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Une affaire hors norme de fraude sociale bientôt devant la justice

Il s’agit probablement de la plus grosse affaire de dumping social jugée en France. Elle concerne une entreprise de travail temporaire espagnole : Terra Fecundis, dont le siège se trouve en Murcie, dans le sud-est du pays. Selon nos informations, cette société ainsi que ses dirigeants vont devoir rendre des comptes devant la sixième chambre correctionnelle du tribunal de Marseille, à l’occasion d’un procès programmé du 11 au 14 mai, qui risque, toutefois, d’être décalé à cause de la crise sanitaire.

Les prévenus se voient reprocher d’avoir mis à disposition, pendant plusieurs années, des milliers d’ouvriers – principalement originaires d’Amérique latine –, sans les avoir déclarés dans les règles et en méconnaissant diverses obligations relatives au salaire minimum, aux heures supplémentaires, aux congés payés, etc. Le préjudice serait lourd pour les femmes et les hommes ainsi employés, mais aussi pour la Sécurité sociale française, privée des cotisations qui, selon l’accusation, auraient dû lui être versées : un peu plus de 112 millions d’euros entre début 2012 et fin 2015 – la période retenue par la procédure pénale, sachant que l’entreprise espagnole poursuit toujours son activité dans l’Hexagone, aujourd’hui.

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Depuis au moins une dizaine d’années, la société Terra Fecundis fournit à des exploitations agricoles tricolores de la main-d’œuvre pour la cueillette des fruits et des légumes. Ses services sont manifestement très appréciés : en 2019, elle avait un peu de plus de 500 clients, disséminés sur 35 départements, d’après un document mis en ligne sur le site Internet de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) d’Occitanie. « Estimé » à 57 millions d’euros, son chiffre d’affaires en France provient, en grande partie, de contrats signés avec des maraîchers des Bouches-du-Rhône et du Gard.

Mort d’un salarié en 2011

Terra Fecundis a commencé à capter l’attention de la justice il y a presque neuf ans, à la suite d’un épisode tragique. En juillet 2011, un de ses salariés, de nationalité équatorienne, avait trouvé la mort à l’hôpital d’Avignon, peu de temps après avoir fait un malaise à l’issue d’une journée de travail éreintante. Agé de 33 ans, l’homme avait été victime d’une déshydratation sévère dans des circonstances troublantes, qui avaient conduit à l’ouverture d’une enquête.

Parallèlement, plusieurs Direccte se sont penchées sur les méthodes et le modèle économique de la société espagnole, dont les tarifs sont moins élevés que bon nombre de ses concurrents : de « 13 à 15 euros de l’heure contre 20 à 21 euros pour une entreprise d’intérim française », comme l’indiquait, en 2014, un rapport du député socialiste Gilles Savary sur le « dumping social ».

Coronavirus : les faillites d’entreprises devraient bondir de 25 % en 2020, selon Coface

Le ministre français de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, à l’Assemblée nationale, à Paris, le 19 mars.
Le ministre français de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, à l’Assemblée nationale, à Paris, le 19 mars. LUDOVIC MARIN / AFP

Suite logique de la violente récession que devrait connaître l’économie mondiale en 2020, avec une production en recul de 1,3 %, les défaillances d’entreprises vont bondir de 25 %, selon les chiffres publiés lundi 6 avril par Coface. « Ce serait, de très loin, la plus forte hausse depuis 2009 [+ 29 %], quand bien même l’activité économique redémarrerait graduellement dès le troisième trimestre et qu’il n’y aurait pas de deuxième vague épidémique au second semestre », précise la société d’assurance-crédit spécialisée dans les échanges internationaux. La filiale du groupe Natixis prévoit aussi un net recul en volume des échanges internationaux de 4,3 %, après – 0,4 % en 2019, année marquée par la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine.

Cette explosion des défaillances d’entreprises s’annonce, d’après les économistes de Coface, deux fois plus forte aux Etats-Unis (+ 39 %) que dans les principales économies d’Europe de l’Ouest (+ 18 %). Sur le Vieux Continent, toutefois, le Royaume-Uni se détache, avec une prévision proche de celle des Etats-Unis. En France, où le président de la République s’était engagé, dès la mi-mars, à instaurer les mesures nécessaires pour éviter les faillites, « quoi qu’il en coûte », les défaillances pourraient augmenter de 15 %, contre 11 % en Allemagne, 18 % en Italie et 22 % en Espagne, anticipe Coface.

