Archive dans août 2024

En Nouvelle-Calédonie, l’emblématique usine de nickel KNS ferme ses portes

L’usine Koniambo Nickel (KNS) sur le site de Vavouto, à Voh, dans le territoire français du Pacifique de Nouvelle-Calédonie, le 30 août 2024.

C’était le projet phare du développement du nord de la Nouvelle-Calédonie. Mais, faute de repreneur, Koniambo Nickel SAS, arrête son activité samedi 31 août, jour de la fin de la grande majorité des 1 235 contrats de travail.

En sursis depuis février, l’emblématique usine de production de nickel de Koniambo Nickel SAS (KNS), symbole depuis onze ans du développement économique de la région née de la volonté politique des indépendantistes, n’a pas réussi à trouver de repreneur dans les six mois impartis par le géant des matières premières, Glencore. Ce dernier, actionnaire à 49 % du site, a décidé de se séparer de cette usine au procédé innovant, adossée à un massif minier exceptionnel mais véritable gouffre financier.

Depuis le début des travaux de construction, en 2007, KNS a accumulé une dette abyssale de plus de 13 milliards d’euros. Un passif entièrement assumé par Glencore, au terme du pacte d’actionnaire le liant à la Société minière du Pacifique Sud (SMSP), représentant les intérêts de la province Nord. Alors, dans un contexte de crise mondiale du nickel et de hausse du coût de l’énergie, Glencore a décidé de jeter l’éponge.

Des négociations sont en cours avec au moins deux acheteurs potentiels, selon la SMSP, qui maintient son objectif initial : transformer le minerai localement au profit du développement de la province. L’usine telle qu’elle existe s’arrêtera, elle, d’ici à quelques semaines, le temps de baisser la température des fours chauffés à plus de 1 600 °C.

« Il y a de multiples scénarios possibles »

Avec ses 1 200 emplois directs et au moins 700 emplois indirects, l’entreprise est un moteur local. La population a augmenté de 40 % depuis le début des opérations de construction, en 2009. Le nombre d’entreprises de Voh, Koné et Pouembout, les communes environnantes, est passé de 2 500 en 2005 à 4 000 aujourd’hui.

Mais une fois les fours éteints, la reprise d’une activité métallurgique est inenvisageable avant un an et demi. « Il y a de multiples scénarios possibles. Un repreneur a intérêt à ce qu’une activité, même partielle, soit relancée très vite », estime Alexandre Rousseau, vice-président de KNS. Les employés ont en tout cas travaillé pour que le site se présente sous son meilleur jour : pelouses tondues, pas de déchet, signalisation repeinte… A l’extérieur de l’usine, on redoute une crise sociale majeure.

Les salariés du site ne sont pas encore sur le marché du travail, mais Cap emploi, qui gère les demandeurs d’emploi de la province Nord, a déjà enregistré une hausse du nombre d’inscrits et une baisse des offres en raison de l’arrêt depuis février de la sous-traitance. Résultat, Cap emploi a moins de 180 postes à proposer, pour un total de 1 700 personnes en recherche active de travail.

Le Monde avec AFP

Emploi des seniors : le Medef propose une reprise des négociations

Le président du Medef, Patrick Martin, à Paris le 20 juin 2024.

Les partenaires sociaux sauront-ils être meilleurs que le personnel politique dans l’art du compromis ? Le Medef vient de soulever la question dans cette rentrée hors du commun où la constitution du gouvernement tarde à se concrétiser, avec une Assemblée nationale balkanisée et un chef de l’Etat qui joue sur ces fractures. Lundi 26 août, Patrick Martin, le président de l’organisation patronale, s’est dit prêt à « reprendre » la négociation sur l’emploi des seniors qui avait capoté au début du printemps. Cette annonce est une invitation au dialogue. Elle constitue aussi un test de robustesse pour notre démocratie sociale et va permettre de jauger la sincérité des acteurs en présence.

