L’argot de bureau : qui n’est pas « charrette » ?
« Ce dossier est à boucler pour quand ?
– Pour hier !
– Peux-tu répondre au client ASAP [as soon as possible, “dès que possible”] ? »
Face à ce genre de poncifs du monde du travail, qui exigent une réactivité immédiate, les salariés ont eux aussi développé des mécanismes de protection : « La barque est déjà bien chargée » ; « je suis sous l’eau » ; « je suis overbooké » ; « j’ai la tête dans le guidon »… L’une d’entre elles symbolise cette saturation : « Je suis charrette. »
Brandis comme un totem d’immunité, ces trois mots sont en général sans équivoque, surtout s’ils sont accompagnés d’une mine grave et d’un secouage de tête : je ne pourrai pas répondre à cette nouvelle sollicitation professionnelle, car je suis déjà débordé par ce que j’ai à faire. Si l’on veut être précis, être charrette, c’est être sous pression, en retard à l’approche d’une date limite.
L’expression a particulièrement essaimé dans les sphères adeptes d’une culture du « surtravail », et où le temps professionnel est dicté par des rendus de projets : cabinets de conseil, agences de publicité… Et cabinets d’architectes, biberonnés à ce mot légendaire depuis leurs études. Dans les écoles, on parle même d’une « culture de la charrette », que l’on peut qualifier de burn-out estudiantin permanent.
Pourquoi une charrette ? Il faut remonter au XIXe siècle : à l’époque, les étudiants de la section architecture de l’Ecole des beaux-arts travaillent en groupes, sous la direction d’un maître d’atelier. Le cursus est couronné par un rendu final : un vendredi, à douze heures tapantes, les futurs diplômés doivent remettre à temps tous leurs supports de travail à un jury, réuni à huis clos dans la prestigieuse salle Melpomène du Palais des beaux-arts.
Au rythme des pavés cabossés
Problème : les ateliers sont disséminés partout dans Paris, et le temps manque. Le fruit de leur travail est aussi précieux que volumineux : de gigantesques croquis réalisés au lavis et à l’encre noire tendus sur un panais, une sorte de châssis. Aidés par les plus jeunes de l’atelier, devenus porteurs d’un jour, les retardataires prennent alors l’habitude de lancer des convois exceptionnels à l’aide de petites voitures à bras, d’habitude vouées au transport de bois ou de charbon… Les fameuses charrettes.
La légende dit même que certains terminaient leur travail dans la charrette : au rythme des pavés cabossés de l’époque, il y a fort à parier que ce n’était pas la meilleure idée. Avec les décennies, ce marathon des « archis » devient un élément de folklore : en 1926, un Charett Club voit même le jour, et organise quelques courses de charrettes entre ateliers. La tradition des charrettes traversant Paris s’arrête en 1968, quand les Beaux-Arts sont scindés en plusieurs entités.
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