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Dans un entretien accordé au Journal du dimanche, le 5 avril, le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, a notamment indiqué que la garantie des prêts bancaires promise par l’Etat (à hauteur de 300 milliards d’euros) avait déjà été sollicitée par « plus de 100 000 entreprises », soit, « sur huit jours, 20 milliards d’euros » de prêts garantis. Autre mesure-clé : la prise en charge du chômage partiel, qui concernait, le 3 avril, une entreprise du secteur privé sur quatre (soit 473 000 sociétés) et 5 millions de salariés.

Plans de sauvegarde et de redressement allongés

De plus, « en trois jours, 450 000 petites entreprises ont sollicité le fonds de solidarité », a précisé M. Le Maire. Ce dispositif prévoit une aide de 1 500 euros en cas de forte baisse du chiffre d’affaires. Les sociétés menacées de faillite peuvent obtenir un soutien supplémentaire de 2 000 euros. Enfin, l’ensemble des entreprises bénéficient d’un report du paiement des charges sociales et fiscales.

Autres dispositions pour prévenir les défaillances, l’assouplissement des procédures judiciaires. En France, le délai de quarante-cinq jours pour se déclarer en dépôt de bilan auprès du tribunal de commerce est allongé à trois mois après la fin de l’état d’urgence sanitaire, afin de permettre éventuellement à la société de profiter du redémarrage de l’économie. De même, les plans de sauvegarde et de redressement pourront être prolongés.

Toutefois, au dire de l’économiste Denis Ferrand, de Rexecode, le pic des défaillances pourrait survenir, paradoxalement, lors du redémarrage de l’activité et non au cœur de la crise. « Les dispositifs de soutien de l’Etat au moment du choc sont transitoires, souligne-t-il. Or, c’est au moment où la demande se redressera que les besoins en fonds de roulement des entreprises rebondiront. » Le report des charges sociales et fiscales, ainsi que d’autres postes comme les loyers, pourrait aussi être une bombe à retardement, décalant un certain nombre de difficultés à l’été, voire à l’automne, en fonction du calendrier du confinement et de la fin des mesures.

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Epargnés par la crise, certains opérateurs télécoms mettent leurs salariés au chômage partiel

Devant une boutique SFR, à Mulhouse, le 12 mars.
Devant une boutique SFR, à Mulhouse, le 12 mars. DENIS BALIBOUSE / REUTERS

En cette période de confinement, on n’a jamais autant téléphoné ni navigué sur Internet. Dans le marasme économique actuel, une industrie s’en sort bien : les télécommunications. Même si les boutiques sont fermées, et que l’activité pour les professionnels tourne au ralenti, Orange, SFR, Free (dont le fondateur, Xavier Niel, est actionnaire du Monde à titre individuel) et Bouygues Télécom conservent les revenus récurrents de leurs clients. Ces derniers sont, en cette période d’incertitude, peu nombreux à changer d’opérateur. Parallèlement, la difficulté à déployer les réseaux permet aux opérateurs de moins dépenser.

« A court terme, le confinement peut avoir un impact sur le chiffre d’affaires, mais peu sur l’Ebitda [équivalent du résultat brut d’exploitation] », confirme Stéphane Beyazian, analyste chez Raymond James. Dans ce contexte, est-il « civique », selon le terme employé par le premier ministre, Edouard Philippe, de faire appel à la solidarité nationale, en recourant à des mesures de chômage partiel ? A cette question, les quatre opérateurs français ont apporté des réponses diverses.

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SFR a décidé de sauter sur l’occasion. Le groupe de Patrick Drahi a mis 5 000 de ses 9 000 salariés au chômage partiel et n’a pas pris d’engagement pour compenser la perte financière du personnel concerné, qui touchera 84 % de son salaire net. « On a calculé que c’était plus rentable pour les commerciaux de toucher le chômage partiel que de perdre leur part variable, qui constitue une grande partie de leur rémunération », justifie Arthur Dreyfuss, secrétaire général de Altice France-SFR.

« Effarement » des représentants du personnel

Cette mesure a été néanmoins accueillie avec « violence et effarement » par les représentants du personnel. « On est sur de la prise en charge massive d’un chômage partiel par la collectivité », s’émeut la CFDT de SFR, qui redoute ensuite des licenciements secs.

