Reprendre possession de son travail

Livre Le travail humain n’est pas près de déserter nos vies, n’en déplaise aux apôtres de sa disparition. Ce qui est à l’œuvre avec la nouvelle révolution industrielle n’est pas tant une dématérialisation qu’une numérisation du travail, autrement dit l’avènement du « digital labour », le travail du chiffre (« digit »), mais aussi du doigt (« digit »), celui des hommes et des femmes qui, derrière les écrans des machines, entraînent des algorithmes, regardent des images, lisent des informations, cliquent sur des liens, produisent, nettoient et classent des contenus.
Ce n’est pas de disparition, mais de dégradation que les mutations technologiques menacent le travail, tranche Fanny Lederlin dans Les dépossédés de l’open space (PUF). Eclatement des formes traditionnelles d’emploi assurant aux salariés la stabilité d’un revenu, dissolution des frontières entre les sphères professionnelles et privées, renforcement des logiques productivistes, réduction des facultés des travailleurs à la seule capacité d’adaptation et étouffement des facultés créatrices du travail… « Il semblerait non seulement que le travail humain doive coexister avec le travail automatisé, mais aussi qu’il soit amené à se développer et à s’étendre… pour servir les robots », estime la philosophe, doctorante à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne.
Puisque l’exploitation massive du travail humain perdure, comment expliquer le foisonnement de récits futuristes annonçant l’avènement d’une humanité libérée du travail, de voitures sans chauffeurs, d’entrepôts sans ouvriers et de champs sans agriculteurs ? Comment interpréter le succès de cette rhétorique de l’automation ? « L’étonnement finit de se changer en suspicion devant l’effort d’occultation de ce travail humain de masse persistant. Car si les professions de “start-upeur”, d’artiste ou d’“expert” sont aujourd’hui médiatisées au point de donner l’illusion qu’elles sont accessibles à tous, les métiers du soin comme ceux du clic sont constamment invisibilisés. »
Créateur et non destructeur
Agentes d’entretien priées de passer avant sept heures pour éviter de croiser les salariés des entreprises qu’elles nettoient, chauffeurs de VTC à qui l’on demande de se faire discrets aux sorties des aéroports, myriade de petites mains dont les plates-formes numériques taisent l’existence… « Jamais, semble-t-il, le travail n’a été aussi bien dissimulé par le capital. »
L’ouvrage isole trois manifestations à l’œuvre dans le néotravail : l’atomisation sociale et mondaine, à savoir la disparition de la notion d’emploi au profit d’une « tâcheronisation » et d’une indistinction croissante entre temps de travail et temps libre ; la dépréciation de la nature des gens, avec l’avènement d’une époque où il ne s’agit plus de prendre soin de notre environnement ; et, enfin, la totalisation des esprits via la généralisation des modes d’évaluation qui rendent possible l’endoctrinement de travailleurs coupés de leur faculté de juger.
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