L’économie, colosse aux pieds d’argile
Les normes comptables sont d’abord l’expression des rapports sociaux entre les acteurs économiques et des préférences sociales des plus puissants d’entre eux – des rois mésopotamiens aux actionnaires californiens.
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Chronique. Les historiens de l’économie ont longtemps vu dans les tablettes d’argile couvertes de caractères cunéiformes, apparues dès le IVe millénaire en Mésopotamie, non seulement l’origine de l’écriture, mais aussi la preuve de l’existence, depuis les temps historiques les plus reculés, de l’économie de marché. 80 % de ces tablettes n’alignent-elles pas des chiffres relevant les quantités de têtes de bétail ou de boisseaux de blé stockés ou échangés, de domestiques et de soldats à rémunérer ?… Additions et soustractions de ces quantités ne sont-elles pas les prémisses de la comptabilité, indispensable à l’établissement de contrats de confiance entre marchands et clients ?
Grégory Chambon, directeur d’études à l’EHESS, proposait une autre lecture lors d’une séance, en mai, à Lyon, du séminaire interdisciplinaire d’histoire économique. Le chercheur met en garde contre la tentation de prendre les chiffres mésopotamiens au pied… de la lettre. Il cite une tablette de 1 300 avant Jésus-Christ donnant la superficie précise de champs situés à Emar, le long de l’Euphrate : un véritable cadastre alignant des carrés au cordeau, précieux pour les historiens s’acharnant à mesurer la productivité agricole de l’époque. Mais, appliquées au paysage réel reconstitué par les archéologues, ces superficies apparaissent totalement incohérentes. Le chercheur voit donc plutôt dans ces chiffres un standard d’unité économique ou de capacité de production, tout comme la « surface habitable » des soupentes parisiennes a peu à voir avec leur « surface réelle ». Autrement dit, le chiffre reflète un consensus de la société de l’époque sur une valeur, et non sa mesure réelle.
Des siècles de « fiches de paie »
Autre exemple : des tablettes de Umma, datant de la fin de la première moitié du IIIe millénaire jusqu’à la fin de ce millénaire, recensent fidèlement les distributions de grains effectuées en paiement du personnel du palais royal. Des siècles de « fiches de paie », c’est un régal pour les historiens, qui ont remarqué une baisse sensible des salaires à la fin de la période. Mauvaise récolte, disette, voire famine ? Ou bien… changement de la définition de l’unité de mesure ? Ou encore, diversification des revenus du personnel royal auprès d’autres employeurs ?
Grégory Chambon s’est aussi aperçu que, si on refait avec toute la rigueur d’un expert-comptable les calculs inscrits sur les tablettes, la proportion de faux résultats est plus élevée que ne pourrait en commettre la classe du lycée Papillon. Comme les scribes mésopotamiens n’étaient pas plus bêtes que les ronds de cuir des millénaires suivants, c’est que leur comptabilité reflétait d’autres aspects de la réalité politico-sociale de l’époque : les commissions ? la corruption ? la taxation ? Ou bien s’agit-il de la subtile différence, si prisée des analystes financiers, entre le « prévisionnel » et le « réel » ? Plutôt que des « entrées » et des « sorties », ne mesurait-on pas, avec autant de créativité et d’illusionnisme que la « fair value » des traders, des actifs et des passifs ?