Dans un mail adressé aux salariés, le directeur général, Grégory Rabuel, avait justifié cette décision par « une baisse significative de [son] activité en raison des mesures de confinement et d’un ralentissement global de l’économie en France ». Des déclarations qui contrastent avec celles faites, le 24 mars, par Patrick Drahi, propriétaire d’Altice, la maison mère de SFR. « Toutes nos activités sont très résilientes », a-t-il affirmé, prévoyant même des indicateurs financiers en hausse cette année.

Coronavirus : FedEx sommé de protéger les salariés de son centre de tri de Roissy, le plus gros en Europe

Le centre de tri FedEx de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, dans le Val-d’Oise, en août 2018.
Le centre de tri FedEx de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, dans le Val-d’Oise, en août 2018. JOEL SAGET / AFP

Le ton monte entre l’Etat et l’entreprise américaine de transport et de fret FedEx. Vendredi 3 avril, les services du ministère du travail ont mis en demeure la société de « faire cesser [la] situation dangereuse » pour la santé des travailleurs au sein de son centre de tri de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle (CDG), dans le Val-d’Oise, le plus gros site de la société en dehors des Etats-Unis. FedEx devait prendre les mesures nécessaires avant lundi 6 avril, en particulier la fourniture à chaque travailleur de deux combinaisons jetables, quatre paires de gants et quatre masques par vacation pour se prémunir du Covid-19.

Cette sommation intervient alors qu’un intérimaire est décédé du nouveau coronavirus le 24 mars et qu’à plusieurs reprises, des cas suspects ont contraint l’entreprise à évacuer des zones et renvoyer des employés à leur domicile. La CGT évoque un « cluster ». Quelque 2 500 salariés et environ 400 intérimaires ou sous-traitants travaillent chez FedEx Roissy-CDG. Chaque jour, 1 200 tonnes de fret y sont chargées, déchargées, scannées, triées, de l’enveloppe de quelques grammes au moteur d’avion Boeing. Une vraie fourmilière dans laquelle les colis passent de main en main avant d’être distribués dans le monde, par camions ou avions.

Comme ailleurs, l’inquiétude vis-à-vis du Covid-19 a mis du temps à émerger. « Tout a commencé au CSE [comité social et économique] de fin janvier, se souvient Sukru Kurak, le délégué CGT de l’entreprise. On demandait si le virus pouvait se trouver sur des colis en provenance de Chine. » A l’époque, le Covid-19 n’est pas encore considéré comme la nouvelle peste noire. C’est donc l’esprit serein qu’une vingtaine de salariés et leurs familles partent au ski, le 15 février, à l’occasion d’un voyage organisé par le comité d’entreprise dans le Piémont, en Italie. Alors que le pays est devenu en quelques jours un épicentre de la propagation du virus, le retour au travail des vacanciers, le 24 février, suscite des interrogations.

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« Flou »

Lors du CSE du 25 février, le sujet est évoqué. « On était dans le flou, rapporte Halim Faid, agent de tri et élu CGT du CSE, qui a été du voyage en Italie. Quand ça a été mis sur la table, moi je me sentais bien, je ne connaissais pas les périodes d’incubation. Même pour la médecine du travail, c’était quelque chose de nouveau. La direction n’avait pas les réponses à nos questions. Ils ont dit qu’ils allaient revenir vers nous. »

Amazon sommé de mieux protéger ses salariés du Covid-19

A Brétigny-sur-Orge, en novembre 2019.
A Brétigny-sur-Orge, en novembre 2019. THOMAS SAMSON / AFP

Le gouvernement a décidé de hausser le ton à l’égard d’Amazon. Vendredi 3 avril, le ministère du travail a sommé le géant américain du e-commerce de prendre des dispositions dans quatre de ses sites en France afin de mieux protéger les salariés du Covid-19. Le premier établissement visé par cette « mise en demeure » se trouve à Lauwin-Planque (Nord), comme l’a révélé l’Agence France-Presse. Selon nos informations, trois autres centres de distribution ont également fait l’objet d’une injonction de ce type : celui de Brétigny-sur-Orge (Essonne), de Saran (Loiret) et de Sevrey (Saône-et-Loire). Des coups de semonce qui surviennent alors que l’enseigne se voit reprocher, depuis plusieurs jours, par les syndicats de méconnaître la santé et la sécurité de ses équipes.