Dans la nuit du 9 au 10 avril, après un peu plus de trois mois d’échanges, les syndicats et le patronat s’étaient quittés en constatant leur incapacité à conclure un « nouveau pacte de la vie au travail », dont l’un des objectifs était d’améliorer le sort des salariés en fin de carrière. Les protagonistes s’étaient alors mutuellement accusés d’intransigeance. Le camp des employeurs avait même trouvé le moyen de se quereller au sujet du compte épargne-temps universel, un projet de dispositif visant à ménager des temps de pause dans les parcours professionnels. Le Medef et la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) étaient contre, tandis que l’Union des entreprises de proximité (U2P) était disposée, elle, à accepter cette mesure ardemment réclamée par la CFDT.

Cet épisode avait jeté un froid dans la sphère du paritarisme, même s’il n’avait pas entraîné une panne générale puisque des pourparlers engagés sur d’autres thématiques (l’indemnisation des accidents du travail, notamment) avaient abouti, parallèlement.

« Un enjeu prioritaire »

Aujourd’hui, M. Martin semble vouloir donner un peu plus de tonus à la négociation collective en ranimant la réflexion sur l’emploi des seniors. Dans la « configuration politique » actuelle, « la démocratie sociale doit reprendre tous ses droits », a-t-il plaidé, mardi, lors d’une conférence de presse tenue pendant l’université d’été de son mouvement. Le numéro un du Medef pose, toutefois, une condition : le redémarrage du processus n’est envisageable que s’il s’accompagne de la baisse de cotisations prévue par un accord de novembre 2023 sur l’assurance-chômage qui n’est pas entré en vigueur, faute d’avoir été homologué par l’Etat.

Le fait de proposer de nouvelles tractations consacrées à l’activité des travailleurs vieillissants est plutôt bien accueilli, sur le principe, par la plupart des interlocuteurs de M. Martin. « On y retourne, bien sûr, si ça revient sur la table », confie Frédéric Souillot, le secrétaire général de FO. « Je suis prêt à soutenir cette démarche », renchérit François Hommeril. Pour le président de la CFE-CGC, les fins de carrière représentent « un enjeu prioritaire », nécessitant des mesures spécifiques afin de modifier les pratiques des entreprises qui ont pris « l’habitude de balancer les gens à 58 ans ». François Asselin, le numéro un de la CPME, est, lui aussi, partant : « Nous avons toujours dit qu’il n’était pas satisfaisant de rester sur un échec. S’il y a bien un thème sur lequel les acteurs sociaux doivent prendre leurs responsabilités, c’est celui de l’emploi des seniors. »

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Paris 2024 : « L’intégration par le sport doit concerner autant les bénévoles que les sportifs »

Mais qui sont ces « contributeurs » des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) ? Ce sont toutes les personnes qui donnent de leur temps, gratuitement, pour faire vivre le sport : les bénévoles, mais aussi une grande partie des sportifs eux-mêmes et, bien évidemment, leur famille.

Les bénévoles et les sportifs sont mis en avant et à l’honneur, alors pourquoi parler d’invisibilité ? Parce que, comme pour le reste de l’activité contributive humaine, l’apport des contributeurs du sport, en l’occurrence lors des Jeux olympiques et paralympiques, n’est pas considéré à sa juste mesure.

Cohésion républicaine et fraternité

On ne parle que des 45 000 « volontaires accrédités » des Jeux. Mais, c’est oublier les autres bénévoles, ceux de la Ville de Paris, des Clubs 2024, du Club France, de l’Olympiade culturelle, des collectivités labellisées « Terre de Jeux 2024 », du mouvement sportif dans son ensemble, des animations scolaires, du parcours de la flamme, et bien sûr les secouristes et les pompiers. Et il est très rare d’entendre parler de l’activité des sportifs non rémunérés comme un apport qui a une valeur financière. Et pourtant : sans eux, pas d’industrie du sport. Sans leur famille, non plus.

