Les mouvements des yeux peuvent-ils fonder la décision d’embauche?
« Une préoccupante évolution des techniques de recrutement est en train de se produire », alerte Jean-François Amadieu, le professeur de l’Université Paris 1, spécialiste des discriminations dans une étude publiée jeudi 28 novembre. En octobre, Easyrecrue vantait sa « solution phare d’entretien video différé avec présélection par l’intelligence artificielle ». Quelques mois auparavant, une étude du site de recherche d’emploi Indeed présentait « l’entretien d’embauche avec une intelligence artificielle, comme seule perspective d’emploi pour de nombreux Français ». Sans aller jusque-là, 70 % des entreprises du CAC40 seraient déjà clientes d’algorithmes de recrutement vidéo. L’engouement est tel qu’il devient urgent d’informer, précise Jean-François Amadieu. Son étude « Entretiens vidéo et intelligence artificielle – une nécessaire régulation » analyse les biais et la légalité de ces nouveaux modes de recrutement.
En effet, si les bénéfices des algorithmes – gain de temps, précision de l’analyse des CV – sont attractifs pour un employeur, les travers ne manquent pas. Les biais sont considérables puisque c’est la communication non verbale qui va influencer les recruteurs, explique M. Amadieu. « Ces algorithmes traitent, au gré des prestataires qui les ont conçus, la prosodie, les regards, les mouvements, les expressions faciales et parfois même la forme des visages ou le look. Ils entendent détecter les candidats compétents et les classer en fonction de ces critères. » C’est ainsi qu’aux Etats-Unis, on a constaté que les jugements sur la communication non verbale destinés à évaluer l’extraversion et la stabilité émotionnelle, étaient défavorables aux noirs.
Les entretiens vidéo sont une réelle source de discrimination directe et indirecte. Sur les 25 motifs de discriminations existants, beaucoup ne sont visibles que si l’on voit la silhouette et les mouvements du candidat. Ce qui est le cas en entretien vidéo. « Priver les candidats de pouvoir poursuivre les étapes de sélection après avoir regardé une vidéo de quelques secondes est consternant », commente le sociologue. Le résultat obtenu est que les algorithmes recrutent des clones.
Par ailleurs, légalement, certaines des données analysées par les algorithmes sont inutilisables par le recruteur, car considérées comme source de discrimination, comme le critère « apparence physique » par exemple. En France, l’analyse faciale à des fins de recrutement est interdite à l’employeur, et « on l’autoriserait pour l’algorithme ! », interpelle le sociologue, qui invite le Défenseur des droits à se prononcer sur le sujet. « On se demande comment les « jeunes pousses » qui vendent ces algorithmes et les DRH qui les achètent peuvent méconnaître à ce point le contexte national », s’étonne Jean-François Amadieu.