Dans chaque cas, c’est l’inspection du travail qui a constaté les manquements. A Saran, le contrôle qu’elle a réalisé vendredi a mis en évidence plusieurs problèmes, comme l’indique un courrier de la direction régionale des entreprises, de la consommation, de la concurrence, du travail et de l’emploi (Direccte), que Le Monde a pu consulter. D’abord, les « mesures de distanciation sociale d’un mètre » ne sont pas respectées, « que ce soit dans les flux d’entrée ou dans les flux de sortie » mais aussi à l’intérieur des vestiaires. En outre, l’entrée et la sortie s’effectue « par un tourniquet poussé manuellement, sans désinfection ultérieure des mains ».

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Non-respect des mesures de distanciation sociale

S’agissant de Brétigny-sur-Orge, des négligences similaires ont été relevées jeudi, d’après une lettre de la Direccte que Le Monde s’est procurée : « Absence de gel hydroalcoolique à l’entrée et à la sortie de l’établissement, notamment au niveau des portiques tournants (…) » ; « manque d’information et de communication », en particulier à l’égard des intérimaires, très nombreux sur le site ; non-respect des mesures de distanciation sociale « sur une voie de circulation située à l’étage », etc. De plus, sur les lignes de production, c’est au personnel « de procéder lui-même à la désinfection de son poste de travail à l’aide de lingettes désinfectantes », sans qu’il soit certain que l’opération ait une quelconque efficacité.

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A Saran comme à Brétigny, la direction dispose de quatre jours pour mettre fin à la « situation dangereuse » qui prévaut. Si elle ne réagit pas, des amendes administratives, pouvant aller au-delà de 10 000 euros, sont susceptibles de lui être infligées. Le juge des référés peut, de surcroît, ordonner la fermeture du site.

« Le coût intégral d’un mois de confinement pourrait atteindre 150 milliards d’euros »

Tribune. La France a opté pour un mode de confinement que l’on peut qualifier de strict, entre confinement total de type chinois et confinement moins contraignant de type anglais. Une fois prise la mesure de la portée de ce confinement, il est possible d’en évaluer le coût pour l’économie française. L’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) vient de l’estimer à 35 % du produit intérieur brut (PIB) mensuel par mois de confinement, soit 3 % de PIB annuel, c’est-à-dire 75 milliards d’euros par mois.

Cette évaluation est faite à partir des « coûts visibles » du confinement, en partant des données transmises par les différents secteurs économiques français, par exemple celles sur les arrêts de production dans les secteurs qui ne sont pas de première nécessité comme le bâtiment ou les commerces non alimentaires.

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Or, les travaux sur les « coûts cachés » des dysfonctionnements qui perturbent les activités humaines, c’est-à-dire les coûts non enregistrés par les systèmes d’information classiques ou qui ne font pas l’objet d’un suivi spécifique, montrent qu’ils représentent de 50 % à 100 % des coûts visibles dans le cas de situations de perturbation extrême ou inédites (« Quarante ans après son invention : la méthode des coûts cachés », Laurent Cappelletti, Olivier Voyant, Henri Savall, Revue Audit Comptabilité Contrôle et Recherches Appliquées (ACCRA), Association francophone de comptabilité, n° 2/2, 2018).

Dysfonctionnements coûteux additionnels

Ces « coûts cachés » s’expriment notamment en termes de surtemps de travail, de sous-productivité et de défauts de qualité des produits et services en raison de conditions de travail dégradées, ainsi qu’en « sursalaires » (salaires versés sans contrepartie productive) du chômage partiel ou technique.

Le coût intégral d’un mois de confinement, « coûts visibles » plus « coûts cachés », pourrait ainsi atteindre jusqu’à 6 % du PIB, soit 150 milliards d’euros par mois de confinement. Cette estimation rejoint celle de Clemens Fuest, président de l’Institut économique allemand IFO, pour qui « les arrêts de production, le chômage partiel et l’augmentation du taux de chômage pourraient coûter jusqu’à 247 milliards d’euros par mois à l’économie allemande », soit 6 % à 7 % du PIB allemand.

Chacun peut observer, à son niveau, ces dysfonctionnements coûteux additionnels. Par exemple, le télétravail à la maison, qui pourrait concerner 25 % des actifs selon l’Institut Sapiens, est grevé de temps non directement productif lié aux fréquentes interruptions domestiques, à l’effet d’apprentissage pour les néophytes en ce domaine, ou encore aux bugs des systèmes d’information surchargés.