Au total, c’est près de 515 000 contributeurs qui font vivre ces Jeux ! Un demi-million de personnes ! On est très loin des 45 000 volontaires médiatisés. Ce nombre permet d’appréhender la dimension collective créée par l’événement olympique, avec toute la richesse en termes de cohésion républicaine et de fraternité. Mais ce nombre montre aussi la réalité de la mobilisation nécessaire pour le faire exister.

Alors bien sûr, les contributeurs du sport le font de bon cœur. Plus même ! Ils sont enthousiastes et heureux. Mais ce bonheur ne justifie pas qu’on ne sache rien de la valeur véritable de leur activité contributive, et qu’on ne réfléchisse pas à ses spécificités, à son accompagnement et à sa diversification.

C’est pourquoi le collectif citoyen Initiative {contributive} a mené une démarche d’estimation de l’apport contributif à Paris 2024, sous la direction de l’épistémologue Carole Lipsyc, qui a développé des indicateurs pour évaluer l’apport de l’activité contributive à l’économie (« Paris 2024. Estimation symbolique de l’effort contributif des particuliers aux Jeux olympiques et paralympiques », enquête de Thierry Boué, sous la supervision de Bernard Amsalem et Jean-Pierre Mougin, avec la participation de Géraud Felgines et Laurent Gontier, 29 août 2024).

403 millions d’euros

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Emploi de travailleurs sans papiers : des sanctions élargies aux entreprises donneuses d’ordre

D’un côté, le gouvernement démissionnaire entend, avec la loi « immigration » promulguée le 26 janvier 2024, faciliter l’emploi d’étrangers non européens dans les métiers en tension. De l’autre, il prévoit de sanctionner davantage les entreprises qui recourent à des travailleurs sans papiers, très présents dans ces métiers.

De cette politique de la carotte et du bâton découle le décret publié au Journal officiel le 16 juillet, qui précise les autorisations de travail ainsi que les sanctions prévues en cas d’emploi d’un étranger non autorisé à travailler.

En ce qui concerne la délivrance de permis de travail, le texte stipule que les conditions, qui en excluaient déjà les employeurs condamnés pour des faits de travail illégal ou pour des infractions aux règles de santé et de sécurité, s’appliqueront désormais à leurs donneurs d’ordre, sans considération de taille de l’entreprise. « Les obligations de vigilance existantes se voient renforcées : l’employeur formel du salarié ne peut plus tenir lieu de bouclier pour le donneur d’ordre », commente Emmanuelle Barbara, avocate spécialiste en droit du travail et de la sécurité sociale du cabinet August Debouzy.

Partage des responsabilités

Le groupe La Poste en sait déjà quelque chose, puisque le 5 décembre 2023 le tribunal judiciaire de Paris l’a condamné pour manquement à son « devoir de vigilance » vis-à-vis de ses multiples sous-traitants, dont certains recouraient à des sans-papiers.

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Ce partage des responsabilités n’est pas pour déplaire à une partie du monde patronal. « Le décret va inciter les donneurs d’ordre à choisir des sous-traitants plus respectueux de la réglementation. Et donc contribuer à évincer ceux qui, en recrutant des sans-papiers, déstabilisent les marchés en se livrant à une concurrence déloyale », se félicite Eric Chevée, vice-président chargé des affaires sociales de la Confédération des petites et moyennes entreprises.

Dans ce contexte, c’est surtout la sous-traitance en cascade qui pose question. Ce système est propice à une « dilution des responsabilités qui fait très souvent le lit du travail illégal », reconnaissait, en juin, la Fédération française du bâtiment (FFB) dans ses « dix propositions pour un pacte constructif » publiées à l’occasion des élections législatives.

Le décret précise ensuite les conditions d’application de l’amende administrative introduite par la loi « immigration » pour les employeurs de sans-papiers. D’un montant maximal de 20 750 euros par salarié concerné, cette amende, qui remplace la contribution spéciale et la contribution forfaitaire versées à l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), réprime l’emploi de sans-papiers sous toutes ses formes, mais prend en compte des circonstances atténuantes. Lorsque l’employeur s’est acquitté des salaires et des indemnités dus au salarié concerné, le montant maximal de l’amende est réduit à 8 300 euros, l’employeur pouvant faire valoir qu’il n’a tiré aucune économie du travail illégal.

