Journal de crise des blouses blanches : « Tous les jours, je vois des collègues tomber malades »
Ils travaillent à l’hôpital ou en médecine de ville, ils sont généralistes, infirmiers, urgentistes, sage-femme : une quinzaine de soignants, en première ligne face à la pandémie de Covid-19, ont accepté de nous raconter leur quotidien professionnel. Chaque jour, dans ce « journal de crise », Le Monde publie une sélection de témoignages de ces « blouses blanches ».
« Plus de relâche possible, il faut être à 100 % tout le temps »
François Cornelis, 42 ans, médecin hospitalier, radiologue à l’hôpital Tenon (Paris 20e)
« Je fais la tournée des radiographies aux lits avec les manipulateurs. J’ai commencé par les urgences, où les patients s’accumulent. Ils ont souvent le même profil : fièvre et difficulté respiratoire les poussant à consulter. Puis les services d’hospitalisation, qui sont pleins, avec des patients sous oxygène, pour finir par la réanimation qui est bondée. Bientôt les cent soixante-dix lits ne seront plus disponibles à Tenon.
« Lavage des mains puis solution hydroalcoolique, puis blouse et masque FFP2, puis lunettes, masque, puis cagoule chirurgicale, puis surblouse stérile, et pour finir une double paire de gants »
Cette tâche est complexifiée par les nécessaires étapes de protection du personnel et du matériel. C’est le concours de déguisement sans le côté festif : lavage des mains puis solution hydroalcoolique [SHA], puis blouse et masque FFP2, puis lunettes, masque, puis cagoule chirurgicale, puis surblouse stérile, et pour finir une double paire de gants.
Mais le pire est à venir car le risque est au déshabillage. Il faut se pencher en avant et retirer la surblouse depuis l’abdomen vers l’avant en désengageant les épaules, enrouler la surblouse de telle sorte que la surface contaminée soit enveloppée sur elle-même avec les gants qui partent en même temps. Une vraie contorsion.
Il faut alors ne pas oublier de réaliser une nouvelle friction des mains avec une SHA, garder la tête levée afin que le masque de protection respiratoire n’entre pas en contact avec le cou ou la tenue puis, loin de la zone de soin, retirer dans l’ordre : la charlotte, les lunettes, le masque pour finir avec une friction des mains avec une SHA… d’où l’importance d’en avoir beaucoup.
Jusqu’à présent, on économisait sur le matériel pour les patients non Covid-19. Sauf que, maintenant, quasiment tous les patients sont sous suspicion de Covid-19, notamment en sortant du scanner, car on découvre de façon fortuite les signes de la maladie – visibles au scanner thoracique. La situation devient compliquée car cette maladie est contagieuse, complexe à appréhender avec des patients ayant des signes cliniques très variables, et probablement largement présente dans la population et les soignants.
Parmi les patients venant à l’hôpital, le piège vient souvent de ceux ayant des douleurs abdominales, et donc pas du tout des signes évocateurs d’une grippe comme on pourrait le penser… Il est difficile de les orienter correctement vers les parcours les plus adaptés. Il n’y a plus de relâche possible, il faut être à 100 % tout le temps en termes d’hygiène pour tous les patients. Ce qui donc nécessite des soignants, du matériel et du temps, qui nous manquent. »
« Les profils des patients qu’on reçoit sont extrêmement variés »
Thomas Gille, 38 ans, pneumologue à l’hôpital Avicenne, Bobigny (Seine-Saint-Denis)
« Dans mon unité de patients atteints du coronavirus, nous sommes huit pneumologues. On a ouvert jeudi 19 mars une unité qu’on a passée à trente-deux lits, très rapidement tous se sont remplis, à tel point qu’on va ouvrir une troisième unité. Il y a de plus en plus de malades qui arrivent. Aujourd’hui, que ce soient les médecins ou les autres soignants, plus personne ou presque ne fait ce à quoi il est habituellement destiné, tout le monde a été redéployé.
Les profils des patients qu’on reçoit sont extrêmement variés. Hier, j’ai eu un patient de 39 ans initialement sans facteur d’inquiétude, dont l’état s’est aggravé secondairement. Etre jeune, ça ne protège pas de faire une infection ni de développer une forme sévère qui nécessite d’aller en réanimation et d’être intubé. En réanimation, ils ont aussi des patients de 25 ans.
« Individuellement, chacun gère selon son caractère. J’ai du mal à décrocher, même quand je rentre le soir ou pendant un jour de repos »
On ne propose la réanimation que pour les patients pour lesquels on pense que ce sera bénéfique et dont l’état permet de la supporter. Mais on procède comme ça tout le temps, ces discussions ne sont pas proprement liées au Covid-19.
On est à flux très tendu mais on a encore un coup d’avance, on arrive à faire face au prix de journées éprouvantes. On a la chance d’être une équipe qui, au quotidien, est soudée, ça aide. La charge de travail sur une petite période, on peut la supporter ; l’inconnue, c’est combien de temps ça va durer. Et puis dans beaucoup d’équipes, il y a 20 % à 30 % des soignants qui tombent malades : si on n’est plus que cinq pour faire le travail de huit, ça va se compliquer.
