les conditions réelles des travailleurs ?, s’interroge Alessandro Stanziani.
Dans un monde idéal, ces deux éléments devraient se rejoindre, estime le directeur d’études à l’Ehess. « Dans la réalité, c’est rarement le cas. » Son ouvrage en expose les raisons. Les spécialistes du mouvement syndical ou des conventions collectives en France ne s’intéressent guère à l’esclavage.
Réciproquement, les historiens de l’esclavage ne suivent guère les débats sur l’affirmation des conventions collectives en France. L’un des paris de l’ouvrage est de montrer que l’histoire du travail forcé ne peut se comprendre qu’en lien avec celle du travail libre. Sphère du travail libre et sphère du travail forcé « se croisent, se superposent parfois et, le plus souvent, se répondent mutuellement. »
Proche de l’esclavage
Les périodisations conventionnelles opposent un avant et un après l’abolition de l’esclavage et du servage. Cette division revient à ne pas tenir compte du taux élevé d’affranchissements en Russie et au Brésil avant les abolitions officielles, ni de l’importance des émancipations d’esclaves dans les sociétés islamiques. C’est ignorer la persistance de formes déguisées d’esclavage et de servage après les réformes.
Comprendre la manière dont chaque société cherche à établir la frontière entre liberté et contrainte au travail est alors essentiel et passe par des débats devenus particulièrement virulents depuis que les cultural studies ont mis en avant, il y a une trentaine d’années, la relativité des notions de liberté et de contrainte.
Plutôt que de scruter l’émergence du travail libre ou de stigmatiser la persistance de formes larvées d’esclavage, le directeur de recherche au CNRS analyse les transformations de certaines formes historiques du travail, et tente de saisir les raisons pour lesquelles, jusqu’à nos jours, les progrès intellectuels, politiques et des conditions matérielles n’ont pas réussi à enrayer la contrainte au travail dans ses formes les plus extrêmes.
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