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« Sortir du travail qui ne paie plus » : de la nécessité d’un compromis

Au sein des éditions de l’Aube, une nouvelle collection est née : « La société du compromis ». Elle a été créée par l’ancien secrétaire général de la CFDT Laurent Berger, qui appelle, à travers elle, à « retrouv[er] les bénéfices du compromis ». « Et si nous retrouvions l’essence même de la démocratie, qui est la reconnaissance des intérêts contradictoires traversant la société et sa capacité à les arbitrer par le compromis ? », propose-t-il.

On retrouve logiquement au cœur d’un des premiers ouvrages de la collection, Sortir du travail qui ne paie plus, toute l’importance de cette notion. L’essai est proposé en cette rentrée par Antoine Foucher, directeur du cabinet de conseil Quintet et ancien directeur de cabinet de la ministre du travail Muriel Pénicaud de 2017 à 2020.

Dans cet essai bâti autour des promesses du travail, l’auteur part d’un constat : « Le progrès économique et social a permis pendant soixante ans de vivre de mieux en mieux en travaillant de moins en moins. » Or, cette réalité n’est plus. Une double rupture s’est ainsi imposée depuis une quinzaine d’années : le pouvoir d’achat ne progresse pratiquement plus (0,8 % par an contre 5 % pendant les « trente glorieuses ») et la durée du travail ne diminue plus.

« Si travailler ne permet plus de changer de niveau de vie, c’est parce que, pour le même temps de travail, nous avons cessé de produire davantage de biens et de services d’une année sur l’autre », poursuit l’auteur. En somme, le ralentissement des gains de productivité explique « la stagnation générale et durable du pouvoir d’achat ».

L’ouvrage s’attache à proposer des solutions pour que le travail « paie à nouveau ». Retrouver des gains de productivité ? C’est possible, mais au prix d’une politique menée sur plusieurs décennies, centrée sur la réindustrialisation de la France et la montée en puissance de sa capacité d’innovation.

Pour un travail « choisi et épanouissant »

Pour apporter une réponse à plus court terme, M. Foucher affiche sa préférence pour un « nouveau contrat social », bâti autour d’une « réforme structurelle en faveur des revenus du travail ». Il souhaite un « rééquilibr[age] [des] différents niveaux de taxation, de façon à baisser les prélèvements sur le travail et permettre aux travailleurs de garder une plus grande part de la rémunération qu’ils gagnent ».

En parallèle, un « triple compromis » (travail-capital, travail-retraites, travail-héritage) serait édifié : un effort serait demandé à tous les rentiers, aux retraités les plus aisés, aux héritiers les plus chanceux, par le biais d’une augmentation des taux de prélèvement. Les consommateurs seraient également mis à contribution à travers une augmentation du taux de TVA.

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« Chacune des cinq “majors” du pétrole est contrôlée par pas plus de 25 actionnaires institutionnels »

Les cinq plus grandes compagnies pétrolières privées du monde cotées en Bourse, surnommées Big Oil ou « supermajors » (Chevron, Exxon, Total, BP et Shell), attirent des milliers d’actionnaires individuels (les « petits porteurs ») et des milliers d’actionnaires institutionnels (fonds communs de placement, fonds de pension, assureurs…).

Mais, de façon surprenante, chacune de ces cinq compagnies géantes est en réalité contrôlée par pas plus de 25 actionnaires institutionnels, qui détiennent la quasi-majorité ou une part dominante de leurs actions. Ces 25 actionnaires ne sont pas exactement les mêmes d’une entreprise à l’autre, mais on retrouve la plupart d’entre eux dans la liste des actionnaires dominants de chaque entreprise.

