A Sotteville-lès-Rouen, au cœur du « cimetière des locomotives » de la SNCF
Ces épaves de fer et d’acier, nul ne les dénombre plus aujourd’hui. Le triste tableau qui s’offre au regard des automobilistes empruntant le boulevard industriel – l’axe routier qui dessert Rouen depuis l’autoroute de Normandie – est installé depuis plus de dix ans déjà. Sylvain Brière, lui, préfère carrément les ignorer. L’impression de gâchis lui brouille la vue. « Ça me fait trop mal au bide. J’ai conduit certaines de ces locomotives pendant vingt-deux ans », raconte le cheminot retraité, en évoquant ce que tout le monde ici appelle le « cimetière des locos », le plus « peuplé » du genre en France.
A Sotteville-lès-Rouen, banlieue populaire sise rive gauche de la capitale normande, sur ce qui fut, dans les années 1970-1980, l’une des gares de triage les plus importantes d’Europe (et un bastion de la grève contre la réforme portée par Alain Juppé en 1995), plusieurs centaines de locomotives – 550 à l’âge d’or, contre 300 actuellement, selon la SNCF – pourrissent sur place.
Rongées par la rouille et soumises aux aléas du temps, elles sont sagement rangées en file indienne sur des voies de garage. Une image saisissante de désolation, témoin encombrant d’une ère révolue, lorsque le fret ferroviaire affichait sa vitalité, avant de s’effondrer ces vingt dernières années. Ce déclin a rendu inutiles nombre de locomotives, mises au rebut dans l’attente de jours meilleurs, qui ne sont jamais venus. En raison du développement des rames automotrices, certaines locomotives standards sont également devenues obsolètes.
Hervé Leroy, « trente-sept ans de boîte », se souvient bien de cette époque glorieuse. Et des engins qu’il a, pour certains, réparés dans les ateliers de maintenance de Quatre-Mares, à proximité du site. Du pont surplombant le « cimetière », l’ex-cheminot égrène les souvenirs : « On trouve différents modèles ici : de vieilles machines datant des années 1960 ou 1970, mais aussi d’autres, plus récentes, construites dans les années 1990. Des thermiques, des électriques. Des locotracteurs comme le Y 8 000, des locomotives BB 26 000, surnommées “Sybic”, des 72 000 qui sont les diesels les plus puissants de la SNCF… »
Aujourd’hui, la plupart sont taguées, envahies d’herbes folles, quand bouts de tôle et câbles de cuivre ne pendent pas tristement le long de leurs flancs rouillés. Longtemps terrain de jeu privilégié des vandales et des trafiquants de métaux, l’endroit a finalement été grillagé. Il est désormais inaccessible, même à la presse. « Mais c’est trop tard. Devant ce laisser-aller, le garage, présenté comme provisoire à l’origine, s’est lentement transformé en cimetière, alors que ce matériel ne demandait qu’à vivre encore un certain temps », déplore Gilles Fraudin, ancien cheminot et membre de la Fnaut (Fédération nationale des associations d’usagers des transports) de Normandie.