Les salariés de « Paris-Normandie » retiennent leur souffle

Les salariés de « Paris-Normandie » retiennent leur souffle

Un syndicaliste tient une affiche dénonçant les pratiques supposées de Jean-Louis Louvel, devant le tribunal de commerce de Rouen, mardi 9 juin, en pleine procédure de rachat du quotidien « Paris-Normandie ».

A ma gauche, le groupe belge Rossel, propriétaire de La Voix du Nord, acteur majeur de la presse quotidienne régionale française. A ma droite, le groupe belge IPM, acteur de la presse de Outre-Quiévrain (La Libre Belgique, La dernière heure), ne disposant, pour l’instant, d’aucune implantation en France. Mardi 9 juin, l’un et l’autre ont présenté à huis clos leurs offres de reprise de Paris-Normandie, placé en liquidation judiciaire en plein confinement, le 21 avril. En attendant que le tribunal de commerce de Rouen tranche en faveur de l’une ou l’autre, lundi 15 juin à 14 heures, nombre de salariés du quotidien normand s’apprêtent à traverser encore des nuits agitées.

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« On est tous pour La Voix du Nord, reconnaît Patricia Buffet, journaliste et secrétaire adjointe du CSE. Si ce n’est pas l’option retenue, il y aura beaucoup de colère et d’incompréhension. » Dans un communiqué, le Silpac-CGT (Syndicat des industries du livre, du papier et de la communication de Rouen, du Havre et de leur région) a prévenu : il « arrêtera l’entreprise » si la deuxième offre devrait être choisie.

« Je saurai m’en souvenir »

Pourquoi tant d’aversion ? Parce qu’IPM ne se présente pas seul devant les juges consulaires : au sein de la holding Normandie Presse (NP), il s’est associé à Fininco holding, société de Jean-Louis Louvel… actionnaire majoritaire de Paris-Normandie. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le propriétaire (à 90 %) depuis bientôt trois ans fait l’unanimité contre lui. Il suffit de lire le très long article que lui a consacré le site local d’information Le Poulpe, où officient quelques anciens de Paris-Normandie, pour comprendre qu’à son évocation, les langues se délient volontiers – quoique anonymement. « Dans la région, Louvel est une sorte de parrain », nous confie l’une d’elles, pour signifier à quel point il est incontournable.

Patron de la société Palettes gestion service, actionnaire principal du club de rugby rouennais, Jean-Louis Louvel s’est présenté aux dernières élections municipales sous l’étiquette La République en marche (LRM) ; ses 16,79 % des voix ne lui permettant pas d’espérer de divine surprise au second tour, il a finalement jeté l’éponge. Trop tard pour l’équipe rédactionnelle, qui avait fait connaître sa désapprobation. Un responsable d’une agence locale du quotidien se souvient : « Quand en janvier, à la cérémonie des vœux, les élus SNJ [Syndicat national des journalistes], lui ont fait remarquer qu’une candidature à la mairie de Rouen n’était pas tellement compatible avec la direction du journal local, il a répondu : “je saurai m’en souvenir”. On n’en revenait pas. Ce n’était pourtant qu’une remarque de bon sens… »

L’une de ses consœurs reconnaît toutefois que « Louvel ne s’est jamais autorisé de coup de fil à la rédaction pour demander un article, ou influer sur un autre ». Mais, tempère-t-elle, « il connaît tellement de monde que, souvent, nos interlocuteurs se permettent des petits coups de pression : “Je connais bien Jean-Louis, ou Jean-Luis m’a dit que…” Au quotidien, c’est insupportable. »

Un air de tour de passe-passe

Ce sont cependant des événements plus récents qui ont définitivement discrédité M. Louvel aux yeux des salariés. Ainsi le versement pour plusieurs centaines de milliers d’euros de loyers en retard qui lui étaient effectivement dus, mais récupérés juste avant la mise en liquidation judiciaire du journal… Une opération qui lui permet d’apurer une dette de 7 millions d’euros et donne à sa candidature au rachat avec IMP un air de tour de passe-passe.

« Ce n’est peut-être pas illégal, mais ce n’est pas moral », proteste le journaliste de locale. Un courrier anonyme aurait été envoyé au parquet de Rouen, afin de dénoncer ces agissements et susciter, le cas échéant une enquête. Surgissent également, ces derniers jours, diverses anecdotes révélatrices de pratiques relevant du mélange des genres entre le journalisme et la communication. « Si cette agitation a pu permettre de faire avancer les esprits dans le bon sens, tant mieux, se félicite un membre de la direction, désireux de voir le journal repartir sur des bases saines. Mais la poursuite des polémiques desservirait désormais le titre ». Nos appels à Jean-Louis Louvel et Valéry Jimonet, le directeur général de Paris-Normandie, sont restés sans réponse.

De fait, c’est sur la solidité des offres que devra se prononcer, lundi, le tribunal de commerce et de ce côté-là, « il n’y a pas photo », assure une élue. Les administrateurs judiciaires et liquidateurs, le juge-commissaire et le procureur de la République ont souligné la supériorité de celle de Rossel par rapport à celle de la holding NP, de même que le vote interne des salariés largement favorable à Rossel.

Les deux prétendants au titre de presse prévoient de supprimer une soixantaine de postes sur les 240 que compte actuellement le journal (Rossel promettant une indemnité supra légale de 28 000 euros) mais quand l’un promet de conserver les sept éditions et agences, l’autre envisage de n’en garder que quatre. Enfin, les garanties financières apportées par Rossel (déjà candidat à la reprise de Paris-Normandie par le passé) sont plus grandes, et les redressements récents considérés comme réussis de L’Union de Reims et du Courrier Picard rassurent. Reste, pour les salariés, la crainte que Jean-Louis Louvel compte des amis très fidèles, peut-être trop, au tribunal de commerce de Rouen. « On ne peut évidemment préjuger de rien, mais on a peur, conclut une journaliste. On ne veut pas qu’il revienne, c’est tout ».

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LJD

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