Pour Chevron, le site Simply Wall Street, utilisé comme référence par Investopedia et Yahoo Finance, affichait ainsi, le 14 août 2024, que « les 25 principaux actionnaires détiennent 49,93 % de l’entreprise ». Cette affirmation correspond à celle trouvée trois jours auparavant sur le site du Nasdaq (l’une des deux principales bourses américaines) : les 25 principaux actionnaires institutionnels de Chevron détenaient 51 % des actions, un peu plus que le chiffre fourni par Simply Wall Street.

Les actionnaires institutionnels, 51,4 % de Total Energies

Au total, 3 649 actionnaires institutionnels détiennent 73,23 % de Chevron, mais la moitié du capital est donc détenue par seulement 25 d’entre eux. Et la part des petits porteurs s’élevait, selon Simply Wall Street, à 25,7 %. Pour Exxon, les chiffres ne sont pas très différents. Selon Simply Wall Street, toujours le 14 août, 39,26 % des actions étaient détenues par ses 25 principaux actionnaires.

Un calcul effectué le 12 août à partir des données du Nasdaq révèle un pourcentage un peu plus élevé pour les 25 principaux actionnaires : 44,86 %, tandis que 4 121 investisseurs institutionnels détenaient 66,19 % des actions. Les données de Simply Wall Street pour Total, BP et Shell, cotées aux Etats-Unis, ne sont pas, à la même date, notoirement différentes de celles des deux grandes compagnies pétrolières américaines.

Pour Total Energies, les 25 principaux actionnaires détiennent 42,19 % de l’entreprise, soit un peu plus que tous les petits porteurs réunis, qui en détiennent 41,9 %. La participation du grand public est donc plus importante que pour les deux compagnies américaines, mais elle reste inférieure à celle des principaux actionnaires. En tout, les actionnaires institutionnels (y compris les 25) possèdent 51,4 % de Total, un pourcentage inférieur à celui des grandes compagnies pétrolières américaines. Les salariés actionnaires en détiennent 6,64 %.

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Intelligence artificielle : la perte d’autonomie des salariés en question

« Quand je dessine, je ne pose pas seulement mon crayon sur un morceau de papier, j’engage ma façon de voir le monde, mon quotidien, mes souvenirs. Tout le monde n’a pas les mêmes références, ce sont des choix. » Elodie, dessinatrice sur un long-métrage pour un studio d’animation, s’inquiète comme nombre d’artistes de voir l’impact grandissant de l’intelligence artificielle (IA) sur l’intégrité avec laquelle elle exerce son métier : « Ces outils virtuels ne font que remâcher les œuvres d’artistes bien réels », rappelle la jeune femme, qui préfère garder l’anonymat par crainte de « harcèlement » sur les réseaux sociaux.

Dans la culture, où la créativité est essentielle, l’indépendance des salariés vis-à-vis des outils d’IA est souvent revendiquée avec insistance. Cette réflexion irrigue cependant bien d’autres secteurs – des traducteurs aux avocats, en passant par les codeurs informatiques et les responsables RH – où se voit remise en question la valeur du travail en tant qu’expression de soi, de ses compétences et de son expérience. « Le traducteur est toujours là. Mais c’est son métier qui change », souligne, de son côté, Daphné Charpin-Lèbre, directrice de l’agence ACSTraduction.

Au cours de ces dernières années, elle a pu assister à la perte en compétences de cette profession également très investie par l’IA. « Avant, j’envoyais aux traducteurs des textes en français et ils les traduisaient en anglais. Aujourd’hui, les textes sont prétraduits et leur travail consiste davantage à vérifier si la proposition du logiciel est correcte qu’à réfléchir à la construction de la phrase. Beaucoup sont en souffrance », raconte celle qui est aussi traductrice assermentée près la cour d’appel de Grenoble.

« Ces outils nous ont été imposés par de grandes structures du secteur. Depuis cinq, six ans, les tarifs ont baissé de près de 30 %, et par conséquent il faut aller plus vite. Les tournures de phrase sont en général justes, mais ce sont toujours les mêmes », ajoute-t-elle, pointant une perte de richesse de la langue.

