L’engagement des entrepreneurs prend de l’ampleur

L’engagement des entrepreneurs prend de l’ampleur

Jean-Manuel Duvivier

« En dix ans, on a su convaincre que le déchet est une ressource », affirme Jeanne Granger. En 2008, la fondatrice de la Réserve des arts a fait le pari de mettre en relation les grandes entreprises et les artistes, afin de promouvoir la culture du réemploi. D’un petit entrepôt implanté dans le 20e arrondissement de Paris, l’association s’est étendue à deux sites parisiens et un troisième en cours d’ouverture à Marseille. Bois, cuir, verre, plastique, métal, textile : près de 122 tonnes de déchets ont ainsi été collectées et reemployées en un an.

Comme Jeanne Granger et la cofondatrice de la Réserve, Sylvie Bétard, 42,5 % des moins de 30 ans ont envie de créer une entreprise pour faire « bouger le monde », indiquait une étude du réseau France active publiée en avril. 30 % envisageraient un modèle où tous les salariés seraient décisionnaires (type SCOP), 25 % privilégieraient un projet lié au développement durable ou à l’environnement.

L’engagement a longtemps été circonscrit dans un mode d’organisation non lucratif, qui n’a jamais été reconnu pour plus de 10 % du PIB français, calculé selon le seul capital financier, sans tenir compte de la valeur sociale créée, ni des ressources naturelles préservées. Jusqu’en 2014, les quatre familles de l’économie sociale et solidaire étaient les associations, les coopératives, les fondations et les mutuelles.

« Une entreprise engagée se doit d’impliquer toutes ses parties prenantes – fournisseurs, bénéficiaires, salariés –, y compris en termes de process », estime Jeanne Granger, de la Réserve des arts

Depuis cette date, la loi Hamon a élargi le champ économique de l’engagement en créant le statut d’entreprise à finalité sociale, à but lucratif limité. Une évolution réglementaire soutenue par Jean-Marc Borello, qui a pu ainsi développer la plus grande entreprise sociale française, le Groupe SOS. Celui-ci compte aujourd’hui 18 000 salariés dans la restauration, la santé, la réinsertion, les épiceries solidaires, etc.

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Au nom de l’engagement, l’ex-président du Mouvement des entrepreneurs sociaux a fédéré des entreprises et des associations dans un véritable « empire ». Mais si l’engagement social ou environnemental se retrouve dans l’objet social des quelque 540 établissements du groupe, la gouvernance démocratique propre à l’économie sociale n’est pas le point fort de « l’industriel du social », comme on surnomme Jean-Marc Borello. Or « une entreprise engagée se doit d’impliquer toutes ses parties prenantes – fournisseurs, bénéficiaires, salariés , y compris en termes de process gestion d’équipe, relation clients », note Jeanne Granger.

Les nouveaux venus du CAC40

Les 600 entrepreneurs qui se réuniront le 22 et 23 janvier à l’OCDE pour le Parlement 2020 des entrepreneurs d’avenir se retrouvent dans cette définition, qu’ils œuvrent à maintenir l’emploi dans les territoires comme Christophe Chevalier, fondateur d’Archer entreprises, dans la Drôme, au développement durable comme Rémi Roux d’Ethiquable, dans le Gers, ou au financement des entreprises sociales comme Laurence Méhaignerie pour Citizen Capital à Paris. « En dix ans, le Parlement a permis aux entreprises de montrer leur action, de définir leur notion de progrès, de mesurer leurs avancées sociales, de travailler ensemble à l’élaboration de nouveaux indicateurs de richesse, et de souligner la faiblesse de la loi pour formaliser leur engagement », explique Jacques Huybrechts, le fondateur et porte-parole du réseau Entrepreneurs d’avenir.

Ils ont ainsi participé à la genèse du changement d’échelle de l’entrepreneuriat engagé. En juin 2009, c’est à l’Assemblée nationale que s’est tenu le premier « Parlement des entrepreneurs d’avenir », ouvert très symboliquement par Nicole Notat, qui dix ans plus tard a coproduit le rapport Sénard-Notat, « L’entreprise, objet d’intérêt collectif ».

« L’ESS et les entrepreneurs sociaux ont été les pionniers et les aiguillons de l’engagement des entreprises », rappelle Stéphanie Goujon, directrice générale de French Impact, l’équivalent de la French Tech pour l’innovation sociale. Auparavant, elle dirigeait l’Agence du don en nature (ADN), qui collecte les produits non alimentaires pour les redistribuer aux plus démunis. En 2018, l’équivalent de 30 millions d’euros de valeurs marchandes de produits neufs a ainsi été redistribué. « Une centaine d’entreprises s’engageaient auprès d’ADN par mécénat de produit, mécénat financier ou mécénat de compétences, des PME impliquées sur tout le territoire, et quelques grands groupes déjà, comme L’Oréal ou SEB », se souvient-elle. Aujourd’hui, « la nouveauté est que de plus en plus d’entreprises dites « classiques », du CAC40 aux entreprises de taille intermédiaire [ETI], souhaitent contribuer concrètement aux défis sociaux et environnementaux. Et lorsqu’on touche à la stratégie d’entreprise, un changement d’échelle s’opère », dit-elle.