Individuellement, chacun gère selon son caractère. Je suis un peu hypomane en ce moment, j’ai du mal à décrocher, même quand je rentre le soir ou pendant un jour de repos comme aujourd’hui. Mon téléphone a sonné huit fois, c’est un peu un repos opérationnel, on est à disposition de ceux qui ont la tête dans le guidon. »
« Je me replie sur moi pour essayer de lutter »
Damien Pollet, 58 ans, médecin généraliste à Salins-les-Bains (Jura)
« Je suis malade Covid-19 depuis vendredi 20, cloué chez moi. Ça commence à faire long… Mardi, à un moment de la journée, je n’avais plus que 37,8 °C. J’étais fier ! Mais hier, c’est remonté à 39,5 °C… Ma saturation en oxygène a un peu baissé, mais je n’ai pas de facteur de risque justifiant l’hospitalisation. Je sais que j’ai une épée de Damoclès au-dessus de la tête : le risque de décompensation…
« Il faut que les médecins généralistes se posent la question du télétravail pour limiter au maximum les contacts, sinon on va tous tomber malades »
Je me replie sur moi pour essayer de lutter. Je déconnecte mon téléphone, je m’isole un peu dans la musique, je fais pas mal d’autohypnose et je prends du paracétamol. Je me sens un peu déprimé, pourtant ce n’est pas dans ma nature. Je pense à tous ces gens qui continuent à bosser, notamment dans les magasins, sans protection. Au décès très perturbant d’un copain médecin s’ajoute un autre confrère que je connais bien, qui est sous ventilation en réanimation et un autre qui est dans le même état que moi. Heureusement, ma femme, Claire, va mieux.
Il faut que les médecins généralistes se posent la question du télétravail pour limiter au maximum les contacts, sinon on va tous tomber malades. La question est désormais : ne devrait-on pas, pendant un à deux mois, faire de la médecine sans examen ? »
« On commence à se projeter dans des situations terribles »
Véronique Manceron, 49 ans, interniste-infectiologue, hôpital Max-Fourestier, Nanterre
« Depuis lundi 23 mars, la situation s’est considérablement tendue. Cela n’a plus rien à voir avec la semaine dernière. Le flux de patients a fortement augmenté – on doit être à cinquante lits occupés dans les unités Covid-19 –, mais on s’attend à ce que cela continue à grimper. C’est d’ailleurs assez surréaliste : nous n’avons quasiment plus que des patients Covid-19. Avec les collègues, on se demande parfois ce que sont devenues les autres maladies, où sont passés les patients avec des cancers, des embolies pulmonaires, des accidents vasculaires. Il y a une forme d’inquiétude à ne plus voir ces gens qui souffrent eux aussi de pathologies graves. Que deviennent-ils ?
« On se demande parfois ce que sont devenues les autres maladies, où sont passés les patients avec des cancers, des embolies pulmonaires, des accidents vasculaires »
L’afflux des malades atteints par le Covid-19 ne cesse de s’intensifier et c’est en soi un stress considérable, d’autant plus que notre hôpital n’a pas de service de réanimation. Jusqu’à mercredi 25 au soir, on a réussi à aiguiller tous nos patients souffrant de formes sévères vers des services de réanimation, dans ou autour de Paris. Mais on sent que ça se tend fortement. C’est de plus en plus difficile de trouver de la place en réanimation… On nous a promis un logiciel pour nous aider à identifier les places disponibles et nous éviter de perdre trop de temps dans ces démarches.
Bien sûr, nous avons un service de soins intensifs, où il est possible de stabiliser les patients les plus gravement atteints, mais nous ne pouvons pas nous substituer à un service de réanimation. Alors on commence à se projeter dans des situations terribles où des choix devront être faits. On commence à réfléchir aux protocoles que nous devrons peut-être appliquer avant toute décision grave, pour ne jamais avoir à décider dans la précipitation.
Il y a un petit mieux sur les masques, mais sur d’autres matériels, en particulier les casaques et les pyjamas de bloc, on sent que les choses se tendent. Les services administratifs travaillent jour et nuit pour trouver des solutions aux problèmes matériels, mais, là encore, on doit se projeter dans des situations absurdes où chacun devrait venir avec sa propre tenue à usage unique et faire soi-même une machine tous les jours. C’est assez surréaliste. Le manque de protection des soignants est toujours une source de stress considérable. Tous les jours je vois des collègues tomber malades. Tous les jours. »
« Les consignes sur les masques varient d’un jour à l’autre »
Pierre Loisel, 59 ans, aide-soignant, groupe hospitalier Bretagne Sud, Lorient (Morbihan)
« Aujourd’hui, je souffle un peu. Et je profite du soleil pour jardiner et réparer la cabane au fond du jardin, ce que je n’ai jamais le temps de faire. Je lis beaucoup la presse, mais j’ai du mal à me concentrer pour ouvrir les ouvrages qui m’attendent. Pour entrer dans un livre, il faut être au calme dans sa tête, et ce n’est pas le cas.
« De nombreux lits ont été libérés dans les autres services, en organisant, de façon peut-être un peu précipitée pour certains, le retour des patients à leur domicile »
Je suis mis en réserve pour la première fois depuis quinze jours. Les effectifs le permettent, mais je suis susceptible d’être appelé à tout moment. “Tenez-vous prêt”, m’a-t-on dit. Hier, les syndicats de l’hôpital ont déposé un droit d’alerte, sur le manque de masques en particulier. Les consignes varient d’un jour à l’autre. Mardi 24, seuls les personnels en contact avec des personnes susceptibles d’être porteurs du virus y avaient droit. Mercredi soir, à 23 h 30, la direction a répondu aux syndicats en assouplissant la règle, et tous les agents pourront donc se protéger et protéger les patients et les résidents d’Ehpad.
Ici, il reste des lits disponibles en réanimation et de nombreux lits ont été libérés dans les autres services, en organisant, de façon peut-être un peu précipitée pour certains, le retour des patients à leur domicile. Mais cela reste compliqué. Le nombre de cas continue d’augmenter. Quand les personnels rentrent chez eux, ils sont avec leurs enfants qui, eux-mêmes, côtoient d’autres enfants de soignants dans la journée. Le virus continue sans doute à circuler. »