Plus de 400 000 sociétés françaises ont déposé un dossier pour passer en activité partielle

A lui seul, le chiffre donne une idée de la violence du coup de frein infligé à notre économie. Dans le privé, un salarié sur cinq est désormais en chômage partiel. Divulgué, jeudi 2 avril, par la ministre du travail, Muriel Pénicaud, cet ordre de grandeur signifie que près de 4 millions de personnes (sur un peu moins de 20 millions) ont cessé leur activité ou ne l’exercent qu’en pointillé, tout en continuant de percevoir une très grande partie de leur rémunération grâce aux deniers publics. Du « jamais-vu », comme l’avait souligné, la veille, le chef du gouvernement, Edouard Philippe, alors qu’il était auditionné par la mission d’information de l’Assemblée nationale sur l’épidémie de Covid-19.

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Cette situation inédite résulte d’un choix politique, qui vise à atténuer les incidences de la récession déclenchée par la crise sanitaire. L’exécutif a, en effet, voulu faciliter le recours à l’« activité partielle », le terme officiel pour désigner le dispositif. Dans cette optique, une ordonnance a été publiée au Journal officiel du 28 mars : elle prévoit notamment d’étendre cette mesure « à de nouvelles catégories » (assistantes maternelles, VRP, etc.) tout « en réduisant (…) le reste à charge » pour les patrons. Ainsi, le travailleur touche 84 % de son salaire net et l’employeur, de son côté, est dédommagé à 100 %, dans la limite de 4,5 smic (environ 4 800 euros net par mois). Le but est de « limiter les ruptures de contrats de travail » et de « préserver les compétences », dont le pays aura besoin lorsque la croissance repartira.

Les petites entreprises très touchées

Qui est concerné ? Une première réponse a été apportée, jeudi, grâce à livraison d’un « tableau de bord » coréalisé par les administrations centrales du ministère du travail (Dares, DGEFP) et par Pôle emploi. Une initiative, là aussi, sans précédent, puisqu’elle va se traduire par la présentation, chaque semaine, d’indicateurs afin de livrer des éclairages sur l’impact de la crise. Etant issues de l’exploitation de données journalières ou hebdomadaires, ces statistiques sont plus fragiles que celles diffusées en temps ordinaire, mais le but est de faire œuvre de transparence dans un contexte que la France n’a pas connu depuis la seconde guerre mondiale.

En moyenne, les demandes portent sur « 419 heures chômées (…) par salarié, soit près de douze semaines à 35 heures hebdomadaires ».

Chez Leclerc, la crise sanitaire révélatrice d’un management par la peur

Un hommage est rendu le 11 janvier à Maxime Chery, qui a mis fin à ses jours dans le magasin de Vandoeuvre-lès-Nancy (Meurthe-et-Moselle).
Un hommage est rendu le 11 janvier à Maxime Chery, qui a mis fin à ses jours dans le magasin de Vandoeuvre-lès-Nancy (Meurthe-et-Moselle). MANON KLEIN / MAXPPP

Lorsqu’il s’est ému auprès de l’Agence France-Presse, vendredi 20 mars, de l’absence de décontamination du rayon boulangerie après le confinement d’une de ses collègues, dont le conjoint était suspecté d’infection par le SARS-CoV-2, Mathieu Lamour, employé depuis douze ans par le magasin Leclerc de Saint-Etienne-du-Rouvray, dans la Seine-Maritime, et délégué CGT, a reçu de son employeur… une lettre. Ce courrier, Le Monde a pu consulter, lui indiquait que, à la suite de son « intention malveillante » de diffuser de « fausses nouvelles » et de « diffamer » l’entreprise, la direction prendra « les mesures qui s’imposent » et engagera des ­« actions en justice ».

« Ils ont mis des Plexiglas aux caisses, fournis du gel, mais, les employés n’ont pas de gants, explique le salarié. Et la direction nous a dit qu’elle n’en fournirait pas. Ils ont même mis des affichettes disant qu’il était inutile de mettre des gants sous prétexte d’une surcontamination » La prime de 1 000 euros – versée par certains groupes de la grande distrbution à l’appel du gouvernement pour les salariés mobilisés pendant la crise –, il en était encore moins question. Et quand certains employés ont voulu savoir comment exercer leur droit de retrait, « la direction a répondu que ceux qui exerceraient ce droit ne seraient pas payés », raconte M. Lamour.

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« Le magasin applique la réglementation relative au droit de retrait, indique la direction nationale de l’enseigne E. Leclerc. Sa direction a pris des mesures de protection pour ses salariés, conformément à la recommandation du gouvernement. Le droit de retrait ne paraît donc pas, dans ce cas, justifiable, comme l’explicitent d’ailleurs les instructions du ministère du travail sur son site Internet. »

La direction précise être « d’accord sur le principe d’une prime », dont elle étudiera les modalités « dans les semaines qui viennent ». Elle souligne que pour les masques, « des livraisons sont programmées pour le magasin en fonction des arrivages » ; et que « pour ce qui est des gants, la médecine du travail a recommandé au magasin de privilégier le lavage des mains plutôt que le port des gants ».