Plutôt pensée pour l’univers des grands groupes, la « société à mission » doit définir sa « raison d’être », ses objectifs sociaux et environnementaux, se doter d’un comité de suivi, et publier un rapport annuel

Le gouvernement verrait bien les entreprises prendre le relais de l’Etat sur des problématiques auxquelles il ne peut plus répondre seul. Ainsi, à la veille du G7 sur les inégalités, Emmanuel Faber, PDG de Danone et proche d’Emmanuel Macron, lançait un appel à 34 multinationales à signer une charte « Business for Inclusive Growth », où elles s’engagent à soutenir une soixantaine de projets au service d’une société plus inclusive. Et plus récemment, le 12 septembre, le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, a invité les entreprises dans lesquelles l’Etat a une participation à prendre « en compte les enjeux sociaux et environnementaux dans leur gestion et [à se doter] d’une raison d’être en 2020 », comme le permet la loi Pacte.

Rappelons-nous que « l’essentiel de l’intérêt général de la société a été construit par des entreprises privées : le chemin de fer, les réseaux d’électrification, aujourd’hui Internet », souligne Kevin Levillain, chercheur de Mines-Paris Tech, et co-initiateur de la première communauté des entreprises à mission créée le 8 mars 2018, en amont de la loi Pacte.

La société à mission protège l’utilité sociale de l’entreprise

Les débats et les partages d’expériences de ces structures, aussi différentes que Ulule (financement participatif), Microdon, Prophil (philanthropie entrepreneuriale), Citizen Capital (financement de l’intérêt général), Nature et découvertes, Les entrepreneurs d’avenir, la MAIF, la Camif, le Collège des bernardins et Mines ParisTech, ont abouti à la création du cadre juridique (l’article 176 de la loi Pacte) de la « société à mission ».

Plutôt pensée pour l’univers des grands groupes, la « société à mission » doit définir sa « raison d’être », ses objectifs sociaux et environnementaux, se doter d’un comité de suivi, et publier un rapport annuel. Sa mission est évaluée par un organisme tiers indépendant. « Jusqu’alors, beaucoup d’entreprises se disaient engagées, mais le terme engagé ne renvoyait à rien juridiquement, il n’y avait pas d’opposabilité », selon Blanche Segrestin, professeure à Mines ParisTech, à la chaire Théorie de l’entreprise et gouvernance. Ce qui fut un important frein à la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Les engagements RSE devaient obtenir l’approbation des actionnaires. La société à mission restitue ainsi à l’entreprise son utilité sociale pour répondre à un besoin de la société, en lui permettant de se protéger. « Si la société familiale Nutriset en Seine-Maritime a été pionnière sur l’expérimentation de ce nouveau modèle d’entreprise, c’est parce qu’elle voulait protéger sa mission », justifie Kevin Levillain.

Vérifier les résultats

L’intérêt des grandes entreprises pour l’engagement sous forme de « société à mission » varie en fonction de la nature de la propriété, nuance Bertrand Valiorgue, cofondateur de la chaire Alter-gouvernance à l’université Clermont-Auvergne. Lorsque l’actionnariat est dilué, « la société à mission permet de protéger l’entreprise des “actionnaires activistes” qui font de l’entrisme dans leur intérêt personnel ». Pour les entreprises non cotées avec un actionnariat stable, l’avantage majeur est de se positionner sur un nouveau marché en affichant sa vision de long terme et de rassurer les parties prenantes. Enfin, dans le cas des mutuelles, l’intérêt est de remobiliser les sociétaires autour de la mission mutualiste, de se légitimiser en montrant qu’on fait mieux que la concurrence et de capter de nouveaux marchés.

Lorsque Pascal Demurger, le DG de la MAIF, annonce, le 2 juin, le choix de la MAIF de devenir une « société à mission », il veut faire de la mutuelle « un label de l’intérêt général », gagner des nouveaux marchés en devenant l’assureur des entreprises à mission et valoriser l’obligation de résultat en rempart contre les GAFA, qui investissent le secteur de la santé.

« Le défi reste d’éviter le “green and social washing”, d’écarter le masque d’un simple discours marketing, et de reconnaître les pratiques fédératrices qui servent l’intérêt général », remarque Stéphanie Goujon. Le résultat tangible a toujours été le maillon faible des entreprises engagées, dont l’utilité sociale est difficilement mesurable.

Article réalisé dans le cadre d’un partenariat avec France Active
Conférence « Accélérons l’engagement des entrepreneurs de demain », 52 ter, rue des Vinaigriers, 75010 Paris . le 3 octobre à 17 heures

Quatre entreprises modèles

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