Les salariés et les outils d’IA

Dans nombre de cas, les promoteurs de l’IA opposent l’intelligence humaine à celle de la machine, en vantant la soi-disant meilleure fiabilité mais aussi la plus grande compétitivité de la seconde : « C’est une façon de séduire l’acheteur et donc le dirigeant de l’entreprise au détriment du travailleur », insiste Yann Ferguson, le directeur scientifique du LaborIA, un laboratoire de l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria). Dans la pratique, « il faudrait parvenir à combiner ces deux intelligences afin d’éviter que ne s’instaurent des configurations aliénantes entre l’homme et la machineC’est dans cette circulation que réside une possible autonomie », estime ce fin connaisseur de l’impact de l’IA sur le travail.

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Paris 2024 : le Comité d’organisation, champion olympique des heures à rallonge et des arrangements avec le droit du travail

Lors du forum pour l’emploi spécial Jeux olympiques et paralympiques, à la Cité du cinéma, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), le 26 septembre 2023.

« Héros de l’ombre » pour le Comité d’organisation des Jeux olympiques et paralympiques (Cojop) : tel est l’intitulé du CDD de deux mois pour lequel Marie (qui, comme les autres intervenants, n’a pas donné son nom) s’est portée candidate en juin, et qui consiste à coordonner le transport des accrédités vers les lieux de compétition, grâce à des véhicules officiels intégralement conduits par des volontaires. A son arrivée, elle déchante : sans en avoir été informée au préalable, elle découvre qu’elle devra travailler debout six jours par semaine, dix heures par jour, parfois la nuit. Au fil des semaines, la fatigue s’accumule.

A l’autre bout de l’Ile-de-France, Manon, elle, est salariée d’un service opérationnel du Cojop depuis neuf mois. A partir de mars, les cadences s’accélèrent, et il n’est plus possible de prendre de vacances : « On nous a imposé des shifts [plages horaires] sur de nouvelles fonctions, sans repos hebdomadaire, en sachant que nous devions continuer à gérer notre propre charge de travail après avoir fini ces shifts. C’est comme si on avait deux journées de travail en une. On a vu, à l’approche des Jeux olympiques, qu’il y avait un manque de ressources humaines et budgétaires. »

Une quinzaine de salariés du Cojop décrivent au Monde des conditions de travail dégradées et une charge de travail disproportionnée, allant jusqu’à un travail en continu, chaque jour, de 8 heures du matin à minuit. Il n’est pas rare que les cent heures par semaine aient été dépassées durant les Jeux. Ils ont tous souhaité garder l’anonymat, car leur contrat indique qu’ils sont « garants de l’image de Paris 2024 », et tenus à « une obligation de discrétion et de confidentialité ».

Pourront-ils au moins tirer le bénéfice de ces nombreuses heures supplémentaires ? Non, car ils sont au forfait jours, comme l’intégralité des 3 200 salariés travaillant, à la fin août, pour le Cojop. Ce mode d’organisation du travail, qui concernait 14,7 % des salariés français en 2021 (presque intégralement des cadres), ne fait pas de décompte des heures de travail, mais laisse les personnels concernés s’organiser de manière « autonome » sur chaque jour qu’ils travaillent. Les rémunérations de ceux-ci oscillent entre 2 500 et 3 000 euros brut mensuels au Cojop, ce qui signifie qu’ils touchent en réalité moins que le smic horaire.

Les employés déclarent pourtant avoir des plages horaires de travail imposées, et aucune autonomie, soit l’inverse du forfait jours : « Un manageur m’a dit que partir plus tôt de sa journée était considéré comme un abandon de poste », explique Pierre, en contrat de trois mois sur une fonction d’agent de maîtrise. Son contrat mentionne pourtant que le salarié, « cadre autonome », « dispose d’une autonomie et d’une indépendance significatives dans l’organisation et la gestion de son emploi du temps ».

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