Chaque magasin a son propre patron

S’ils adhèrent tous au Mouvement E. Leclerc, chaque magasin, franchisé, possède son propre patron. Un entrepreneur local, indépendant, gros pourvoyeur d’emplois peu qualifiés dans sa région, souvent à la tête de plusieurs supermarchés ou hypermarchés Leclerc, complétés parfois de drive, de stations-service, de magasins de bricolage… Fin mars, ils étaient 542 adhérents Leclerc pour 721 magasins en France. « Certains sont de vrais négriers, mais il y a aussi des patrons qui sont très bien », souligne un autre syndicaliste. Sur France Inter le 18 mars, le secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, avait mentionné que « des entreprises font pression sur les salariés pour être à leur poste, certains magasins Leclerc par exemple qui ne jouent pas le jeu ».

Droit de retrait : « Au turbin ! » donne la parole aux salariés

« Face à la fronde de plusieurs agents, La Poste a finalement décidé de réorganiser la tournée des facteurs pour limiter la distribution du courrier à trois jours d’affilée par semaine » (Photo: facteur à Lille, le 27 mars).
« Face à la fronde de plusieurs agents, La Poste a finalement décidé de réorganiser la tournée des facteurs pour limiter la distribution du courrier à trois jours d’affilée par semaine » (Photo: facteur à Lille, le 27 mars). Michel Spingler / AP

Caissiers, postiers, agents de la SNCF… Maintenus à leur poste de travail malgré la pandémie, ces travailleurs sont en première ligne face au Covid-19. Dans le podcast mensuel « Au turbin ! », consacré à la vie au travail, de la sociologue Amandine Mathivet, une factrice et une caissière témoignent de leur peur face au virus. Tandis que les mesures de protection mises en place par leurs employeurs sont jugées tardives ou lacunaires, leur droit de retrait est difficile à mobiliser.

Alors que des facteurs ont été parmi les premiers à faire valoir leur droit de retrait face au risque de contagion, le podcast laisse d’abord la parole à Martine, une factrice de 58 ans. « Bien sûr on est inquiets », témoigne la salariée, qui s’interroge sur l’intérêt de maintenir la distribution de courrier non indispensable : « On doit livrer beaucoup de paquets car les gens s’ennuient et commandent beaucoup sur Internet. (…) On nous laisse travailler, prendre des risques pour du courrier qui n’a pas toujours de l’importance. »

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Si des consignes ont été émises par la direction de La Poste afin de préserver la santé de ses agents et limiter les risques de contagion – mise à disposition de gel hydroalcoolique, désinfection des postes de travail… –, leur respect s’avère très variable d’un établissement à un autre, selon Martine : « Il y a beaucoup de collègues en province qui n’ont pas de gel hydroalcoolique à disposition, pas de gants, pas de masques. »

La factrice s’est elle-même vue prise à partie par un supérieur hiérarchique parce qu’elle se servait du gel hydroalcoolique qui lui avait été fourni par son employeur lors de ses trajets pour se rendre au travail. Une utilisation qui relevait, selon son supérieur, d’un usage personnel.

Face à la fronde de plusieurs de ses agents, La Poste a finalement décidé de réorganiser la tournée des facteurs pour limiter la distribution du courrier à trois jours d’affilée par semaine. Une décision critiquée par des éditeurs de presse, mais aussi par des facteurs eux-mêmes, à en croire Martine : « Tout le monde espérait que ce soit un jour sur deux, histoire que le trafic ne soit pas trop lourd d’un coup. » Il est désormais question de réaugmenter la fréquence des tournées via des volontaires, mais aussi en ayant recours… à des intérimaires ou à des CDD, selon Les Echos. Moins susceptibles, sans doute, de protester contre leurs conditions de travail.

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Le podcast donne ensuite la parole à Pauline, une jeune hôtesse de caisse travaillant chez Carrefour. Celle-ci revient sur les jours qui ont précédé l’annonce du confinement et les magasins pris d’assaut par les clients. « Il y avait un monde incroyable. Et on n’avait pas de gants, on n’avait pas de masques, le magasin ne filtrait pas les clients. »